Comme tout texte relatif à Internet, cette proposition de loi, qui sera débattue en séance publique la semaine prochaine, revêt sous une apparence technique un caractère éminemment politique mais aussi une grande importance économique, l'économie numérique constituant aujourd'hui un continent entier de l'économie réelle.
Le débat sur la neutralité de l'Internet ne se limite pas à nos frontières. Il est européen, et même mondial puisqu'aux États-Unis, cette question fait depuis quelques années l'objet d'intenses discussions entre les acteurs économiques, l'autorité régulatrice et l'État – le président Obama s'est d'ailleurs clairement prononcé sur le sujet.
Qu'est-ce donc qu'Internet ? Un bien commun d'un nouveau type, informationnel, créé au fil des ans par l'agrégation des réseaux d'une multitude d'acteurs publics et privés. Avec une telle architecture, personne n'a véritablement le contrôle de ce réseau, dont l'une des caractéristiques est qu'il recèle beaucoup plus d'intelligence à ses extrémités, au niveau des utilisateurs, qu'en son coeur.
S'agissant précisément du sujet de cette proposition de loi, la réflexion des juristes américains étant en avance en la matière sur celle de leurs collègues européens, je reprendrai la définition de Lawrence Lessig, que nous avons eu l'occasion d'entendre à l'Assemblée il y a une dizaine d'années : la neutralité de l'Internet signifie que tous les contenus doivent être traités de la même façon et acheminés à la même vitesse sur les réseaux qui le composent, dont les propriétaires ne doivent opérer aucune discrimination. C'est cette vision, aujourd'hui largement reprise en Europe, qui inspire nos travaux.
Cette architecture de réseau, neutre, ouverte, la plus libre possible, a permis qu'Internet se développe comme espace de liberté d'expression, de communication, d'innovation et d'échanges, marchands et non marchands. Dans cette logique, les fournisseurs d'accès doivent faire preuve de modestie, car ils ne font que transporter les informations, tout en garantissant la meilleure qualité de service possible, à la fois aux internautes et aux éditeurs de contenus.
Assurer la neutralité de l'Internet, c'est veiller à ce que l'accès n'en soit pas biaisé – à réseau identique s'entend : nous ne traitons pas ici de la fracture numérique. Il s'agit de savoir si, dans le futur, Internet sera une autoroute fluide, où l'on pourra circuler librement, ou au contraire un ensemble de voies cloisonnées où l'internaute devra se contenter de la bande d'arrêt d'urgence que constituera le web public résiduel, toutes les autres voies ayant été privatisées ou confisquées.
S'il importe de légiférer dès aujourd'hui, c'est que cette neutralité est d'ores et déjà mise à mal et qu'il faut contrer cette évolution inquiétante.
Le premier risque est qu'on ne donne la priorité à certains contenus au détriment d'autres, pour des raisons économiques. Le deuxième est que le réseau ne soit géré de façon discrétionnaire en cas de congestion du trafic. Nul ne nie que des mesures de décongestion puissent être nécessaires, mais celles-ci doivent demeurer exceptionnelles et être encadrées. Et surtout, il convient d'inverser la charge de la preuve en demandant aux opérateurs, avant toute mesure de la sorte, de démontrer qu'il y a bien congestion du trafic et que leurs efforts d'investissement ne permettent pas d'y faire face – étant entendu que le régulateur doit avoir son mot à dire. Le dernier risque est que certains contenus ne soient filtrés, en l'absence de tout contrôle d'une autorité judiciaire. Ne voulant pas relancer ici le débat que nous avons eu lors de l'examen de la LOPPSI 2 et auparavant, de la loi HADOPI, je rappellerai seulement que le Conseil constitutionnel a censuré la disposition qui aurait permis que l'accès à Internet puisse être coupé sans contrôle du juge.
Tous les acteurs ont leurs intérêts, qui peuvent aller à l'encontre de ce principe de neutralité : les fournisseurs de services qui souhaitent disposer d'un accès privilégié au public, quitte à bloquer les services concurrents ; les fournisseurs de services intermédiaires, notamment les services de cache, qui peuvent être tentés de les proposer de façon discriminatoire à leur clientèle ; les fournisseurs d'accès qui ont intérêt à instaurer des dispositifs de contrôle et de péage ; enfin, les ayants droit qui souhaitent filtrer les échanges de contenus sous droit d'auteur.
C'est en raison de toutes ces menaces que nous avons mis en chantier la présente proposition de loi cet été, à un moment où nous étions d'autant plus inquiets que les réactions à cette situation nous apparaissaient bien tièdes, certains soutenant, y compris au sein du Gouvernement, qu'il était urgent de ne rien faire.
Le troisième paquet « Télécom », qui va être prochainement transposé, comporte certes des dispositions intéressantes comme l'amélioration de la transparence sur la gestion du trafic ou encore la possibilité nouvelle donnée à l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes, l'ARCEP, de fixer des exigences en matière de qualité de service. Mais il semble, hélas, qu'on s'oriente vers des exigences minimales, jugées suffisantes, comme si on avait d'une certaine façon d'ores et déjà abdiqué.
Il importe d'affirmer le principe de neutralité de l'Internet, quitte à autoriser ensuite des exceptions pour des raisons techniques ou même économiques. La timidité de la France est inquiétante, comparée au volontarisme des États-Unis. L'autorité régulatrice américaine, homologue de l'ARCEP, a clairement dit que les entorses à la neutralité pourraient pénaliser l'innovation et l'investissement dans le secteur de l'Internet et constituer des « barrières à l'entrée », dommageables pour beaucoup d'acteurs, notamment pour les start-up.
C'est pourquoi l'article 1er de notre texte pose ce principe de neutralité, entendu comme l'interdiction de discriminations liées aux contenus, aux émetteurs ou aux destinataires des échanges numériques de données. Les articles 2 et 3 ont pour objet de rendre effectif le droit des internautes à connecter les équipements de leur choix au réseau. L'article 4 encadre le filtrage ou le bridage d'Internet et l'article 6 l'acheminement de certains flux de données. L'article 5 impose des mesures de transparence sur l'interconnexion. L'article 7, enfin, institue une sanction financière en cas de manquement à ces règles.
Je proposerai en outre par voie d'amendement que soit instauré pour les internautes un véritable droit à la connexion et pour les fournisseurs d'accès un devoir de proposer à chacun une offre raisonnable.
Il ne me viendrait pas à l'esprit de comparer la France à la Tunisie ni à l'Égypte où l'accès à Internet a été récemment coupé pour exercer une censure politique. Mais on a vu au moment de l'affaire Wikileaks comment cette tentation, en dehors de toute procédure judiciaire, pouvait aussi exister dans notre pays. L'expérience ayant montré, s'agissant d'Internet, que mieux valait prévenir que guérir, nous souhaitons dès aujourd'hui prendre date. Une régulation a posteriori est insuffisante dans un univers en évolution aussi rapide.
La mission d'information sur le sujet poursuivra ses travaux qui enrichiront notre compréhension collective des enjeux. Mais agissons dès aujourd'hui. Je mets surtout en garde sur la façon dont serait comprise l'exigence de non-discrimination si elle se limitait à l'obligation d'assurer un accès non discriminatoire à différents niveaux de qualité de service, au lieu de garantir un traitement homogène des flux de données. La première conception conduirait à un Internet à deux vitesses, avec un web public résiduel. C'est précisément ce dont nous ne voulons pas et que l'affirmation du principe de neutralité doit empêcher.