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Intervention de Frédéric Mitterrand

Réunion du 18 novembre 2010 à 9h30
Indépendance des rédactions — Discussion d'une proposition de loi

Frédéric Mitterrand, ministre de la culture et de la communication :

Si l'exigence du débat s'impose, ce dernier doit s'inscrire dans le cadre des structures individuelles de chaque média, dans le respect de son histoire, de ses traditions, de sa culture.

Dans ce contexte, il ne me paraît pas justifié que le législateur s'immisce dans un débat qui relève de la seule éthique professionnelle, comme c'est d'ailleurs le cas ailleurs. Dans la très grande majorité des pays, les sociétés de journalistes, lorsqu'elles existent, jouent un rôle purement consultatif. S'agissant de l'organisation interne des médias d'information, la liberté la plus complète doit régner. Il est souhaitable et recommandé qu'ils n'en rendent pas compte aux pouvoirs publics.

Le rôle des sociétés de journalistes a largement évolué depuis la création de la première société des rédacteurs qui deviendra actionnaire du journal Le Monde en 1951. Aujourd'hui elles sont un lieu de dialogue et de concertation ; elles sont aussi un lieu de veille quant au respect de l'indépendance du média et au respect de la déontologie journalistique.

L'exemple du journal Le Parisien-Aujourd'hui en France et la crainte ressentie par les journalistes à l'annonce de sa mise en vente – hypothèse désormais écartée – illustrent parfaitement cette évolution. Cette crainte a incité la société des journalistes à rédiger une charte destinée au futur repreneur. Cette charte devait servir de base de dialogue entre les journalistes et les éventuels candidats au rachat du journal. Elle s'articulait autour de quatre principes : le journal est et doit rester un grand quotidien populaire et généraliste de qualité ; il doit conserver son caractère à la fois national et régional ; il doit préserver sa ligne éditoriale faite de neutralité politique et de proximité avec son lectorat ; enfin, il doit maintenir ses effectifs, garants de sa qualité éditoriale.

D'une manière générale, force est de constater que c'est en période de crise, du fait de divergences de conceptions, du fait du licenciement d'un collaborateur, du fait également d'un changement de direction effectif ou redouté, que ces sociétés sont créées. Aux côtés des organisations représentatives des personnels, elles jouent un rôle de vigie et de garant – ni plus, ni moins.

Il n'y a donc pas de modèle unique, et il est difficile de connaître précisément leur nombre. C'est cette souplesse et cette capacité d'adaptation aux circonstances individuelles qui font leur force. Organiser de manière uniforme ces réalités, c'est non seulement trahir leur esprit, mais c'est aussi affaiblir leur capacité d'adaptation.

Le Monde, Les Échos, Le Parisien, Paris-Match ont trouvé leur point d'équilibre autour de sociétés aux buts et aux prérogatives diverses, Ouest-France a trouvé le sien sans société de journalistes. Quel est donc l'objectif recherché par la proposition de loi, si ce n'est limiter la liberté individuelle de chaque entreprise et de ses salariés de s'organiser selon ses propres besoins ?

Il me semble évident que selon la nature du titre de presse, sa périodicité, son histoire, sa culture, les besoins sont différents. Le Quotidien du Médecin, Sciences et Avenir, ou le magazine Elle, disposent, chacun, de leur propre société de journalistes. Dans la presse spécialisée, les contraintes déontologiques, et la manière dont elles s'organisent, sont assurément de nature différente. Nier cette différence serait mal connaître les exigences qui s'imposent à chaque organe d'information.

Je voudrais citer un exemple afin de souligner la multiplicité des voies à explorer pour garantir l'honnêteté et l'indépendance de la presse. Pour les journalistes financiers, un dispositif particulier a été mis en place, en prenant appui sur la loi du 26 juillet 2005 pour la confiance et la modernisation de l'économie. Les organes de presse qui adhèrent à l'association dédiée s'engagent à respecter un code de bonne conduite et échappent, en conséquence, à la réglementation de droit commun de l'Autorité des marchés financiers.

D'une manière générale, la pratique a donc vu naître plusieurs types de mécanismes internes tendant à garantir l'indépendance rédactionnelle des journalistes.

Ces mécanismes s'inscrivent principalement dans quatre types de dispositifs : l'institution de sociétés de rédacteurs ; la participation des journalistes au capital social de l'entreprise de presse ; l'élaboration de chartes déontologiques ; des dispositions contractuelles dans les statuts de l'entreprise ou qui les accompagnent – pactes d'actionnaires, fondations...

Ces différents moyens ne sont pas exclusifs l'un de l'autre. Dans le domaine de l'éthique professionnelle, il s'agit de faire du sur-mesure et d'agir au cas pour cas, en d'autres termes de préférer l'esprit de finesse à l'esprit de géométrie.

Cette proposition de loi conduirait également à une impasse économique et juridique avec la confiscation de la responsabilité de l'éditeur.

Aux yeux de la loi et du public, c'est le directeur de la publication qui est responsable. Organiser au sein de l'entreprise un contre-pouvoir doté de responsabilité, ce serait rendre illégitime l'exercice de cette responsabilité qui implique des devoirs mais aussi des droits. Sans assumer la prise de risque caractérisée par la participation financière à l'économie de l'entreprise, l'équipe rédactionnelle ainsi légalisée bénéficierait d'un poids démesuré sur les orientations opérationnelles et stratégiques de l'entreprise.

L'indépendance et la liberté d'expression des journalistes sont au coeur de notre pacte républicain ; c'est une valeur cardinale, un principe à valeur constitutionnelle. Face à l'explosion des contenus et au bombardement visuel qui accompagne l'ère numérique, ces principes sont plus que jamais actuels : le public a besoin de repères clairs, d'une parole indépendante, crédible et professionnelle.

Mais cette proposition de loi semble méconnaître profondément le fonctionnement de la majeure partie des entreprises de presse. Elle sous-estime voire méprise le statut professionnel des journalistes, arraché de haute lutte dans les années 30, dont les organisations syndicales françaises s'enorgueillissent encore aujourd'hui, à juste titre. Elle sous-estime – cela est moins étonnant – le rôle de l'actionnaire à qui elle prête les pires intentions du monde. En convoquant les puissances occultes ou le pouvoir de l'argent, elle réduit l'actionnaire d'un groupe de presse ou d'un groupe média à n'être qu'un guichet de financement. Un actionnaire, ce n'est pas seulement cela, c'est aussi un acteur économique qui bénéficie de droits de propriété et qui est à même de défendre les principes de bonne gouvernance. Cela l'oblige vis-à-vis non seulement des salariés du groupe mais aussi des lecteurs et du public.

En d'autres termes, ce projet fragiliserait la cohésion interne de l'entreprise. En dotant la rédaction de pouvoirs exorbitants, il ajouterait la confusion à la défiance, il créerait les conditions d'un fossé d'incompréhension pour les entrepreneurs et les investisseurs. Or il y a plus que jamais besoin d'investissements solides et pérennes. La presse doit retrouver un nouvel élan, définir de nouveaux modèles permettant d'assurant son indépendance, sa diversité et son pluralisme dans un paysage médiatique en pleine mutation. Alors même que la presse doit renforcer ses fonds propres, le comble serait que la loi serve de repoussoir aux investisseurs.

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