Découvrez vos députés de la 14ème législature !

Intervention de Bernard Bigot

Réunion du 1er février 2011 à 17h15
Commission des affaires économiques

Bernard Bigot, administrateur général du Commissariat à l'énergie atomique, CEA :

Vous le savez, le CEA a été créé en 1945 pour essayer de tirer le meilleur parti de l'atome dans les domaines de la recherche, de l'industrie, de la défense et de la santé. Profondément convaincus que la technologie nucléaire constitue un atout pour notre pays, nous y avons consacré le meilleur de nos efforts pour assurer le succès de cette entreprise. Trois ans plus tard a eu lieu la première divergence de Zoé, la première pile à combustible. À partir de 1954, se sont succédé à Marcoule les réacteurs G 1, G 2 et G 3. Nous avons ensuite fait le choix stratégique majeur, à partir des années 1970, d'une filière de réacteurs à eau pressurisée et nous avons déployé un parc de 58 réacteurs qui a admirablement fonctionné et qui assure aujourd'hui 80 % environ de notre production d'électricité. Nous avons ainsi pu nous doter d'une industrie suffisamment structurée pour être à même de lancer chaque année, entre 1973 et 1988, la construction de trois ou quatre réacteurs, si bien que nous sommes arrivés à en compter vingt-cinq en chantier au même moment ! Avec l'achèvement de ce parc et faute de marché international, le nucléaire n'étant plus alors en « odeur de sainteté », cette remarquable organisation industrielle s'est un peu défaite. Sans doute n'avions-nous pas mesuré les possibilités de rebond quand les énergies fossiles – qui représentent encore aujourd'hui plus de 80 % de la consommation mondiale d'énergie – seraient soumises à une double tension, du point de vue de la disponibilité de la ressource et du point de vue des prix, de même que nous n'avions pas imaginé à quel point on serait sensible, partout sur la planète, aux enjeux de l'environnement. Pour toutes ces raisons, notre pays n'a pas pris conscience de la nécessité de préserver cet outil.

Et, si le schéma français n'est pas immédiatement transposable à l'étranger, nous avons en tout cas le devoir de préserver une industrie nucléaire puissante afin d'entretenir, puis de renouveler nos équipements. Dans le cas contraire, faute d'avoir tiré parti des investissements réalisés, nous aurions tout à reconstruire et la tentation serait forte de faire appel à des pays étrangers qui, eux, auraient su maintenir une telle capacité industrielle. Je note, de surcroît, que le nucléaire apparaissant de plus en plus, à nouveau, comme une solution d'avenir, le CEA est sollicité presque chaque jour pour accompagner la réflexion stratégique nucléaire de nombreux pays – quarante, à ce jour, nous ont approchés. Il nous faut donc nous mettre en position de gagner des marchés et, pour cela, notre intérêt est de voir « l'équipe de France » du nucléaire défendre une stratégie claire et jouer unie : c'est la condition de notre compétitivité.

L'EPR, dont la puissance est d'environ 1 650 mégawatts, constitue un très bon produit pour les pays qui ont l'intention, à terme, de s'en remettre au nucléaire pour assurer une part significative de leur production. D'aucuns prétendent que ce réacteur serait en quelque sorte handicapé par des exigences de sûreté élevées mais comment pourrions-nous, après quarante ans de fonctionnement de la génération II, ne pas tirer parti de cette expérience et des accidents majeurs que nous avons connus ? Je le répète : alors que les sites nucléaires potentiels seront rares, un réacteur qui offre une puissance maximale dans des conditions économiques particulièrement attractives constitue un très bon produit.

Cependant, il n'a pas vocation à répondre aux besoins universels, des pays préférant avoir deux réacteurs plutôt qu'un seul afin de maintenir une capacité de production pendant les phases de maintenance ou de rechargement du combustible ; en outre, des zones densément peuplées ne peuvent s'accommoder d'un équipement de cette taille et des sites peuvent être aménagés au bord de fleuves ou de rivières qui n'offriraient pas un débit suffisant pour le refroidissement d'un réacteur de cette puissance.

C'est parce que nous devons proposer une offre plus large qu'AREVA a conçue avec ses partenaires japonais l'ATMEA, un réacteur complémentaire de 1 000 mégawatts qui est en phase de certification en France. Des perspectives s'offrent également pour le développement de réacteurs plus petits, entre 25 et 300 mégawatts, mieux adaptés à des territoires insulaires ou isolés. Une réflexion a été engagée par l'ensemble des acteurs de la filière nucléaire, avec DCNS, afin d'explorer cette piste ; le CEA veille quant à lui à accompagner le déploiement de cette technologie, que ce soit pour la conception des réacteurs ou pour la gestion de l'ensemble du cycle nucléaire.

Notre stratégie nucléaire sert trois priorités.

La première est d'optimiser la gestion des réacteurs de la génération III, particulièrement en matière de sûreté.

La deuxième est de prolonger la vie des installations existantes. Bien que ces dernières aient été conçues initialement pour durer trente ans, nous avons la chance de constater qu'en dépit d'un bombardement neutronique intensif, les matériaux qui se situent au plus près du coeur du réacteur se comportent mieux que nous ne l'attendions : nous avions à l'époque été suffisamment guidés par le principe de précaution pour envisager aujourd'hui des durées de vie de quarante ans, voire peut-être de cinquante.

La troisième priorité consiste à préparer les réacteurs du futur. Or, il ne saurait y avoir d'industrie nucléaire durable et crédible si nous ne sommes pas capables de démanteler, d'assainir et de gérer les déchets. Le CEA, qui avait construit et développé les installations G 1, G 2 et G 3, est précisément engagé aujourd'hui dans un vaste plan de démantèlement et d'assainissement – qui concerne, notamment, l'usine de séparation du plutonium de Marcoule et le site de Fontenay-aux-Roses. Chaque année, 500 millions environ seront consacrés à ces opérations d'intérêt industriel majeur. J'ajoute que, la situation étant comparable au Royaume-Uni, il apparaît possible de développer dans ce secteur une industrie performante à l'échelle de l'Europe.

ASTRID, quant à lui, est un réacteur de quatrième génération même si ce qualificatif peut prêter à malentendu puisque, d'ordinaire, les générations se suivent et qu'en l'occurrence, elles se superposeront : il ne fait en effet aucun doute que cette dernière génération a vocation à cohabiter avec la précédente.

La troisième génération est celle des réacteurs à neutrons thermiques, particules suffisamment ralenties pour qu'on puisse utiliser cette matière fissile naturelle qu'est l'uranium 235. Le processus de fission aboutit à la production d'une matière fissile artificielle : le plutonium, qu'on peut assimiler à un catalyseur dans la mesure où il agit sans être pour autant consommé. Cependant, l'uranium 235 est une variété isotopique qui n'est présente qu'à raison de 0,7 % dans l'uranium naturel.

La technologie des réacteurs à neutrons rapides permet, elle, d'utiliser ce plutonium pour consommer l'uranium naturel 238 – lequel constitue 99,3 % de l'uranium – et donc de démultiplier l'utilisation de la ressource dont nous disposons. Or la France s'est engagée assez tôt dans le développement de la filière nucléaire pour disposer en 2040, si elle continue à ce rythme, d'une quantité de plutonium suffisante pour mettre en chantier environ seize RNR d'une puissance de l'ordre de 1 000 mégawatts. J'ajoute que quarante ans d'accumulation de plutonium par un réacteur à neutrons thermiques sont nécessaires pour envisager de lancer un cycle de RNR. Ceux-ci ayant la capacité de multiplier par cent le potentiel énergétique de l'uranium et sachant qu'en l'état actuel de notre parc, nous disposons d'uranium pour 200 à 250 ans, une gestion intelligente nous assurera une ressource pour 20 000 ou 25 000 ans. À l'horizon de 2050, notre pays aura donc en stock assez de plutonium et assez d'uranium appauvri – 500 000 tonnes, soit l'équivalent d'une mine d'uranium pur – pour avoir devant lui plusieurs milliers d'années de ressources énergétiques, à condition toutefois que la viabilité technique et économique de cette technologie soit vérifiée.

La perspective est d'autant plus attrayante que la consommation de plutonium évite par définition son accumulation. Celle-ci recèle en effet un danger : il suffit que quelques dizaines de kilos soient rassemblés en un lieu pour que se déclenche spontanément une réaction de fission en chaîne – c'est ce qu'on appelle la criticité du plutonium. L'énergie dégagée étant irradiante, nous devons éviter d'en laisser des quantités importantes aux générations futures. L'intérêt est donc considérable de disposer de réacteurs capables de consommer le plutonium que les générations précédentes auront produit !

De surcroît, ces réacteurs permettent d'envisager une réduction de certains déchets nucléaires radioactifs à vie longue provenant des réacteurs de première ou de deuxième génération. Je rappelle qu'après deux ou trois années de charge dans le coeur d'un réacteur, 100 kilos d'uranium combustible ont été transformés en 95 kilos d'uranium, composé à 99 % d'uranium 238 et 1 % d'uranium 235, 1 kilo de plutonium et 4 kilos de produits de fission. Parmi ces derniers, une fraction se désactivera assez rapidement, revenant en environ trois cents ans au niveau de la radioactivité naturelle. La radioactivité du combustible usé sorti du réacteur est 100 000 fois supérieure à celle-ci. La fraction restante, 1 % du combustible, restera radioactive pendant plus de 500 000 ans. C'est précisément cette petite partie qu'on peut espérer transmuter grâce aux RNR. La France a donc tout intérêt à démontrer la viabilité de cette technologie sans qu'il soit pour autant nécessaire de se disputer sur l'échéance à laquelle on sera en mesure de l'exploiter industriellement.

La logique conduisant par conséquent à développer les RNR, deux options technologiques s'offrent ensuite à nous : le premier est celui du caloporteur sodium dont la conductivité thermique est excellente et dont la formidable inertie induit un risque de perte quasi nul, la contrepartie étant que ce métal liquide réagit avec l'eau contenue dans l'air, ce qui rend possible une inflammation – mais, avec les techniques idoines, le feu s'étouffe rapidement. Autre inconvénient du sodium : il n'est pas transparent, ce qui nécessite, pour mener des inspections correctes, de développer des technologies particulières, de type micro-ondes ou radiofréquences, pour obtenir des images reconstituées.

L'autre option est celle du refroidissement avec l'hélium : transparent et ininflammable, ses capacités calorifiques sont moindres et il réclame une pression élevée.

Les contraintes étant différentes dans les deux cas, la France explore ces deux pistes. Le CEA s'occupe spécifiquement – et activement – de la première, avec le souci d'aboutir en 2015, car c'est à cette échéance que nous devrons présenter aux décideurs politiques un avant-projet suffisamment précis, quant au concept, à la sûreté et à la viabilité économique et financière de cette option, pour envisager un déploiement industriel à l'horizon de 2020. La seconde piste, quant à elle, est suivie dans le cadre de partenariats avec la Tchéquie, la Slovaquie et la Hongrie, pays dont l'intérêt est de disposer d'un grand projet de recherche permettant de motiver étudiants et ingénieurs. Le réacteur à développer sera dans ce cas un prototype de recherche alors que, dans le premier, il s'agira d'un démonstrateur pré-industriel.

Concernant celui-ci – ASTRID –, nous avons signé un accord avec AREVA pour un financement à hauteur de 20 % environ du projet et nos discussions avec EDF sont bien avancées. En outre, des perspectives crédibles de partenariat s'offrent avec le Japon et la Russie, et nous avons ouvert des discussions avec la Chine : la maîtrise de cette technologie ayant un intérêt certain à l'échelle de la planète, il est inutile de multiplier les démonstrateurs coûteux. Bien évidemment, tout cela pose un problème de propriété intellectuelle et industrielle mais il devrait être possible de partager le droit d'usage avec ceux qui contribueront à ce projet, dans des conditions propres à favoriser le déploiement industriel.

À M. Birraux qui oppose production d'électricité et retraitement du combustible, je répondrai que la consommation du plutonium constitue déjà un traitement des déchets. Je le répète : si ce dernier n'est pas consommé, il faudra le stocker ; or, 1 000 tonnes de combustible usé étant produites chaque année dont 1 % de plutonium, nous en aurions 400 tonnes dans quarante ans. Sachant que quelques dizaines de kilos suffisent à induire une réaction de criticité, il y a de bonnes raisons de vouloir l'éliminer, et ce sera d'autant mieux s'il disparaît en produisant de l'électricité et en permettant la consommation d'uranium enrichi ou de retraitement. En outre, cette première étape constitue la condition sine qua non à la réduction de la période des autres déchets à très longue vie que sont les actinides mineurs : l'américium, le neptunium et, éventuellement, le curium. Démonstration faite de cette transformation de l'uranium 238 et du plutonium par les RNR, nous serons en mesure de transmuter l'uranium, c'est-à-dire de le transformer en produits radioactifs à durée de vie beaucoup plus courte.

J'ajoute que, si nous avons beaucoup bénéficié du fonctionnement de Phénix et de Superphénix, nous regrettons l'arrêt de ce dernier : à repartir d'où nous nous étions arrêtés à cette époque, nous aurons pris vingt ans de retard !

Si les travaux avancent correctement, nous aurons donc un grand rendez-vous en 2015 ou en 2016, pour la décision politique ; cinq ou six années seront ensuite nécessaires pour la construction d'un réacteur qui devra ensuite fonctionner pendant cinq, six ou sept ans afin que nous puissions bénéficier d'un retour d'expérience suffisant ; c'est donc aux alentours de 2030 qu'il conviendra d'opter ou non pour son déploiement. La construction d'un réacteur industriel exigeant dix années, cela nous mène à 2040, qui est précisément la date à laquelle une fraction non négligeable du parc actuel devra être renouvelée. C'est alors que nous pourrons remplacer quinze ou seize de nos 58 réacteurs actuels pour ensuite en installer éventuellement un nouveau tous les six ans. Mais, vous le voyez bien, ce n'est pas cette quatrième génération qui disqualifiera la précédente, puisqu'elle s'y superposera.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion