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Intervention de Jacques Attali

Réunion du 19 octobre 2010 à 17h45
Commission des affaires économiques

Jacques Attali, président de la commission pour la libération de la croissance française :

Avant de vous présenter le contenu du rapport, je tiens à insister sur l'état d'esprit dans lequel a travaillé notre commission. Celle-ci est composée de quarante-trois personnes, libres et sans agenda personnel, ayant chacune ses propres opinions politiques. Je suis de gauche et le reste : le travail au sein de cette commission n'a en rien changé cette donnée, bien au contraire. Mais nous avons estimé utile au pays de travailler ensemble pour jeter les bases d'une pensée commune à tous les Français de bonne volonté désireux de tracer la voie d'une croissance solidaire à l'horizon de 2020, sachant que les dix années à venir verront nécessairement se succéder deux Présidents de la République – je souhaite naturellement que l'un des deux soit issu de la gauche.

Nous avons tenté de dresser un plan cohérent et lucide, commun à tous ceux qui veulent gouverner la France. Nous n'avons pas à être populaires et ne briguons aucun suffrage. Notre privilège est de mener une réflexion sur le long terme. À cette fin, nous avons pu, grâce au Président de la République, au Premier ministre et au Gouvernement, accéder à toutes les données nécessaires. L'administration a fourni un travail remarquable et, lorsqu'il l'a fallu, des membres du Gouvernement ont assisté à nos réunions. Ce fut également le cas de certains d'entre vous, mesdames et messieurs les députés, et je les en remercie.

Je tiens également à mentionner l'audition d'experts du secteur privé, de syndicalistes et de responsables de partis politiques ainsi que l'aide de consultants privés : plusieurs centaines de personnes nous ont aidés, à titre bénévole, je tiens à le souligner. Quant aux bénéfices du livre issu de nos travaux, ils iront à la République.

Obtenir un consensus sur un tel corps de propositions n'est pas chose aisée. Toutefois, j'ai systématiquement refusé de les soumettre au vote. Il convient de noter que certains des membres de la Commission, qui y sont à titre personnel, sont des proches de la direction de la CGT ou du MEDEF, d'autres sont des économistes provenant d'écoles différentes ou des présidents d'associations de consommateurs. Chacun, s'il avait été seul, aurait sans doute rédigé ce rapport plus ou moins différemment. Du reste, vous trouverez en annexe du livre les points de vue particuliers de tel ou tel membre de la commission sur certaines des questions abordées. Nous avons cherché à dégager des évidences : tel est le compromis auquel nous sommes parvenus et que nous livrons au pays.

Chacun connaît la situation et sait qu'elle ne peut pas se prolonger : si le pays continue sur la voie actuelle, en 2020, il sera largué. Il connaîtra en effet la faillite en termes de dette publique, d'emploi et de compétitivité. La gauche et la droite le savent. La droite peut penser que sa politique va dans la bonne direction et la gauche que la sienne sera meilleure : sans reprendre le rapport antérieur – il est toujours utile et nous sommes heureux que près des deux tiers de ses propositions aient été appliqués –, nous avons, pour notre part, tenté de cerner les principaux moteurs qu'il convient d'allumer sans perdre de temps pour éviter la chute de la croissance et le déclin du pouvoir d'achat. Nous en avons identifié quatre. Or, les médias et l'opinion publique n'en ont retenu qu'un seul depuis la publication du rapport, il y a quatre jours, celui qui concerne le désendettement.

La gestion de la dette est certes fondamentale pour les dix ans à venir mais ce n'est pas la seule. En outre, notre commission n'est pas une commission « Laval bis » au sens d'une commission d'austérité – je fais allusion à la décision prise en 1935 par le gouvernement Laval de baisser les dépenses de l'État de 10 %.

Les quatre moteurs de croissance repérés sont, outre le désendettement, l'investissement durable, l'école et l'emploi.

En matière d'investissement durable, nous avons repris certaines des propositions du premier rapport encore insuffisamment appliquées : les grands secteurs d'investissement doivent être financés par les outils français – le budget de l'État, les régions, la Caisse des dépôts ou encore le grand emprunt, activé à la suite de notre premier rapport – et des outils européens, déjà existants, comme la Banque européenne d'investissement – ou à créer.

Ces grands investissements devraient concerner d'abord les infrastructures portuaires – je pense en particulier à la modernisation de nos deux grands ports internationaux, Marseille et Le Havre, avec ce qui les relie à l'hinterland. Puis, l'économie durable et la recherche portant sur ce secteur – les nanotechnologies, les biotechnologies, les technologies de l'information et les grands réseaux informatiques tels que le cloud computing et les technologies de discrétion. Enfin, la santé et l'agriculture, ainsi que les matières premières, secteur stratégique trop souvent oublié et dont la maîtrise est pourtant fondamentale.

Nous pensons tous qu'une des grandes lacunes de l'administration française et du pouvoir politique est aujourd'hui l'absence de politique industrielle, voire d'outils administratifs permettant de mener une politique industrielle. Plus personne n'est aujourd'hui capable dans l'administration française de penser une stratégie dans le solaire, l'informatique ou les nanotechnologies. C'est une grave lacune qui nous livre à une logique purement concurrentielle sur le plan européen, et ce alors même que l'Europe n'a jamais voulu se doter d'une politique industrielle.

Second moteur, l'économie du savoir. Notre premier rapport avait insisté sur l'école primaire et l'enseignement supérieur. Concernant ce dernier, une grande partie de nos propositions a été reprise au travers de la modernisation de la gouvernance, du regroupement et de la création d'universités ayant une taille critique, même si la gouvernance ou la répartition géographique peuvent toujours faire l'objet de débats.

Le présent rapport insiste sur l'enseignement préscolaire et primaire, nos premières propositions n'ayant pas été appliquées. Comme le révèlent les études PISA de l'OCDE, la France recule dans ces deux secteurs tant en termes de niveau global qu'en termes de justice sociale, les deux allant de pair. Compte tenu des contraintes liées à la dette, c'est en termes de doctrine et de gouvernance plus que de moyens financiers qu'il faut réfléchir. Il s'agit de les réformer radicalement en assurant l'égalité véritable de développement, laquelle passe par la différenciation. Il faut aller vers l'école sur mesure – le rapport contient des propositions détaillées qui ont fait l'objet de longues concertations –, c'est-à-dire capable d'adapter notamment les programmes à la population selon leurs quartiers d'habitation. Notre obsession est de travailler pour les enfants, en particulier pour ceux dont la situation est la plus précaire. Les directeurs d'école devront disposer d'un pouvoir hiérarchique sur les maîtres afin d'être capables de définir un programme, de composer leur équipe comme ils l'entendent et de l'adapter à l'évolution. Le rapport va jusqu'à proposer l'allongement de la durée de service des maîtres au sein de l'établissement, même si leur rémunération doit augmenter. L'école doit s'adapter aux besoins individuels des enfants.

Sur l'emploi, qui est le troisième moteur et qui ne se décrète pas, nous faisons deux propositions fondamentales. La première vise à sortir au plus vite de la précarité non pas au moyen d'un contrat unique, qui serait à durée limitée, mais d'un contrat à droits progressifs, afin d'en finir avec la juxtaposition permanente de stages et de contrats à durée déterminée : chaque période de travail effectuée créerait les conditions d'accumulation des droits pour l'obtention d'un contrat à durée indéterminée.

La seconde proposition, que nous avions déjà présentée dans le premier rapport, vise, comme dans les pays nordiques, à faire bénéficier d'une formation et d'un accompagnement suffisants les chômeurs ou les salariés qui veulent changer de travail. Nous avons travaillé avec Pôle Emploi et les syndicats sur une proposition visant à un contrat d'évolution qui constitue une nouveauté fondamentale : toute personne qui travaille vraiment à chercher un emploi et se forme à cette fin ne devra plus être considérée comme un chômeur recevant une allocation d'assistance mais comme le bénéficiaire d'un contrat d'activité à durée variable, le « contrat d'évolution », dans le cadre duquel il sera rémunéré pour chercher un travail et pour se former. Le rapport montre comment un tel contrat est finançable à l'intérieur du budget actuel pour les 500 000 chômeurs aujourd'hui les plus éloignés de l'emploi et donc les plus précaires. Il conviendra évidemment d'introduire, à cette fin, l'idée, aujourd'hui absente, ou insuffisante, de la justice sociale dans les allocations chômage. Ces allocations pourraient être plafonnées et dégressives, ce qui permettrait de trouver des ressources pour financer le contrat d'évolution, sans oublier les marges qui pourraient être dégagées grâce à une meilleure utilisation des quelque 27 milliards d'euros de la formation permanente.

Le désendettement, quatrième moteur, a fait, depuis la publication du rapport, l'objet de malentendus plus ou moins volontaires. Il n'est pas vrai que nous proposions une cure épouvantable d'austérité, pire que celle décidée par le Gouvernement, qu'il s'agisse de la dette touchant les finances publiques ou de celle touchant le financement des retraites.

En matière de finances publiques, je tiens à souligner le consensus existant entre les partis de gouvernement et la classe dirigeante du pays sur le refus de laisser filer la dette. Le même accord se fait pour revenir à un taux d'endettement de 60 % du PIB autour de 2020 et à un déficit public de 3 % fin 2012. Pour atteindre ce double objectif, encore convient-il de préciser les mesures à prendre et de les chiffrer. Nous avons pris le parti courageux d'entrer le détail de ces mesures.

Pour arriver à l'objectif de 60 % en 2020, il faut que les finances publiques redeviennent excédentaires en 2015, qu'il s'agisse de l'État, des collectivités locales ou de la sécurité sociale, ce qui suppose, comme je l'ai dit, de ramener le déficit public à 3 % du PIB dès 2012. Nous misons sur une hypothèse de croissance annuelle de 2 % sur trois ans, ce qui me paraît un peu optimiste – mais l'actuel gouvernement prévoit 2 % l'an prochain puis 2,5 % les deux années suivantes.

Le taux de croissance détermine les recettes naturelles. Or, avec 2 % de croissance, il faudra trouver, en sus des recettes naturelles, 25 milliards d'euros par an, soit, sur trois ans, 75 milliards, lesquels sont une donnée non pas politique mais arithmétique. La classe politique et le pays doivent le comprendre : tout gouvernement, de droite ou de gauche, devra trouver 25 milliards en 2011, en 2012 et en 2013, années – est-il besoin de la souligner ? – qui ne sont pas « innocentes ».

Or, ce qui peut paraître désespérant, c'est que le navire étant lancé, même si cet objectif est atteint, la part de la dette publique dans le PIB passera de 83 % à 90 % fin 2013 : elle ne baissera qu'ensuite. L'opinion publique n'est pas suffisamment préparée à l'effort soutenu que le pays devra réaliser sur dix ans. Ni la droite ni la gauche ne l'ont prévenue. Au contraire, vous entendant parler de nous, qui disons la vérité, les Français ont le sentiment que nous sommes des menteurs.

En revanche, la façon de trouver ces 75 milliards relève de choix politiques : par exemple ne créer que des impôts nouveaux ou ne faire que des économies. Le rapport propose un compromis qui n'a pas été atteint sans discussions parfois vives entre nous : 50 milliards en économies budgétaires et 25 milliards en mesures fiscales – personnellement, j'étais favorable à ce que la part de l'impôt fût plus importante. L'expérience montre toutefois que, pour atteindre un tel objectif, la part des économies doit être plus importante que celle de l'impôt, afin d'éviter le retour du gaspillage. Or, personne, en France, ne veut diminuer les prestations ni augmenter les impôts, ce qui entraîne l'accroissement de la dette. Pourtant, il faudra bien faire l'un et l'autre. De plus, comme aucun gisement réaliste ne dépasse les 3 milliards d'euros, il conviendra de prendre des mesures aussi nombreuses que pénibles pour atteindre l'objectif des 75 milliards.

C'est la raison pour laquelle les mesures d'économies que nous proposons touchent à la fois l'État, les collectivités locales et la sécurité sociale. En matière de recettes, elles concernent non seulement les niches fiscales, mais également les plus-values et le patrimoine. De plus, un consensus s'est dégagé en faveur d'une fiscalité de croissance qui ne pèse plus sur le travail mais sur le patrimoine immobilier, la pollution et, si nécessaire, la consommation.

Je tiens à noter que, contrairement à ce qu'on a dit, le rapport ne préconise pas le gel du salaire des fonctionnaires mais celui du point d'indice, ce qui n'est pas la même chose : le schéma d'équilibre que nous proposons inclut donc une augmentation de leur pouvoir d'achat. Le rapport préconise également d'étendre à la sécurité sociale le non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux partant à la retraite. En revanche, qu'il s'agisse de l'État, des collectivités locales ou de la sécurité sociale, la mesure, qui permettra d'améliorer l'efficacité des institutions publiques, ne devra pas se poursuivre au-delà de trois ans, sous peine d'aggraver le chômage des jeunes. Il conviendra, après cette période, d'envisager un retour à la croissance du personnel des administrations.

En termes de recettes, les niches fiscales sont un formidable gisement, à condition de ne pas se tromper. L'impôt-recherche est une niche utile s'il évite les effets d'aubaine. Nous allons jusqu'à penser que la mesure relative aux jeunes entreprises innovantes, proposée dans le projet de loi de finances, est malvenue, du fait qu'elle pèsera sur des entreprises porteuses de croissance. L'essentiel de l'effort devra porter sur les niches les moins productives. Nous pouvons toutefois trouver 25 milliards d'euros sur les niches et sur la fiscalité du patrimoine dans les trois prochaines années.

Nous n'avons pas voulu, compte tenu de l'actualité, nous mêler de trop près des retraites. J'ai évoqué le consensus de la classe politique visant à ramener à 3 % du PIB le déficit budgétaire à la fin de 2012, ce qui suppose de trouver 25 milliards d'euros par an : que vous le vouliez ou non, vous êtes tous d'accord ! S'agissant des retraites, je crois, au risque de vous choquer, que vous êtes également tous d'accord pour affirmer avec nous que la réforme proposée est inévitable, injuste et insuffisante.

La réforme est inévitable parce que nous avons pris du retard et que l'allongement de la durée de cotisation ne suffira pas à le rattraper. Il est donc nécessaire de reculer l'âge de la retraite. Du reste, même ceux qui veulent revenir à la possibilité de partir à soixante ans, ne proposent pas, dans ce cadre, la retraite à taux plein. La réforme est également injuste parce qu'elle pénalise ceux qui ont commencé à travailler tôt ou sont soumis à un travail pénible, ainsi que les femmes. La réforme est insuffisante, enfin : il faudra penser à instaurer un autre système en 2020.

La commission propose de passer à un autre système, imité du modèle suédois, qui a l'avantage de maintenir le système par répartition tout en l'orientant vers un système de droits personnalisés permettant une plus grande liberté dans le départ à la retraite.

Pour conclure, je note qu'il existe dans le pays un corps de consensus beaucoup plus important qu'on ne le croit. La commission aura au moins servi à le dégager.

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