Nous avons le plaisir de recevoir ce matin le général Michel Aoun, chef du Courant patriotique libre.
Mon Général, je suis très heureux de vous accueillir à la Commission des affaires étrangères. Nous suivons avec intérêt l'évolution de la situation au Proche-Orient dans son ensemble et au Liban en particulier. Nos collègues Élisabeth Guigou et Jean-Jacques Guillet avaient eu l'occasion de s'entretenir avec vous à Beyrouth, dans le cadre d'une mission d'information sur la place de la Syrie dans la communauté internationale – dont le rapport, présenté en juin dernier, accorde l'importance qui convient aux relations entre ce pays et le vôtre. La Commission a eu aussi l'honneur, il y a quelques mois, de recevoir le cardinal Sfeir. Notre attention à ce qui se passe au Liban tient à la fois aux liens profonds qui l'unissent à la France et à l'extrême sensibilité de son équilibre politique et social, auquel la stabilité régionale est directement liée.
Je ne rappellerai pas ici votre carrière militaire et votre vie politique : vous êtes certainement l'une des personnalités libanaises les plus connues en France, où vous avez vécu pendant une quinzaine d'années.
Je ne vais pas non plus décrire le paysage politique libanais, très complexe mais familier aux membres de la Commission. Le Courant patriotique libre, dont vous êtes le chef, n'est pas sorti parmi les vainqueurs des élections législatives de juin 2009, mais quatre de ses membres font néanmoins partie du gouvernement de M. Saad Hariri. Un an après la constitution de ce dernier, quel bilan dressez-vous de son action ? À quels dossiers faut-il selon vous donner la priorité ?
La Commission va entendre tout à l'heure M. Joseph Maïla, directeur de la prospective au ministère des affaires étrangères et européennes, au sujet des chrétiens d'Orient. Vous qui êtes l'un des représentants des chrétiens libanais, pouvez-vous nous donner votre sentiment sur l'évolution de cette minorité dans votre pays, et plus généralement au Proche-Orient ?
Le rapport de la mission d'information insistait déjà sur les inquiétudes suscitées par la perspective de publication, par le Tribunal spécial pour le Liban, d'actes d'accusation qui viseraient des membres du Hezbollah. Rien de tel ne s'est encore produit mais, étant entendu qu'il ne saurait être question d'entraver le travail de ce tribunal, comment pensez-vous qu'il conviendrait d'agir pour limiter les risques de déstabilisation que de telles mises en accusation pourraient provoquer ?
Général Michel Aoun, chef du Courant patriotique libre. J'ai passé en France non pas quinze, mais dix-huit ans. En 1958-1959, j'étais à l'École d'application de l'artillerie à Châlons-sur-Marne. Entre 1978 et 1980, j'ai été stagiaire à l'École supérieure de guerre. Cela fait déjà trois années, auxquelles s'ajoutent quinze ans d'exil, dont un an en territoire français mais à l'ambassade, et quatorze ans entre Marseille, La Haute-Maison et Paris. Le peuple français et la vie politique française me sont donc familiers, et j'entretiens avec les Français des liens d'amitié à la fois ancrés dans la tradition et toujours renouvelés.
Le Liban traverse actuellement une crise assez complexe, comportant des composantes intérieures et des composantes extérieures. Je m'attarderai surtout sur les secondes car elles vous concernent davantage.
Parmi les problèmes intérieurs, il y a tout d'abord l'état des finances publiques : depuis 1993 jusqu'à maintenant, il y a eu dilapidation, voire détournement de fonds publics. Pendant les quatre premières années du gouvernement Rafic Hariri, de 1993 à 1996, près de 3,5 milliards de dollars ont été dépensés sans justificatifs. Actuellement, nous sommes surendettés : 60 milliards de dollars, c'est beaucoup pour un pays qui compte moins de 4 millions d'habitants – sur un territoire de 10 464 kilomètres carrés…
Autre source intérieure de crise : la formation à l'initiative de l'administration, donc en contradiction avec les prérogatives gouvernementales, d'unités de sécurité extra-légales qui, de ce fait, fonctionnent en parallèle avec les forces de sécurité. C'est une sorte de milice pour la présidence du Conseil. Il résulte aussi de cette situation une crise au sein de la justice, qu'il faut réformer.
Notre groupe parlementaire, créé en 2005, s'appelle le Bloc du changement et de la réforme, et notre action est conforme à notre nom : la commission parlementaire des Finances et du Budget est désormais présidée par l'un des nôtres, et nous avons constaté le détournement des fonds du Trésor public.
S'agissant des composantes extérieures de la crise, il faut d'abord parler du Tribunal spécial pour le Liban.
Le 14 février 2005, l'ex-Premier ministre du Liban, Rafic Hariri, était assassiné. Le soir même, le Conseil des ministres saisissait notre Cour de justice, compétente pour les crimes qui peuvent déstabiliser le pays. Au cours de l'enquête qui a suivi, on a vu se développer l'idée de former un tribunal spécial pour le Liban. J'ai été le premier à proposer la formation d'un tribunal mixte – à la fin du mois d'août, je crois. Malheureusement, avec le premier juge d'instruction, M. Mehlis, le tribunal s'est trouvé médiatisé avant même d'avoir commencé à travailler. Des soupçons se sont formés contre la Syrie puis contre le Hezbollah. Le tribunal s'est ainsi trouvé exploité politiquement au Liban, et sa crédibilité s'en est trouvée très fragilisée.
Des crimes en série se sont produits, souvent par des attentats à la voiture piégée. Plusieurs députés ont été tués, ainsi que beaucoup de civils. Contrairement à ce qu'on pouvait attendre, aucun de ces crimes n'a été élucidé. Aucun indice n'a été trouvé. Certains en ont conclu ironiquement que ces crimes parfaits ne pouvaient qu'avoir été commis par les juges chargés de l'instruction… Le Liban compte au moins 23 services de renseignement, nous sommes surveillés par plusieurs satellites géostationnaires, toutes nos communications sont écoutées par Israël et par des pays amis. Le fait que ces crimes restent mystérieux n'a pu qu'entraîner des suspicions sur la façon de mener l'enquête. Cela a beaucoup perturbé l'opinion publique.
Quatre généraux responsables de la sécurité ont été arrêtés à Beyrouth : le chef du Deuxième Bureau, le directeur des Forces de sécurité intérieure, le directeur de la Sûreté générale et le commandant de la Garde présidentielle. Le Président de la République libanaise lui-même a été accusé par la presse internationale et locale. La vengeance politique l'a ainsi emporté sur le souci de justice.
Les quatre généraux sont sortis de prison au bout de quatre ans, en dénonçant l'existence de faux témoins. Il est normal que des victimes de faux témoignages demandent justice, mais où ? La justice libanaise ayant considéré qu'elle ne pouvait recevoir leurs plaintes, ils se sont adressés au Tribunal spécial pour le Liban. Celui-ci a déclaré son incompétence. Il y avait aussi des Syriens parmi ces témoins, ce qui a conduit l'opinion publique à accuser la Syrie. La justice syrienne a accepté les plaintes.
Le Tribunal spécial s'apprête à publier un acte d'accusation. On prépare l'opinion publique à l'accusation du Hezbollah. Mais tous les Libanais qui aspirent à la justice pensent qu'en remontant la piste des faux témoins, on peut arriver au vrai commanditaire du crime : il est impossible qu'un groupe de faux témoins ne soit pas manipulé ou envoyé par quelqu'un. Qui ? On parle de différentes personnalités libanaises, jusqu'au Procureur général de la République, accusé par les victimes. En négligeant cette piste, le Tribunal spécial paraît se concentrer contre le Hezbollah – après avoir fait de même contre la Syrie. La justice doit pourtant être égale pour tous.
Le Hezbollah réagit, en clamant son innocence. Cette situation va dresser une grande partie de la population libanaise contre le Tribunal spécial pour le Liban, créé par le Conseil de sécurité, alors que tout le monde avait approuvé sa création.
Aujourd'hui, je le répète, on néglige une partie importante des investigations. Nous essayons d'expliquer cela, afin que des « bavures » ne viennent pas entraver la paix au Liban et nuire à nos relations avec la France et la communauté internationale, et même avec les pays avoisinants.
Deuxième sujet que je voudrais évoquer : la situation des chrétiens au Liban et dans l'ensemble du Moyen-Orient.
Depuis l'entrée des Soviétiques en Afghanistan, époque à laquelle j'étais stagiaire à l'École supérieure de guerre, on a vu la création de la résistance islamique, aidée par les Américains, par Anouar el-Sadate et par le roi Fahd d'Arabie saoudite. Elle était constituée de groupes fanatisés dressés contre le communisme. Je me souviens d'avoir terminé un exposé à l'École en disant que l'islamisme pouvait être aussi bien anticommuniste qu'anti-occidental mais que sur le plan politique, il était parfois pro-occidental ou pro-soviétique et qu'il fallait prendre garde d'encourager cette résistance. J'ai pris à témoin un camarade de promotion tunisien ; il a confirmé mon analyse. Je suis contre l'intégrisme islamiste, non parce que je suis chrétien, mais parce que je ne peux pas concevoir qu'au début du troisième millénaire, on s'oppose à la liberté de conscience, à la liberté religieuse et politique. L'individu doit pouvoir faire ses choix – y compris celui d'être athée. Pour moi, le droit de chaque personne à la différence doit être sacré, non pas seulement accepté. C'est là une attitude d'esprit aux antipodes de l'islamisme. Je suis contre toute forme de racisme et toute conception monodimensionnelle de la société. Partout dans le monde, on va vers la diversité et le pluralisme.
Certaines puissances disent leur opposition au mouvement islamiste mais l'instrumentalisent pour créer des troubles, donc des espaces d'intervention, afin de défendre des intérêts non déclarés mais aisés à deviner – le pétrole, le gaz, l'uranium, bref les matières premières.
Sachant cela, j'ai essayé de m'occuper des Levantins, des chrétiens du Levant – Machrek, première région à avoir été convertie au christianisme, comprenant la Palestine, la Jordanie, la Syrie, une grande partie de l'Irak et Antioche. La Syrie encourage cette démarche, dont l'objectif est l'épanouissement de la communauté chrétienne et son harmonie. Nous ne recherchons pas la différence pour elle-même, mais l'unité dans la différence : le débat est une source d'enrichissement, tant il est vrai que penser tous la même chose, c'est renoncer à penser.
Le travail qui est mené sur les vestiges chrétiens au Nord de la Syrie va conduire à déclarer patrimoine universel une grande partie de cette région, celle des premiers saints de l'Église chrétienne. Nous espérons étendre cela à la Jordanie et à la Palestine.
À Jérusalem, les chrétiens représentaient 55 % de la population en 1948 ; actuellement, ils en représentent 2 %. À Bethléem, on est passé de 82 % en 1948 à 12 % aujourd'hui. En Irak, je n'ai pas les chiffres mais vous savez ce qu'il en est. Le Liban a été très touché en 1983 ; beaucoup de Libanais ont émigré, notamment vers la France, ainsi que vers le Canada et vers l'Australie. La cause est toujours le conflit israélo-arabe, dont les chrétiens font les frais.
Le premier problème qui se pose à nous est l'implantation des Palestiniens – 500 000 personnes, soit 15 % de la population libanaise. Imaginez qu'en France, vous ayez à intégrer et naturaliser d'un seul coup 9 millions de personnes… C'est impossible.
Malheureusement, l'opinion publique européenne est intoxiquée par les médias. Une étude que j'ai présentée sur les relations islamo-chrétiennes montre qu'il n'y a pas de problème religieux si l'on s'en tient aux textes ; c'est l'interprétation de ces textes qui sert de justification à beaucoup d'abus. Dans une lettre rédigée à l'occasion du Synode des évêques d'Orient, j'ai donc appelé les musulmans à revenir aux textes. Le Coran reconnaît le christianisme, la foi du musulman comporte la reconnaissance du Christ et de l'Évangile. Ce n'est donc pas de conflit religieux qu'il s'agit, mais de conflit d'intérêts ainsi que de manipulation. Les chrétiens eux-mêmes se sont fait la guerre ; phénomène indépendant des croyances, la guerre est causée par la volonté de suprématie et le désir de richesses. C'est pourquoi il faut intervenir pour corriger un peu la marche des choses.