Je vous remercie de m'avoir invité pour présenter la stratégie de GDF-Suez concernant le nucléaire. Votre commission nous accorde ainsi une place un peu plus large que celle que le rapport Roussely nous a réservée.
Étant de formation récente, le groupe GDF-Suez est mal connu. La réussite de la fusion entre Gaz de France et Suez, à laquelle votre commission a consacré plusieurs réunions, a permis des avancées. Le rapprochement avec International Power est un des résultats positifs de ce processus.
Notre groupe est le premier producteur indépendant d'électricité dans le monde, avec une capacité de production de 72 000 mégawatts aujourd'hui et de 107 000 demain avec International Power, soit l'équivalent de l'ensemble des capacités de production servant à alimenter la France. Sur cet ensemble, 18 % sont d'origine renouvelable – hydraulique, éolien, solaire, biomasse.
Nous sommes également le premier acheteur de gaz naturel en Europe et nous gérons le premier réseau européen de transport et de distribution, avec un portefeuille d'approvisionnement de plus de 110 milliards de mètres cubes par an et une flotte de 17 méthaniers.
En matière de commercialisation de l'énergie et de services énergétiques et environnementaux, le groupe GDF-Suez compte 20 millions de clients en Europe, dont plus de la moitié en France. La branche d'activité complète qu'il a dédiée à l'efficacité énergétique regroupe 77 000 personnes, ce qui en fait le leader européen du secteur. Avec sa filiale Suez Environnement, il est le deuxième fournisseur mondial de services dans le domaine de l'eau et de la propreté.
À la fin de 2009, son chiffre d'affaires s'élevait à 80 milliards d'euros, ce chiffre devant atteindre 85 milliards en 2010 et près de 90 milliards avec International Power. Le nombre de nos collaborateurs dépassait 200 000 personnes. Notre groupe investit dans le monde et en France, où nous embauchons plus de 10 000 personnes chaque année. Notre intention est de poursuivre dans cette voie. Nos effectifs totaux augmentent. Nous investissons à la fois dans le gaz, dans l'électricité – nous sommes d'ailleurs le groupe qui a le plus augmenté les capacités d'électricité en France au cours des trois dernières années –, dans l'éolien, dans les turbines à gaz, ainsi que, dans une moindre proportion, dans l'hydraulique et la biomasse.
Pour ce qui est de la fusion avec International Power, on a insuffisamment relevé que c'est une société française, la nôtre, qui a réalisé la plus importante fusion-acquisition de 2010 en Europe tous secteurs confondus, et la deuxième sur le plan mondial. Cette opération s'est faite sans cash et sans modification de l'actionnariat. L'État conserve sa part de 35 % et il n'a pas eu à verser un centime. Nous avons en effet procédé par apport d'actifs pris à l'international hors Europe et apportés à la société britannique International Power, dont nous détiendrons ainsi 70 %, les 30 % restants représentant le capital flottant de la société. L'assemblée générale d'International Power a accepté à 99 % qu'un étranger, en l'espèce français, prenne le contrôle majoritaire sans faire d'offre sur le capital, c'est-à-dire sans racheter d'actions. Bref, il s'agit d'une opération amicale et négociée, dirigée non pas contre, mais avec les partenaires, dans la lignée de celles que nous avons menées jusqu'à présent et qui sont, je crois, les plus efficaces.
Ainsi, GDF-Suez passe du deuxième au premier rang mondial des utilities en termes de chiffre d'affaires, devant EON. Pour ce qui est de la production d'électricité, notre groupe, avec 107 000 mégawatts en exploitation et 25 000 en construction – de toutes les entreprises électriques mondiales, nous sommes celle qui construit le plus –, passe du huitième au deuxième rang, derrière EDF, leader mondial incontesté. Les deux premiers électriciens mondiaux sont donc français. En volume de gaz utilisé – la moitié des centrales d'International Power étant à cycle combiné –, nous nous hissons au premier rang des utilities gazières.
Notre business model est simple : un tiers d'électricité, un tiers de gaz et un tiers de services, ceux-ci se répartissant à parts égales entre les services à l'énergie – l'efficacité énergétique, avec notamment INEO, ENDEL, AXIMA, COFELY – et l'environnement – eau et déchets – avec Suez Environnement et ses filiales Lyonnaise des eaux, SITA, Degrémont.
Dans ce mix équilibré, le nucléaire représentait 15 %. Après la fusion avec International Power, qui ne produit pas d'électricité nucléaire, cette proportion baissera mécaniquement, d'autant que nous construisons beaucoup d'installations d'énergie renouvelable – éolien, petit hydraulique, notamment – et de turbines à gaz. Le poids du nucléaire dans notre parc électrique tombera donc au-dessous de 10 % jusqu'à 2020. Mon intention est de le faire remonter progressivement entre 2020 et 2030 et, pour cela, il nous faut participer dès aujourd'hui à des projets dans cette filière.
Avec cinquante ans d'expertise, nous sommes dans le nucléaire depuis plus longtemps qu'EDF. Nous avons construit en Belgique la première centrale à eau pressurisée d'Europe, BR-3. Nous en avons depuis réalisé d'autres, souvent en coopération avec EDF. C'est le cas de Chooz A, construite en 1967 et fermée en 1991. Nous sommes opérateurs de 7 centrales nucléaires en Belgique d'une puissance totale de 6 000 mégawatts – 3 en Wallonie et 4 en Flandres. Dans ce pays, le gouvernement nous a contraints à céder une partie de nos capacités à d'autres opérateurs, notamment à EDF et à EON. En effet, partout en Europe sauf en France, les anciens monopoles ont dû céder des capacités à leurs concurrents pour ouvrir le marché. Le correctif prévu par la loi NOME (Nouvelle organisation du marché de l'électricité) dans notre pays est que l'opérateur, à défaut de vendre des capacités, vende au moins de l'électricité. Reste à savoir à quel prix.
Nous détenons en outre une capacité de tirage de 1 200 mégawatts en France dans les centrales de Chooz B et Tricastin, opérées par EDF pour notre compte, ainsi que de 700 mégawatts en Allemagne.
Toujours en France, nous détenons des participations dans les unités d'enrichissement d'uranium Eurodif et Georges Besse II, dans la vallée du Rhône. S'agissant de Georges Besse II, nous sommes le premier actionnaire derrière AREVA. EDF, pour sa part, n'est pas actionnaire.
Pionnier du nucléaire en Europe, GDF-Suez maîtrise toute la chaîne du nucléaire via ses 12 filiales expertes : de l'ingénierie à l'exploitation et la maintenance, à la gestion des combustibles et déchets et au démantèlement. Le groupe s'est doté d'une organisation dédiée avec une direction centrale des activités nucléaires et une direction de la sûreté nucléaire et de la radioprotection.
La disponibilité de nos centrales nucléaires est proche des 90 %. Notre savoir-faire et notre performance opérationnelle bénéficient d'une large reconnaissance internationale.
Le groupe compte plus de 4 300 collaborateurs exclusivement spécialistes du nucléaire. Il embauchera plus de 1 000 techniciens et ingénieurs dans les cinq ans qui viennent. C'est l'un des trois groupes européens à avoir gardé une ingénierie.
J'en viens à nos ambitions.
Nous souhaiterions construire et exploiter un réacteur ATMEA dans la vallée du Rhône. Au Royaume-Uni, nous sommes associés au grand groupe espagnol Iberdrola et au groupe britannique indépendant Scottish and Southern Energy. Le gouvernement britannique nous a accordé une option sur un terrain de 200 hectares à Sellafield pour construire, le cas échéant, deux centrales de type EPR. En Italie, nous sommes associés au groupe allemand EON. Au Brésil, nous avons signé un protocole d'accord avec l'entreprise publique Eletrobrás-Eletronuclear afin d'être en mesure de coopérer le jour où le gouvernement brésilien relancera le nucléaire. En Roumanie, nous sommes associés à plusieurs partenaires européens pour un projet difficile. Nous avons également des projets en Pologne, en Hongrie, aux États-Unis, au Chili.
Pour ce qui est de l'organisation industrielle et de la place qu'y tient l'État, la stratégie de GDF-Suez n'est nullement d'exploiter du nucléaire partout. Nous sommes devenus le premier électricien non nucléaire au monde et espérons le rester, mais nous continuerons à avoir du nucléaire dans notre mix énergétique. C'est un métier qui n'est pas nouveau pour nous. Il ne s'agit pas de concurrencer EDF, qui a le plus gros parc au monde et qui le gardera ; en revanche, une coexistence est possible entre les deux électriciens et c'est une chance pour la France d'avoir deux architectes-ensembliers-exploitants de classe internationale. Cette coexistence peut se traduire en coordination sous l'égide de l'État dans les pays hors OCDE – Chine, Brésil, Inde, Moyen-Orient, Afrique du Sud, notamment –, mais aussi en concurrence ou en association dans des partenariats ponctuels dans des pays tels que la France, la Grande-Bretagne, l'Italie, la Pologne ou les États-Unis.
En tout état de cause, il nous semble important de bien marquer la séparation entre les fournisseurs-équimentiers comme AREVA et les exploitants que nous sommes. Nous ne prendrons pas de participation dans cette entreprise – on nous interroge souvent à ce sujet – car ce n'est pas notre métier. Nous vendons de l'électricité, nous ne vendons pas des équipements nucléaires. À côté de notre grand partenaire AREVA, qui réalise les îlots nucléaires, Alstom fabrique des turbines et les entreprises de génie civil construisent les structures en béton. Nous pouvons être pour notre part architecte-ensemblier, mais nous ne sommes pas un manufacturier.
Nous souhaitons favoriser des partenariats bilatéraux non exclusifs entre des électriciens français et étrangers. Ainsi, EDF détient 50 % de notre réacteur à Tihange, en Belgique. Ces partenariats ont bien marché dans le passé, mais ils sont à l'évidence plus difficiles aujourd'hui.
Avec AREVA, les partenariats sont indispensables pour réfléchir à la conception des nouveaux types de centrales nucléaires – par exemple le réacteur de troisième génération ATMEA de 1 000 mégawatts – ou au couplage entre le nucléaire et le dessalement de l'eau de mer, qui connaît un développement rapide dans les pays du pourtour méditerranéen et du golfe Persique.
Nous sommes également très favorables à un partenariat multilatéral permanent associant les électriciens français, AREVA et le CEA, pour mener de grands programmes de recherche, notamment sur la gestion des matières nucléaires ou les réacteurs de quatrième génération.
Un mot au sujet d'AREVA, bien qu'il ne m'appartienne pas de formuler de recommandations. En tant que grand client de cette société pour ce qui est de l'enrichissement de l'uranium, de la construction de nos centrales, du retraitement du combustible, etc., nous pensons qu'il est important de maintenir son autonomie, son indépendance et sa cohésion. Nous avions commencé à travailler sur l'EPR avant que la porte ne nous soit fermée, et nous travaillons désormais sur l'ATMEA. Cela étant, nous sommes indépendants et nous ne nous interdisons pas de choisir, le cas échéant, d'autres matériels qui se révéleraient plus performants.
Pour ce qui est de notre approche technologique, nous approfondissons notre connaissance de trois réacteurs : l'EPR d'AREVA, l'ATMEA d'AREVA-Mitsubishi et l'AP1000 de Westinghouse. La technologie à eau pressurisée, soit dit en passant, reste fondamentalement la même : c'est la licence Westinghouse initiale, que Georges Pompidou avait préférée à la licence graphite-gaz française.
J'en viens à votre question concernant l'appel d'offres d'Abou Dabi. La raison principale pour laquelle nous n'avons pas été choisis est que nous étions plus chers. D'une part, le réacteur que nous proposions présentait un surcoût inhérent à sa conception, à la fois très sophistiquée, très sûre et complexe à réaliser – on l'a constaté en Finlande et à Flamanville. D'autre part, les Coréens ont fait un effort commercial significatif. Quand l'écart de prix atteint 40 %, l'insuffisance de coordination dénoncée par certains ne peut jouer un rôle déterminant.
Au départ, EDF n'était pas intéressée par le marché d'Abou Dabi. Notre groupe avait donc formé un consortium avec AREVA et Total – nous sommes d'ailleurs déjà associés à cette société à Abou Dabi, où nous sommes le premier producteur d'électricité – et était entré en compétition avec les Coréens, les Américains et les Japonais. C'est à ce moment que le Gouvernement français a choisi EDF pour piloter la construction de l'EPR de Penly. Nos partenaires d'Abou Dabi, à qui il semblait étrange que la France appuie notre consortium chez eux et fasse un autre choix pour elle-même, ont demandé alors qu'EDF rejoigne le consortium, ce que nous avons fait en nous répartissant les rôles : EDF serait leader pour la construction et GDF-Suez leader pour l'exploitation. Cela n'a pas suffi.
En France, notre groupe était candidat pour réaliser un deuxième EPR. L'État a choisi de n'en faire qu'un et a proposé de nous associer, à hauteur de 33 % avec Total, au projet conduit par EDF, majoritaire à 51 %. Après Abou Dabi, il est apparu clairement qu'il était difficile de partir à la conquête du marché mondial avec le seul produit EPR, qui est un réacteur haut de gamme. Comme pour l'automobile, il n'est pas mauvais de disposer d'un milieu de gamme, qui représente d'ailleurs le plus gros du marché actuel : la puissance de la plupart des réacteurs en service dans le monde se situe autour de 1 000 MW, comme pour l'ATMEA.
J'avais donc proposé que mon groupe et EDF s'associent à la fois sur l'EPR de Penly et sur un ATMEA à construire dans la vallée du Rhône, moyennant une symétrie des responsabilités : EDF leader pour l'EPR – GDF-Suez étant industriel partenaire pleinement associé à la construction et à l'exploitation –, et l'inverse concernant l'ATMEA. Nous aurions ainsi disposé de deux nouveaux réacteurs en démonstration sur le sol français, nous aurions donné de la crédibilité à l'ATMEA, qui n'a été pour l'instant choisi par personne, et l'association des deux grands électriciens français aurait optimisé les possibilités sur le marché international. Je rappelle que le modèle unique se concevait lors de la construction du parc français : un seul acheteur, un seul exploitant, un seul constructeur. À l'inverse, dans un marché mondial extraordinairement varié, ce modèle unique ne peut plus fonctionner. Notre proposition permettait à GDF Suez et EDF de s'adapter à cette nouvelle donne en ouvrant à l'un et l'autre groupe la possibilité d'offrir l'un ou l'autre des réacteurs. Il aurait fallu pour cela que l'exploitant nucléaire désigné soit la société de projet dont nous détenions 33 %. Le Gouvernement a décidé que seul EDF jouerait ce rôle. N'étant associé à rien, notre groupe en a tiré les conclusions : nous ne sommes pas un banquier, mais un industriel. Participer à 25 %, le reste des 33 % étant assumé par Total, sans avoir notre mot à dire ne nous intéresse pas. C'est pourquoi nous nous sommes retirés de Penly.
Nous maintenons néanmoins le projet de construction du réacteur ATMEA, éventuellement avec des partenaires européens. Moins optimale, cette solution permettrait tout de même de crédibiliser l'ATMEA. Du reste, le relevé de décisions du conseil de politique nucléaire que le chef de l'État a tenu après la remise du rapport Roussely a mentionné l'intérêt que présentait cette idée alors que celle-ci ne figurait pas dans le rapport – lequel nous ignore complètement, ainsi que vous l'avez relevé, comme il ignore aussi Total : lorsque l'on m'a interrogé à ce sujet, je n'ai fait aucun commentaire puisque nous ne sommes pas concernés par un travail qui traite du seul secteur d'État – EDF, AREVA et, dans une certaine mesure, le CEA.
Le relevé de décisions ouvre donc une petite fenêtre. C'est ce qui nous a déterminés à travailler avec AREVA et Mitsubishi pour mieux connaître l'ATMEA.
En conclusion, nous devons tirer les leçons de l'échec d'Abou Dabi en continuant à améliorer le produit, tout comme ses conditions de financement. Pour ce qui est de Penly, nous n'avons pas vocation à devenir le financier de nos concurrents. Mais il est dommage que l'on nous interdise l'accès au savoir-faire lié à l'EPR : il nous sera difficile, dans ces conditions, de promouvoir ce réacteur à l'international puisque nous n'aurons pas de références en France. Nous ne prétendons pas que nous pourrions éviter les difficultés rencontrées à Flamanville – soulignées par le rapport Roussely et d'ailleurs reconnues par EDF. En tout état de cause, il n'est pas facile de construire un EPR en France, et c'est sans doute encore plus compliqué à l'étranger.