Je me réjouis de constater que vous avez tous parfaitement saisi la finalité de ce projet, qui dépasse son seul enjeu aérien.
En matière de cellules solaires, deux mouvements concomitants sont aujourd'hui observables. L'un tend à améliorer les performances et les rendements, indépendamment du prix. Ce sont des cellules en silicium monocristallin ou en gallium-arsenide : elles sont chères, lourdes et parfois fragiles. Pour Solar Impulse, nous faisons appel à un compromis, sous forme de silicium monocristallin, fabriqué par la société américaine Sun Power et dont le rendement est de 22 %. Des encapsulations permettent la protection des cellules à haute altitude. Ces cellules sont relativement chères, donc réservées à des espaces restreints.
L'autre mouvement tend à faire baisser les prix. La guerre des prix qui prévaut actuellement a des conséquences impressionnantes, puisqu'on obtiendra bientôt une parité de prix entre le kWh nucléaire ou thermique et le kWh solaire : compte tenu des rendements actuels, c'est l'affaire de quelques mois dans le sud de la France et de trois à quatre ans pour le nord de la France.
Il est vrai que la Chine s'est engagée dans une politique de dumping des prix pour asseoir la place de sa production sur le marché. Faut-il, pour autant, marquer un désintérêt pour le solaire ou imposer un quelconque moratoire sur le photovoltaïque ? Je ne le crois pas. Car il est vrai qu'on peut acquérir en Chine des cellules solaires à bon marché. Mais est-ce là la totalité de la chaîne ? Non, car, une fois acquises, les cellules doivent être installées, entretenues et connectées dans le cadre de réseaux électriques intelligents – de sorte que les usines solaires du sud de la France interagissent avec les éoliennes du nord du pays et que les éventuels déséquilibres locaux soient résorbés.
Une des questions posées au projet Solar Impulse était celle du stockage de l'énergie. Comment l'opérer ? Avec l'aide de batteries, naturellement, mais aussi en utilisant le facteur « altitude ». L'altitude de 9 000 m atteinte en fin de journée rend en effet possible l'utilisation de 7 000 m de dénivellation au cours de la nuit, c'est-à-dire autant d'énergie potentielle.
À mon sens, le solaire est appelé à représenter environ 20 % de la production d'un pays comme la France, au côté d'autres sources comme la géothermie, la biomasse, l'éolien, l'hydroélectrique, l'énergie marémotrice, etc. L'important est de savoir comment donner du travail aux citoyens du pays dans lequel l'énergie est produite – et c'est possible, même en achetant des cellules solaires en Chine. L'autre aspect est représenté par l'industrie de production des cellules solaires. Les Chinois achètent des matériaux à OC Oerlikon, qui est une entreprise suisse, pour produire leurs cellules. Pourquoi la France n'aurait-elle pas ses propres usines de fabrication ? J'entends bien que le prix unitaire de chaque cellule risque d'être légèrement supérieur ; mais si l'on donne du travail à quelques dizaines de milliers de chômeurs, le bilan global pour la société est totalement positif. Une vision globale est donc nécessaire pour se rendre compte qu'on est économiquement rentable : c'est là une réalité fondamentale. Le fait que First Solar ait renoncé à installer son usine à Bordeaux par crainte du moratoire français est un exemple qui doit faire réfléchir : la tendance est aux investissements dans les énergies renouvelables et tout ce qui les dissuade a des conséquences catastrophiques pour le pays responsable. First Solar a besoin de s'installer en Europe ; il le fera hors de France.
Pour ce qui a trait aux applications concrètes, je reconnais que s'il faut 64 m d'envergure pour transporter un pilote sans passager, le bilan peut laisser perplexe et certaines personnes peuvent penser que tout cela n'a aucun avenir ! Je leur rappellerai juste que Louis Blériot a traversé la Manche seul à bord et qu'il a aussi, de son temps, fait rire ceux qui estimaient qu'il était plus simple de prendre un bateau pour rejoindre l'Angleterre ! Qui aurait alors pu imaginer qu'un jour deux cents, voire quatre cents personnes, voyageraient vers cette même destination dans des avions commerciaux ?
Il s'agit d'ouvrir une porte, une voie vers des futurs que la technologie inventera. Le problème n'est pas aujourd'hui de convoyer des passagers, mais de véhiculer des messages. Lorsqu'on me demande si, prochainement, j'espère pouvoir transporter des passagers dans un avion purement solaire, je réponds toujours qu'il faudrait être fou pour dire « oui » et idiot pour dire « non ». En vérité, je ne sais pas ce qui va advenir.
N'oublions pas que le transport aérien n'est à l'origine que de 3 à 5 % des émissions de gaz à effet de serre : il ne représente donc pas l'essentiel du problème. Celui-ci est sur l'eau et sur terre, pas dans les airs. Nous utilisons donc l'avion, qui est certainement le véhicule qui suscite le plus le rêve, l'engouement et l'enthousiasme - m'auriez-vous jamais invité si j'avais été le concepteur d'une voiture ou d'un bateau solaire ? -, non pour transformer le transport aérien mais pour révolutionner les mentalités en matière d'énergies renouvelables et d'économies d'énergie.
Notre but n'est pas de collaborer avec les militaires, qui n'ont certainement pas besoin de nous et ont accès à des technologies de pointe – ne serait-ce même que parce que les drones ne transportent pas de pilote. Une société comme QinetiQ a réussi à faire voler un modèle réduit solaire pendant deux semaines, mais dont la charge utile était réduite à une caméra vidéo. Personne, parmi les militaires ou ailleurs, ne s'essaie aujourd'hui à faire voler un pilote jour et nuit et à lui faire faire le tour du monde.
L'avion est construit en fibre de carbone. Nous n'avons naturellement rien contre le pétrole, mais nous sommes choqués par le fait de le brûler. Le pétrole nous est nécessaire, comme matière première à l'amont de l'ensemble de la filière pétrochimique et comme moyen de réduire le poids des bateaux, des avions et des voitures. Car c'est largement en diminuant leur poids qu'on diminuera leur consommation. Les isolations de bâtiments sont également, pour la plupart, réalisées avec des matériaux issus de la pétrochimie. Il n'y a pas de chauffage dans Solar Impulse, c'est une coque de mousse qui protège le pilote et chauffer des bâtiments – alors que ceux-ci seraient susceptibles d'être isolés avec les technologies modernes – procède d'une manière d'agir archaïque. Si un nombre suffisant de citoyens de ce monde ont envie, grâce à notre projet, d'économiser de l'énergie ou d'investir dans le renouvelable, alors nous n'aurons pas perdu notre temps – grâce à un seul avion qui aura fait le tour de monde. C'est cela seul qui permettra de dire si, à la fin, le bilan de Solar Impulse est positif ou négatif.
Faut-il taxer le transport aérien ? C'est là une question pratique et concrète. Si l'on répond positivement, on risque de s'aliéner une grande partie de l'industrie. C'est pourquoi je serais favorable à ce que la taxation, c'est-à-dire la punition, n'intervienne qu'un peu plus tard. Il revient au politique de dresser d'abord un cadre légal, qui rende obligatoire l'utilisation des nouvelles technologies afin de réduire les consommations énergétiques. Ce n'est que dans un second temps, si personne ne joue le jeu une fois ce cadre établi, qu'il faudra arriver à une telle taxation.
Imaginons, par exemple, qu'un gouvernement – ou un ensemble de gouvernements – oblige l'industrie automobile à produire des voitures dont la consommation en équivalent énergie fossile serait inférieure à 4 litres pour 100 km. Les industriels crieront au scandale pendant quelques mois, puis se mettront au travail ; et dans cinq ans, nous aurons des véhicules qui consommeront moins de 4 litres pour 100 km en équivalent fossile. Il faut absolument éviter que le gouvernement indique comment procéder ; il doit se borner à indiquer le but à atteindre… qui le sera avec des voitures électriques, pour certains, des voitures hybrides, pour d'autres, ou encore des voitures à hydrogène, au biogaz, à air comprimé, et. Imaginez que le gouvernement américain ait agi ainsi il y a dix ans : General Motors n'aurait alors pas fait faillite. Car il est évident que le prix du pétrole ne peut qu'augmenter – puisqu'il s'agit d'une ressource disponible en quantité limitée et qu'on continue à consommer.
C'est donc, très paradoxalement, en allant contre les lois du marché et en soutenant un certain dirigisme qui oblige l'industrie à utiliser les nouvelles technologies disponibles, qu'on assure l'avenir de ces mêmes industries. Je ne me serais jamais attendu à penser un jour que la préservation de notre société et de nos industries libérales peut passer par des interventions d'État, pour les protéger malgré elles, et que les lois du marché ne fonctionnent plus, lorsqu'on observe la rapidité de la spéculation dans un monde globalisé.
Si l'on réussit à faire de même pour la construction et la rénovation des bâtiments, les économies d'énergie seront telles que l'essentiel des besoins pourront être couverts par des sources renouvelables et que les taxations elles-mêmes deviendront peut-être superfétatoires. Le résultat aura été atteint par de la création d'emplois et de valeur et par le développement économique.
Je crois qu'utiliser le progrès scientifique à de telles fins est de nature à redonner confiance. Mais laisser ce progrès à l'abri des laboratoires, des instituts de recherche et des universités sans qu'il reçoive d'applications industrielles au bénéfice du consommateur final est véritablement dommageable. Au XXe siècle, le but de l'esprit de pionnier était de conquérir la planète – ce qui fut fait… jusqu'à la Lune ! Y retourner serait sans intérêt. Au XXIe siècle, ce même esprit doit être utilisé pour préserver la planète et promouvoir le développement durable, les économies d'énergie, la recherche médicale, la lutte contre la pauvreté, etc. On se souviendra un jour du XXe siècle comme du siècle de la conquête de la Lune, et du XXIe comme de celui de la préservation de la terre. Et ce rôle de pionnier n'est pas réservé à ceux qui partent avec des chapeaux de cow-boys et des machettes à travers la savane ; il appartient aussi aux législateurs, aux gouvernants et à ceux qui ont la capacité de changer le monde.
Mon métier de psychiatre m'a montré que l'être humain, s'il n'est pas forcé à innover, va agir selon ses intérêts personnels à court terme et suivre sa peur de l'inconnu et du changement. Si l'on est capable d'insuffler un peu d'esprit pionnier, alors on se rendra compte que le changement est porteur de profit, d'espoir et d'évolution et que l'inconnu est le meilleur moyen de stimuler la créativité. Comment être créatif si l'on vit dans une société où il n'y a rien d'inconnu et où tout ronronne ? Les moments de grandes décisions, comme ceux du Grenelle, obligent à être créatifs.
Le premier prototype de Solar Impulse va voler cette année à travers l'Europe, avec l'objectif de se poser à Bruxelles pendant une session du Parlement européen. Nous serons également l'hôte d'honneur du salon de l'aéronautique du Bourget, à l'occasion duquel nous ferons une démonstration en vol. Pendant ce temps, l'équipe travaille sur un deuxième avion, qui doit être capable de tenir en vol cinq jours et cinq nuits – avec l'aide d'un pilote automatique – et de traverser l'Atlantique. Nous espérons qu'un tour du monde sera possible en 2014.