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Intervention de Marcel Rogemont

Réunion du 15 février 2011 à 15h00
Prix du livre numérique — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMarcel Rogemont :

Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la présidente de la commission, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, je veux d'abord saluer le travail de la commission et de son rapporteur. Comment aborder un texte qui porte sur le prix unique du livre sans rappeler que ce prix unique du livre est le fruit d'une histoire marquée par un gouvernement socialiste à qui nous devons la loi Lang ? Le 30 juillet 1981, le ministre de la culture s'exprimait ici même, rappelant que « Le droit à la culture, le droit du lecteur, le droit du citoyen, c'est de pouvoir là où il habite et, en tout cas, là où il vit, trouver un échantillonnage de livres aussi divers que possible. »

La diversité culturelle était l'objet de cette loi, elle est aussi celle de la proposition de loi sur le livre numérisé qui nous est soumise aujourd'hui. Jack Lang présentait alors le contexte économique par ces mots : « La diffusion du livre connaît depuis quelques années une mutation commerciale dont les conséquences sont loin d'être neutres sur le plan culturel. [...] la vente du livre a vu apparaître et se développer peu à peu de nouvelles formes de distribution, lesquelles ont engendré une concurrence très vive qui a porté parfois atteinte [...] à tout un ensemble d'ouvrages de grande valeur. »

Le raisonnement est-il si différent aujourd'hui ? Je ne le crois pas. Nous assistons à une nouvelle mutation commerciale, dont les conséquences sont loin d'être neutres sur le plan culturel. L'arrivée du numérique bouscule l'économie du livre : alors que les éditeurs fixent traditionnellement le prix du livre en fonction de critères de marché établis au fil des années en concertation avec les auteurs et les libraires, les grands acteurs mondiaux du numérique, eux, le définissent en fonction de critères différents. On passe ainsi d'une logique de l'offre à une logique de la demande, ce qui fait peser des dangers sur l'ensemble de la chaîne du livre et donc sur la diversité culturelle.

Sans nier le rôle de ces nouveaux acteurs, nous estimons que la création reste un métier d'offre dans lequel chacun des acteurs historiques de la chaîne du livre a un rôle fondamental à jouer.

À l'instar de la loi Lang de 1981, la proposition de loi sur le prix du livre numérique répond de cet objectif de préservation de la diversité culturelle, en proposant une régulation du secteur ne s'appliquant qu'au livre numérisé dit homothétique.

Sans préjuger de l'évolution du secteur, elle renvoie en son article 7 à un rendez-vous législatif annuel destiné à observer l'évolution des pratiques du marché et à étudier son impact sur l'ensemble de la filière.

Sans interférer sur un marché dont la vocation est de s'organiser et tout en saluant l'esprit des propositions, il convient néanmoins de prendre en considération certaines inquiétudes des professionnels et de proposer une régulation plus adaptée aux réalités nouvelles du secteur du livre. Notre commission a pu en prendre la juste mesure lors de la table ronde que vous avez organisée, madame la présidente, le 26 janvier dernier.

C'est la raison pour laquelle le groupe socialiste propose des amendements tendant à préserver la spécificité de certains acteurs de l'édition. Il s'agit notamment d'aborder la question de la protection et de la rémunération des droits d'auteur dans l'univers numérique. Nous sommes étonnés, en effet, qu'aucune référence à l'auteur ne figure dans le texte qui nous est soumis, les modestes propositions sénatoriales sur le sujet ayant même été rejetées.

Avec la politique de numérisation massive, la question de la protection des droits d'auteur est posée plus encore, comme la protection de l'ensemble des acteurs traditionnels de la chaîne du livre.

Dans Les Échos de ce jour, on lit qu'Apple souhaite l'intégration à son système de facturation de toutes les applications permettant aux clients d'acheter des livres, ce qui lui permettrait de prélever au moins 30 % du prix d'achat de chacun des ouvrages. Peut-on laisser se mettre en place une telle disposition, manifestement attentatoire à la chaîne du livre ?

Récemment, le 4 février dernier, l'assemblée générale des auteurs sur les droits numériques, dite le collectif du 4 février, s'est tenue à l'hôtel de Massa. Les professionnels du livre ont échangé sur les problématiques soulevées par le changement de support, notamment pour les droits d'auteur. Les auteurs se sentent impuissants face au numérique. Leur difficulté majeure réside dans la récupération des droits. L'assemblée générale en concluait que la régulation des relations entre éditeurs et auteurs apparaissait primordiale. Nous ferons donc des propositions pour prendre en compte ces légitimes inquiétudes, tant pour aborder la question de la rémunération des auteurs à l'heure du numérique que pour la récupération des droits.

L'arrivée de l'économie numérique de la culture remet en question le rapport au savoir et le lien entre le statut du livre et les auteurs dans la société.

Il conviendrait aussi que la proposition de loi tienne compte des spécificités des offres proposées à des fins d'usages collectifs ou professionnels et permette un cadre de négociation des prix approprié à ces usages. Cet enjeu concerne les établissements publics de diffusion du savoir et de la connaissance comme les bibliothèques universitaires et de recherche, les centres de documentation et d'information et les autres bibliothèques de lecture publiques. Comment les bibliothèques pourront-elles mettre à disposition l'ensemble des livres numériques si la loi y met des barrières ? L'idée est que, sur les territoires, les savoirs numériques doivent être pleinement accessibles.

Les opérateurs numériques internationaux – dont vous avez cité quelques noms, monsieur le ministre et monsieur le rapporteur – sont en situation oligopolistique, et ils relèguent les biens culturels au rang de produits d'appel. Il s'ensuit une très forte dévalorisation des biens culturels concernés. Le rappel que je faisais sur Apple pour la commercialisation des livres en témoigne.

Bref, il nous paraît difficile de ne pas aborder la question des auteurs. Nous vous demandons, monsieur le rapporteur, de prendre en compte notre volonté à cet égard. J'ai cru comprendre que vous y étiez très sensible, monsieur le ministre, marquant votre fort intérêt pour les droits d'auteurs et appelant de vos voeux une action en faveur de leur reconnaissance.

De votre écoute, monsieur le rapporteur et mes chers collègues, dépendra notre vote : approbation ou abstention positive.

Par ailleurs, dans le contexte numérique, je veux souligner combien les négociations avec la Commission européenne revêtent une importance toute particulière. Le caractère transfrontalier de la culture numérique impose ces négociations à l'échelle de nos partenaires, sans lesquelles notre proposition de loi serait fortement affaiblie. Alors que nous légiférons ici dans le champ culturel et pas seulement économique, il est temps que soit trouvée une solution juridiquement acceptable et cohérente. Il s'agit ni plus ni moins d'éviter que le livre ne tombe entre les mains de quelques acteurs qui le conduiraient à sa perte.

Le développement de l'offre légale de contenus, qui n'est pas directement abordé dans ce texte, garde néanmoins toute son importance alors que le piratage constitue un risque réel pour l'ensemble des acteurs de l'écrit. Actuellement, le livre numérique atteint à peine 1 % du marché en France, contre plus de 10 % aux États-Unis et qu'il se développe rapidement au Royaume-Uni. En 2015, le numérique devrait atteindre 5 à 10 % du marché en France, si les choses n'évoluent pas plus vite qu'à l'heure actuelle.

L'inégalité de traitement fiscal opéré entre les services culturels ou de médias, selon que leur distribution se fait en ligne ou non, est source de distorsion de concurrence. Il s'agit là, au-delà d'une harmonisation répondant à un principe de neutralité technologique, de maintenir les conditions d'une réalité économique. Une étude Ipsos montre que les consommateurs attendent une baisse du prix du livre sous son format numérique d'environ 36 %, mais la différence de TVA appliquée entre le papier et le numérique annulerait une part significative de l'économie attendue du changement de support. Dans ce contexte, qui paiera la baisse de prix attendue en fin de chaîne par le consommateur ?

De surcroît, face à des acteurs mondiaux soumis à des taux de TVA très réduits – 3 % pour Amazon – ou non soumis à la TVA, qu'adviendra-t-il de nos sociétés nationales qui supportent un taux de 19,6 % ? La réalité du marché numérique implique une politique transfrontalière commune sans laquelle nos dispositions pourraient se révéler insuffisamment cohérentes.

Le Sénat avait adopté un amendement d'appel. Nous vous avons écouté, monsieur le ministre, mais nous attendons plus de vous. D'ailleurs, j'ai cru comprendre que la Commission européenne elle-même attendait de la France une démonstration forte de l'utilité de cet aspect transfrontalier.

Ce développement de l'offre légale nationale de livres numériques ne pourra être impulsé sans que soit réalisée une harmonisation fiscale rapide. Prévue au 1er janvier 2012 dans le cadre de la loi de finances pour 2011, cette extension du taux réduit dépend, là encore, des négociations européennes.

Sur ce sujet, le Gouvernement pourrait nous en dire plus, et nous informer notamment de l'état d'avancement des négociations entre la Commission européenne, les États membres et M. Jacques Toubon, nommé ambassadeur itinérant sur ce sujet. Nous souhaitons avoir une position plus offensive sur ces sujets, et ne pas nous contenter d'attendre Jacques Toubon.

Qu'adviendra-t-il des dispositions prévues dans la loi de finances pour 2011 si le Gouvernement ne parvenait pas à moderniser notre fiscalité culturelle ? Attendrons-nous jusqu'au 1er janvier 2015 que soient mises en oeuvre les dispositions du paquet fiscal TVA du 12 février 2008, imposant la taxation des services électroniques non plus dans le pays d'établissement mais dans le pays de consommation, pour que soit enfin négocié un taux réduit de TVA ?

Enfin, faut-il rappeler que la démocratisation de l'accès à la culture et au livre constitue une opportunité formidable ? À cet égard, il convient de ne pas placer le consommateur en dehors du dispositif. Ce dernier doit profiter, avec l'ensemble des acteurs de la filière, d'une offre légale de livres numériques diversifiée et dense.

Tel est notre souhait : que tous les acteurs de la filière et que tous les lecteurs que nous sommes puissent dire, à l'instar du Mahatma Gandhi : « Je ne veux pas que ma maison soit complètement entourée de murs, ni que mes fenêtres soient calfeutrées. Je veux pouvoir sentir le souffle des cultures du monde entier mais je ne veux pas être délogé par une bourrasque culturelle, d'où qu'elle vienne. » (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

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