Je vous remercie à mon tour de nous avoir invités. Avant d'évoquer la situation extérieure de la Chine, je voudrais revenir sur sa situation intérieure, en insistant sur trois données. Georges Sokoloff décrivait la Russie comme une « puissance pauvre ». Avec la Chine, on se trouve au contraire, pour la première fois dans l'histoire, devant un pays régi par un système léniniste riche. Malgré toutes les fragmentations décrites par Jean-Luc Domenach et l'enrichissement d'une certaine classe sociale, la Chine a conservé un système léniniste centralisé qui a réinventé et mis en pratique la direction collective. Certes, celle-ci peut être encombrante et donner l'impression que la Chine réagit avec lenteur aux crises extérieures – pas autant, toutefois, que l'Union européenne, qui a encore plus de cerveaux à coordonner... – , mais c'est l'inconvénient d'un système qui repose en grande partie sur le consensus, au moins apparent. La persistance de ce système est une première donnée importante pour la compréhension de la politique extérieure du pays.
Une autre donnée, quelque peu contradictoire, est l'émiettement progressif de l'appareil chinois dû au succès économique plus rapide que prévu de la Chine. Cette réussite a suscité une multitude de pouvoirs qui participent de la politique extérieure : le ministère du commerce et celui des finances, l'état-major de l'armée, la Commission chargée du développement et des réformes, les grandes entreprises d'État - en particulier les compagnies pétrolières au sein desquelles certains dirigeants ont travaillé plusieurs décennies – et les grands organismes financiers. On peut y ajouter les trois grandes provinces les plus dynamiques, qui réalisent à elles seules entre 80 et 100 milliards d'excédent commercial, chacune presque autant que l'Allemagne. Cet émiettement du pouvoir entre administrations et grandes entreprises pose la question ancienne de l'articulation entre le contrôle, pilier du système léniniste, et l'individualisme ou le « localisme ».
Troisième donnée, la réussite économique a eu lieu plus vite que les dirigeants ne l'avaient prévu. On peut illustrer la situation actuelle de la Chine en la comparant à celle d'un pilote d'avion informant les passagers qu'il est en avance sur l'horaire, ce qui une bonne nouvelle, mais qu'ayant perdu la carte, il ne sait plus où il est... Aujourd'hui, de nombreux Chinois évoquent le retard de la réflexion stratégique sur la position politique de leur pays sur le plan international, au moment où ses partenaires lui demandent de prendre sa part dans le règlement de conflits légués par l'histoire.
Sur le plan économique, la Chine a dépassé le Japon en 2010, alors que dans les schémas les plus optimistes, cette évolution ne devait pas se produire avant 2015. Mais les Chinois se gardent d'en faire état, tant ils sont conscients de ce que cela signifie pour toute l'Asie. Sauf accident, l'économie chinoise surpassera l'économie des États-Unis avant 2025 si les courbes de croissance ne s'infléchissent pas. En 2011 déjà, la production industrielle de la Chine sera supérieure à la production industrielle américaine ; même s'il s'agit plus de vis, d'écrous et de composants électroniques que d'ensembles complexes, c'est un tournant majeur.
Les Chinois se trouvent entraînés à devoir gérer une grande puissance et doivent assumer une influence globale à laquelle ils disent n'être pas préparés – mais l'argument est trop mis en avant pour être tout à fait honnête.
En ce qui concerne l'évolution des principes de la politique extérieure, on peut parler d'un millefeuille. La Chine n'oublie rien, et les revendications territoriales, les contentieux, les humiliations qui datent d'un siècle et demi sont toujours susceptibles de ressurgir.
Au premier étage du millefeuille on trouve le principe de non-intervention, de non-ingérence. Ce principe - l'ancienne coexistence pacifique - a bien fonctionné et marque encore la conception qu'a la Chine des relations internationales : quelle que soit son influence, elle a une vision a minima du système international. Les Chinois veulent le respect pointilleux du droit commercial international que des bataillons de juristes de grande qualité étudient avec soin, mais l'extension d'un système normatif international ne les intéresse pas. D'ailleurs, à l'initiative de Hu Jintao, ils ont inventé la notion ambiguë de « démocratisation des relations internationales », une curieuse construction intellectuelle selon laquelle chaque pays serait citoyen d'un système international dans lequel il doit conserver un maximum de liberté d'agir.
Deuxième étage du millefeuille : le refus de la Chine d'assumer le rôle de grande puissance. De l'époque maoïste, la Chine conserve des identités multiples, dont elle joue dans ses négociations avec les pays occidentaux. Son statut de pays en voie de développement, auquel elle est très attachée, lui a permis d'obtenir des exemptions auprès de l'OMC. C'est aussi une économie émergente, ce qui lui permet de s'allier au nouveau bloc des pays émergents lorsqu'il s'agit de refuser les propositions de l'Europe ou des États-Unis. Elle est également proche des grandes puissances, une expression qu'elle assume de plus en plus sans tabou. Enfin, c'est de toute évidence un pays développé ; plus exactement, une partie de l'économie chinoise est équivalente à celle d'un pays développé. Actuellement, selon des chiffres fiables quoique non officiels, dans une prodigieuse inégalité, 10 % des Chinois concentrent 55 % des revenus individuels, les 20 % les plus pauvres 2,4 % seulement. Les Chinois les plus riches ont un niveau de vie équivalent à celui des Français ou des Allemands, mais ils paient moins d'impôts, ont des capacités d'épargne bien supérieures et peuvent utiliser une main d'oeuvre à un coût bien moins élevé que dans l'Union européenne.
Ce qui caractérise la Chine aujourd'hui, c'est donc une évolution, des polémiques, un développement pacifique et de moins en moins de complexes à évoquer la montée en puissance du pays. Ainsi, dans une longue série d'articles parue dans le dernier numéro de la revue du premier institut géopolitique chinoise, le mot « multilatéral » n'est mentionné qu'une fois - et encore est-ce à propos d'institutions multilatérales – alors que les occurrences de l'expression « monde multipolaire » sont… multiples.
Tous ces éléments ont amené la Chine à faire de ses rapports avec les Etats-Unis sa relation essentielle. Malheureusement, bien qu'elle pèse économiquement autant et parfois plus que les États-Unis, l'Union européenne a un poids politique négligeable pour la Chine du fait de son manque de coordination, et plus aucun pays européen n'est en mesure de traiter seul avec la Chine. Certes, les Chinois investissent dans la zone euro, mais ils en restent là.
Pendant plus de dix ans, les Chinois ont mené une politique de bon voisinage, ce qui leur a permis de résister à ce qu'ils percevaient comme un encerclement américain. Depuis 18 mois, cette politique se délite. Le géopoliticien Shi Yinhong, rappelant le mot de Bismarck selon laquelle quand on a cinq voisins il faut s'entendre au moins avec trois, observe que la Chine, qui a quatorze voisins, ne respecte pas du tout ce principe. Cette évolution étonnante renvoie probablement à une lutte factionnelle en cours et à l'imminence d'une succession en 2012. Hu Jintao et Wen Jiabao sont très satisfaits de la situation dans laquelle ils laisseront la Chine et comptent bien terminer leur mandat sans polémiques et sans prendre des décisions difficiles ; celles-ci sont donc retardées. Mais, dans un système léniniste, en l'absence de direction ferme imposée par le sommet, toutes sortes de pouvoirs tentent de se positionner, y compris dans le domaine de la politique extérieure : c'est ce que font l'armée et les grandes compagnies pétrolières, intéressées par les ressources en mer de Chine. Le pays vit une période de transition.
J'en viens à l'armée. Depuis 1979, soit 32 ans, la croissance annuelle des dépenses militaires n'a été qu'une seule fois inférieure à 10 %. Les experts ne s'accordent pas sur les capacités technologiques réelles de l'armée chinoise. C'est une indication de constater que la Chine achète aujourd'hui beaucoup moins d'armes aux Russes – lesquels se vengent en vendant des sous-marins aux Vietnamiens ; il est même question qu'ils en vendent à Taïwan, ce qui serait un casus belli pour la Chine. Le rapprochement opéré par la Russie avec l'Occident s'explique aussi par l'inquiétude des Russes qui comprennent que leur relation avec la Chine, fondée sur le commerce des armes, du pétrole et surtout du gaz, ne suffit pas à contenir les ambitions de ce pays.
Ne prenons pas les Chinois d'aujourd'hui pour des Soviétiques déclinants, des Irakiens ou des Nord-Coréens. Ils ont une perception exacte des limites de leur puissance. Il existe en Chine un débat très réaliste sur les risques de la puissance, martelé sinon par l'armée, du moins par les géopoliticiens et par l'appareil de sécurité, et repris par les dirigeants. Contrairement à ce que l'on croit généralement, les Chinois veulent retarder le plus possible le moment de prendre des responsabilités mondiales. Pour assurer leur légitimité intérieure, ils ont besoin de briller à l'étranger, mais ils savent que les responsabilités sont un piège dangereux.
Ils savent aussi que la situation économique du pays ne sera pas éternellement favorable. Le vieillissement de la population constituera un couperet démographique. En outre, étant donné la crise de croissance en Europe et aux Etats-Unis, la Chine se heurte aujourd'hui aux limites d'absorption de sa production par le reste du monde. Les pays émergents comme l'Inde et le Brésil, qui ne s'en laissent pas conter sur le libre marché et la concurrence loyale, se montrent plus durs lors des négociations de l'OMC. La Chine sait aussi qu'elle sera confrontée à l'épuisement des ressources naturelles : si la croissance chinoise continue sur sa lancée, dans quinze ans, la Chine consommera 75 % du pétrole mondial – c'est manifestement impossible. Il en va de même pour l'eau, dont la raréfaction pourrait conduire à des conflits sur le continent asiatique.
Les Chinois savent qu'ils disposent d'un temps limité ; ils entendent donc maximiser leurs gains et pour cela se soumettre le plus tard possible aux demandes internationales d'égalisation des règles et à « l'inconvénient démocratique »… Il faut bien reconnaître que, vu sous l'angle de la puissance réaliste qu'est la Chine, la démocratie est une machine à se donner des coups de pied ! Les Chinois observent le Japon, où le gouvernement change tous les neuf mois ; la Corée du Sud, où tous les anciens premiers ministres finissent en prison, sauf ceux qui se suicident ; Taïwan, où leur adversaire Chen Shui-bian et sa femme sont emprisonnés pour le restant de leurs jours, et ils sont confortés dans l'idée que leur système stable, autoritaire et qui offre à une partie de la population un bon niveau de vie, est un système très satisfaisant.