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Intervention de Jean-Luc Domenach

Réunion du 9 février 2011 à 10h30
Commission des affaires étrangères

Jean-Luc Domenach, directeur de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques :

C'est une fierté pour un citoyen d'être appelé à aider la représentation nationale ; je vous remercie de m'en donner l'occasion.

Je précise pour commencer que l'on a mal compris le propos de M. Hu Jintao : les Chinois, a-t-il dit en réalité, « ne sont pas assez bons dans leur travail concernant les droits de l'homme », autrement dit dans l'exercice consistant à convaincre le monde qu'en matière de droits de l'homme, tout va pour le mieux en Chine…

L'analyse de la situation chinoise montre une continuité mais aussi une inflexion depuis 2007. Il y a continuité dans les objectifs : la Chine est engagée dans une croissance économique très forte, qui vise à renforcer son potentiel national et à améliorer le niveau de vie des Chinois, sans oublier celui de leurs dirigeants – avec une croissance de 10 % par an, ils peuvent se le permettre. Il y a aussi continuité de moyens : le pays est dirigé par un parti politique adossé aux milieux économiques. À l'instar de ce qui était le cas dans la France de Napoléon III, la classe dirigeante est issue de l'élite politico-administrative - en l'occurrence, l'élite « communiste ». Cette situation diffère légèrement de la période précédente, pendant laquelle l'élite était plus commerçante et plus attirée par l'argent ; Jiang Zemin, qui dirigeait le parti avant Hu Jintao, venait de Shanghai et s'était entouré de personnalités proches du monde des affaires. Hu Jintao et Wen Jiabao sont plus politiques. Je les tiens pour les meilleurs dirigeants de l'histoire communiste chinoise car ils savent s'entourer de conseillers compétents ; je me rappelle d'ailleurs mes collègues de l'Université revenant épuisés de séances du bureau politique au cours desquelles on leur avait posé d'innombrables questions.

Des inflexions ont eu lieu dans deux directions. Tout d'abord, la Chine a adopté depuis peu un moralisme de façade. Les autorités ont compris que le pays connaît de réels problèmes sociaux. Entourés de spécialistes compétents – sociologues, économistes –, les dirigeants ne se racontent pas d'histoires, certains de leurs conseillers allant jusqu'à me confier récemment que leur pays risquait un embrasement général. Ils savent que le développement que connaît la Chine aujourd'hui excite les appétits, notamment de ceux qui en profitent le moins, à savoir les habitants de ces zones rurales proches des villes qui sont la cible principale de la soif de lucre de l'appareil.

L'autre inflexion, c'est que l'on ressent aujourd'hui des nuances de populisme. Hu Jintao et Wen Jiabao se complètent. Hu Jintao, avec son côté « post-maoïste », veut servir le peuple ; Wen Jiabao sait fort bien pleurer, parfois sincèrement. L'un et l'autre joignent compétence et talent politique. Ils n'ont pas connu de menaces graves mais, ce qui est nouveau depuis la survenue de la crise en 2008, et alors que la Chine réalisait une percée internationale, c'est que les bribes de discussions qui existaient auparavant se sont cristallisées en un véritable débat, consacrant la différence entre la période actuelle et celle de Mao Tsé-toung. L'évolution était déjà nette sous Deng Xiaoping, mais désormais on se divise sur des questions non plus seulement politiques mais économiques : quelle ligne suivre pour consolider le régime et faire que les fumerolles qui surgissent dans les campagnes et aux abords des villes ne se transforment en un embrasement ? Quelle ligne suivre pour que la Chine profite à fond des opportunités extraordinaires que lui offre la crise mondiale ? Tout indique que ces questions font l'objet d'une bataille politique intense. Mais comme les termes en demeurent invérifiables, ce que je peux vous en dire ne peut être considéré que comme hypothétique. Ce qui est certain, c'est que le débat existe sur les questions de fond.

La question principale qui se pose aux dirigeants chinois est celle-ci : faut-il soutenir l'emploi et pour cela renforcer les secteurs d'exportation, ou profiter de la crise pour faire passer une série de réformes qui accéléreront la mutation de l'économie chinoise vers une économie de consommation et de progrès technologiques ? Au demeurant, cette mutation est en cours. Les Chinois ne sont pas des robots mais des êtres normaux qui, après avoir beaucoup travaillé, aspirent au repos. On a beaucoup parlé d'un sondage récent selon lequel la jeunesse chinoise est la seule jeunesse optimiste du monde. En revanche, on a passé sous silence un autre sondage comparant l'attitude des différentes jeunesses d'Asie à l'égard du travail : il montre que la jeunesse la moins intéressée par le travail est la jeunesse chinoise. Bien sûr, tout dépend de qui a été interrogé : si l'on avait posé la question majoritairement à de jeunes ruraux encore désargentés, qui n'ont pas encore accès à la richesse, ils auraient répondu qu'ils comptent bien travailler. Il n'empêche, le tableau d'ensemble a changé.

On peut dire schématiquement que les provinces côtières et Shanghai souhaitent conforter un système qui fonctionne bien, et donc les exportations, tandis que les provinces de l'intérieur, plus directement tenues par Hu Jintao, sont enclines à un choix plus logique, celui qui consiste à profiter de la crise pour engager des réformes sociales et encourager la progression technologique.

Ces deux lignes s'expliquent aussi par des affiliations factionnelles : Hu Jintao, ancien de l'École centrale du parti, est plus à l'aise avec les dirigeants de la Chine de l'intérieur qu'avec ceux des régions côtières, plus proches des milieux d'affaires. Il existe, entre ces deux grandes factions, une autre faction - elle-même divisée - qui, d'après ce que me disent mes contacts, penche suivant les moments d'un côté ou de l'autre. Après avoir donné dans un premier temps donné priorité à la relance, ce groupe charnière a ensuite privilégié l'autre politique, sans toutefois engager tous les moyens pour la mener à bien, tout en confirmant leur appui à Xi Jinping la personnalité appelée à succéder à Hu Jintao, qui penche plutôt du côté de Shanghai et des provinces côtières…

Pour remplacer le Président et le Premier ministre actuels, deux hommes sont en effet en piste, l'un et l'autre très compétents et qui savent manier les appareils. Li Keqiang, probable futur Premier ministre, est le préféré de Hu Jintao, mais il reste dans les esprits qu'il a été gouverneur de la province du Henan où a eu lieu le scandale de la contamination par le VIH-sida des paysans incités à vendre leur sang.

Quant à Xi Jinping, c'est un « fils de prince » qui a longtemps travaillé dans les provinces maritimes, notamment au Fujian, et qui, un temps, dirigea Shanghai. J'ai récemment découvert la carrière sinueuse de son père. Né en 1912, il fut le plus jeune et le plus brillant des membres de la coterie qui entourait Zhou En-lai, dont il était le directeur de cabinet de fait. Aussi Mao Tsé-toung ne l'aimait-il guère, si bien qu'il fut victime des purges bien avant la Révolution culturelle. Emprisonné entre 1962 et 1979, il ne fut réhabilité que tardivement par Deng Xiaoping et n'a pas eu la carrière qu'il aurait méritée. Tout porte à croire que son fils a été poussé dans son ascension par une sorte de rancoeur. Ces choses que l'on peut comparer aux bagarres entre coteries qu'a connues notre pays au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, ont une grande importance dans la vie politique chinoise d'aujourd'hui. Xi Jinping, qui avait tout contre lui, aurait dû finir laboureur mais, exilé pendant la Révolution culturelle, il a réussi, avec une habileté hors norme, à s'imposer. D'abord secrétaire du parti dans une commune rurale, il a su gravir tous les échelons. Il faudra compter demain avec cet homme à l'esprit très vif, qui s'est laissé aller récemment à des déclarations quelque peu excessives et xénophobes ; ce sera un partenaire plus difficile encore que ne l'est Hu Jintao.

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