Je vous remercie d'avoir organisé cette audition et de l'avoir maintenue, alors que d'importants débats ont lieu en ce moment même dans l'hémicycle.
La renaissance du nucléaire a longtemps été attendue par tous ceux qui ont à coeur la politique de l'énergie. Depuis quelques années, on est passé du stade des voeux et des exhortations à des décisions concrètes d'investissement. On ne peut que s'en réjouir, surtout dans un pays comme la France qui a fait de la constitution d'une filière électro-nucléaire l'un des grands axes de sa politique industrielle durant les Trente glorieuses. Cette orientation a été extrêmement importante pour un pays de taille moyenne comme le nôtre et les succès obtenus doivent être tout particulièrement soulignés. Cela étant, il y a assez loin de l'image flatteuse que l'on a de notre industrie nucléaire, avec même un léger sentiment de supériorité par rapport à beaucoup d'autres pays du fait de notre expérience, à la réalité récente. Abu Dhabi, qui avait lancé un appel d'offres pour quatre réacteurs nucléaires, a finalement préféré la Corée à la France, dont le produit était 50 % plus cher. Cela étant, la perte de ce marché considérable aura peut-être été une chance : elle a permis aux pouvoirs publics, notamment au Président de la République et au secrétaire général de l'Élysée de lancer une réflexion sur l'état réel de notre filière électro-nucléaire.
Plusieurs signaux auraient déjà dû nous alerter auparavant. Quand, début 2005, la Chine a préféré le réacteur AP1000 de Westinghouse à l'EPR, ce fut un revers majeur, peut-être même plus sévère que celui subi à Abu Dhabi. Or, il n'y eut à l'époque aucune réaction. On aurait de même pu s'interroger à la perspective de voir le chantier de l'EPR finlandais durer deux fois plus longtemps et coûter deux fois plus cher que prévu. Or, là encore, aucune réaction ! L'évolution du chantier de Flamanville, où les dépassements, tant de budget que de délais, devraient être du même ordre qu'en Finlande, aurait elle aussi dû inquiéter. Enfin, la chute du coefficient de disponibilité de notre parc électro-nucléaire de 8384 % à 7678 % en seulement deux ans était un autre signe alarmant – un quart de notre parc était à l'arrêt ! Donc, depuis quelques années, plusieurs faits objectifs montrent que les facteurs qui ont assuré le succès de la France en matière nucléaire dans les années 70-80 ne sont plus réunis.
Pourquoi ? L'organisation dont notre pays s'était doté à la fin des années 60 et au début des années 70 pour construire son parc électro-nucléaire reposait sur l'alliance de trois types de compétences, celles, scientifiques, du Commissariat à l'énergie atomique (CEA), celles, industrielles, de Creusot Loire, devenu Framatome puis Areva, et celles, d'ingénierie, d'EDF, qui disposait également en tant qu'exploitant du retour d'expérience. Mais chacun de ces acteurs se trouvait alors en situation de monopole, n'avait d'autre horizon que l'Hexagone mais surtout enchaînait les constructions de centrales – cette continuité calendaire a été un facteur déterminant de synergies, d'économies d'échelle et d'enrichissement permanent des compétences et de l'expérience au sein des équipes. Ces caractéristiques ont aujourd'hui disparu. Le CEA travaille toujours sur le nucléaire, mais son champ de compétences s'est élargi aux biotechnologies et aux énergies alternatives, comme en atteste d'ailleurs son nouveau nom de Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives. Areva est désormais en concurrence avec beaucoup d'autres entreprises au niveau mondial. Quant à EDF, son statut a évolué en même temps que le marché de l'électricité s'ouvrait à la concurrence.
On a par ailleurs sous-estimé la durée de vie des centrales en l'évaluant entre 30 et 40 ans. C'est ce qui explique qu'en matière industrielle, tout ait été calé sur l'horizon 2020, date à laquelle on pensait qu'il faudrait remplacer le réacteur de notre première centrale, Fessenheim. Or, on sait aujourd'hui de science sûre, comme cela a été démontré aux Etats-Unis et dans d'autres pays, que la durée de vie d'une centrale correctement entretenue est de 50, voire 60 ans. Si chacune de nos 58 centrales dure 60 ans, cela signifie que nous n'en aurons aucune nouvelle à construire avant 2030-2040. La dimension internationale revêt alors une nouvelle place : la renaissance du nucléaire ne sera pas tirée par la demande nationale des pays déjà équipés, mais par les pays émergents qui souhaitent accéder à l'énergie nucléaire pour l'indépendance énergétique qu'elle offre, mais aussi sans doute pour son caractère plus respectueux de l'environnement et ses avantages en matière de développement durable. De plus, il nous faut aujourd'hui satisfaire la demande de pays aussi divers que la Chine, la Jordanie, le Vietnam, l'Afrique du Sud ou l'Egypte, demande qui sera nécessairement hétérogène, car tous ces Etats ont des besoins différents, et, surtout, l'enchaînement calendaire des constructions sur lequel reposaient nos synergies n'est aucunement garanti. Il n'y a aucune raison de penser que la construction de la centrale de Taishan en Chine se terminera juste au moment où commencera celle de Jordanie et que l'on pourra attendre la fin de ce chantier-là avant de commencer celui d'Afrique du Sud. Dispersion géographique, diversité des situations et discontinuités temporelles : voilà à quoi il va nous falloir faire face.
Première conséquence : il faudrait être davantage tourné vers le client. Cela peut paraître évident, mais nous en étions loin, à Abu Dhabi par exemple où nous étions toujours dans une logique d'offre où les entreprises publiques décidaient à la place du client quel produit il fallait à celui-ci. Or, nous ne disposons d'aucune structure permettant de recenser, de façon méthodique et neutre, les besoins tels qu'ils s'expriment : quand tel pays souhaite-t-il disposer de réacteurs ? Un seul de forte puissance ou plusieurs, plus petits ? De quelle puissance ? Faisant appel à quelle technologie ? Il faut nous doter rapidement d'une telle structure, rassemblant toutes les compétences existantes, publiques et privées, et capable d'analyser avec les clients leurs demandes. Ce pourrait être un GIE ou une société à actions simplifiées, comme dans le secteur aéronautique où une structure ad hoc chez Airbus recense en permanence les clients potentiels, analyse leurs besoins exacts et permet d'adapter l'offre en conséquence. Si nous avions procédé de la sorte à Abu Dhabi, nous aurions compris que ce pays souhaitait une centrale de type Flamanville opérée par EDF. EDF n'ayant pas souhaité s'y engager pour des raisons qu'il ne m'appartient pas de juger, on a dit au pays qu'on allait lui fournir un produit différent mais encore plus performant. On a vu le résultat !
Du côté de l'offre, nous avons tout misé sur l'EPR dans la perspective du renouvellement de notre parc nucléaire, où l'EPR prendrait la suite logique des réacteurs 900 MW, puis 1 300 MW et 1 500 MW de Chooz et Civaux. Mais pouvons-nous aborder le marché mondial avec un seul produit ? Est-il une seule entreprise au monde, dans quelque domaine que ce soit, a fortiori lorsqu'il s'agit d'investissements aussi lourds que dans le nucléaire, s'engageant à l'exportation avec une offre commerciale unique ? L'EPR, de conception franco-allemande, qui a commencé d'être esquissé dans les années 1989-1990, a incontestablement des vertus, mais il est très « typé ». Nos amis allemands étaient alors inquiets des dommages que des avions de combat, dont quelques-uns avaient alors eu des accidents, auraient pu lui causer en s'écrasant sur le réacteur – ce qui explique le renforcement prévu du dôme. Il y avait aussi eu Tchernobyl en 1986, d'où la demande légitime que le réacteur puisse supporter la fusion de son coeur sans danger pour quiconque – d'où la nécessité d'un cendrier susceptible de récupérer des cendres à 2 200 °C. Puis sont survenus les attentats du 11 septembre 2001 qui ont nourri une nouvelle crainte, celle qu'un avion de ligne puisse s'écraser sur le réacteur, au risque de casser l'étanchéité de la double enceinte du bâtiment l'abritant. L'EPR répond à toutes ces préoccupations légitimes de sûreté des industriels et opérateurs français et allemands, mais nul ne dit que dans le monde, tous les clients potentiels exigent le même renforcement, source de surcôuts substantiels et de retards dans la fabrication. La demande porte vraisemblablement aujourd'hui davantage sur des réacteurs de 800 à 1 000 MW, dont on n'a hélas, pas le début du commencement d'une ébauche industrielle. Le réacteur ATMEA qu'Areva étudie avec Mitsubishi est intéressant mais il faudra encore peut-être dix ans pour passer du stade de projet à une réalisation industrielle. De plus, une partie du projet dérive de l'EPR. Il est donc fort à parier qu'on aboutisse à un outil lui-même assez coûteux, difficile à utiliser et produisant un KWh pas aussi compétitif qu'on le voudrait. Il faut trouver le moyen de fournir des réacteurs de plus faible puissance. Nous ne pourrons pas maintenir nos positions commerciales sans une gamme diversifiée et mieux adaptée de produits.
Autre conséquence de la nouvelle donne internationale : il est impératif de renforcer la coopération entre Areva et EDF, notamment parce que ce qui fait la singularité de la France sur le plan mondial, et ce sans doute pendant encore quelques années, est que quand Areva vend un réacteur, il vend une cuve et un combustible, mais aussi un service après-vente EDF, responsable de l'ingénierie et de l'exploitation, qui n'a rien moins que quelque 1 500 « années-réacteur » d'expérience. Aucune autre entreprise au monde ne peut se prévaloir d'une telle expérience.
Qui doit être le chef de file de la filière nucléaire française ? Certains prétendent que ma réponse ne peut qu'être biaisée de par mes relations amicales avec tel ou tel et parce que je suis un ancien président d'EDF. Mais je n'ai pas le moindre scrupule à le dire, il n'y a pas la moindre hésitation à avoir : l'architecte-ensemblier, le seul capable à pouvoir mener à bien de manière intégrée une opération aussi complexe que la construction d'une centrale nucléaire et son exploitation ultérieure, ne peut être qu'EDF. On mesure d'ailleurs toute l'importance de l'exploitant en regardant ce qui s'est passé à Abu Dhabi. Le choix d'ENEC (Emirates nuclear energy corporation) a davantage porté sur un exploitant que sur un fournisseur de cuve ou de combustible. Et il n'est pas indifférent que KEPCO, l'exploitant coréen finalement retenu, ait aujourd'hui la même démarche qu'EDF il y a une trentaine d'années, exploitant pour l'instant 24 réacteurs et s'apprêtant à en construire 50 ou 60, ce qui lui permet des gains de productivité considérables. Le chef de file doit être EDF, tout simplement parce que seule EDF a la capacité d'intégration nécessaire. Le refuser au nom de futiles chicayas priverait notre pays d'une position commerciale majeure.
Pourquoi mon rapport n'accorde-t-il pas plus d'importance à GDF-Suez ? C'est que l'urgence ne me semble pas d'avoir un deuxième ou un énième champion national, mais bien d'abord de restaurer la force de frappe de ceux qui constituèrent longtemps le premier, à savoir Areva et EDF, auxquels on peut ajouter Alstom et le CEA. Quel pays abandonnerait son champion en phase d'adaptation pour favoriser l'émergence d'un autre ? Par ailleurs, tout cela ne se décrète pas. Ce sont les clients, et eux seuls, qui jugent si les solutions proposées répondent ou non à leurs besoins. Ce n'est que lorsque nous aurons retrouvé une réelle efficacité industrielle en ce domaine, fortement consommateur de capitaux, que nous pourrons nous demander s'il y a place en France pour un deuxième champion. Cela ne préjuge rien de négatif sur GDF-Suez qui, par son acquisition d'International Power, a fait la preuve de sa capacité à être, le moment venu, un groupe de stature mondiale. Mais l'urgence n'est pas là aujourd'hui. Ne dispersons pas notre effort.
Tout en n'étant plus au centre du jeu, l'État doit tenir compte des évolutions susdécrites et aider à ce que la filière nucléaire française réponde à la diversité des besoins de par le monde. Plus d'une dizaine de comités ont été constitués par le passé, dont la plupart ne se sont jamais réunis au cours des dix dernières années. Il faut remettre de l'ordre dans tout cela et assurer un meilleur suivi, car, comme aux Etats-Unis ou en Russie, l'État est bien entendu partie prenante au premier chef du développement du nucléaire. Le Président de la République l'a d'ailleurs bien senti, en créant un comité de politique nucléaire.
Je regrette l'absence d'un ministère de l'énergie ou d'un secrétariat général à l'énergie, qui ne s'occuperait que de politique énergétique et aurait toute légitimité politique pour ce faire. Je comprends bien qu'il est difficile de faire coïncider l'échelle de temps des décisions en ce domaine, de l'ordre du demi-siècle, avec les échéances politiques ! Mais que nul n'ait réagi quand la Chine a préféré la technologie de Westinghouse à celle d'Areva ou quand le chantier de l'EPR finlandais a pris tant de retard atteste de cette carence.
Enchaîner les constructions permet des synergies et des économies d'échelle, partant, une plus grande efficacité. Or, aujourd'hui, au lieu d'aller vers une standardisation des EPR, on met au point des prototypes répondant chacun aux exigences des autorités de sûreté des pays concernés. En effet, alors que la compétition est mondiale, les réacteurs sont certifiés par des autorités de sûreté strictement nationales, si bien que l'EPR finlandais n'est pas tout à fait le même que le français, et au Royaume-Uni, où quatre doivent être construits, les règles seront encore différentes. L'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) doit impérativement se coordonner avec ses homologues. Enfin, une autorité de sûreté responsable ne saurait se contenter d'empiler les règles de sûreté en faisant comme si celles-ci n'avaient aucune incidence économique et financière dans l'équilibre d'exploitation des projets. Loin de moi l'idée de réacteurs low cost ou low safety mais il faut concilier au mieux sûreté et équilibre économique. Il ne me choquerait pas que l'ASN, autorité administrative indépendante, récapitule de manière totalement impartiale les principales caractéristiques techniques des réacteurs que l'on se propose de vendre à l'international. Il est incroyable de disposer de telles fiches techniques pour n'importe quel appareil électroménager et pas pour une centrale nucléaire ! Cela aurait par exemple permis d'éviter certaines prises de position tout à fait inopportunes au moment où le Gouvernement présentait les produits français dans le Golfe.
Il faut par ailleurs demander à l'ANDRA (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs), d'associer de façon urgente EDF, Areva et le CEA à la définition et à la réalisation du projet de centre de stockage en couche géologique profonde à Bure. La loi du 28 juin 2006 dispose notamment que d'ici à 2011, l'ensemble des entreprises produisant des déchets radioactifs devront avoir provisionné dans leurs comptes les sommes correspondant au coût de ce stockage et qu'en 2015 la demande d'autorisation soit instruite pour une mise en exploitation en 2025. Or, l'ANDRA a pris du retard. Les vérifications géologiques nécessaires ont été effectuées. Il faut passer maintenant à la réalisation du projet et la soumettre à un co-contrôle de ceux qui en assumeront le coût, à savoir le CEA, EDF, Areva,…qui ne sont pas aujourd'hui convenablement représentées dans les instances de décision de l'ANDRA.
Je termine en mentionnant quelques points que je n'ai fait qu'évoquer dans mon rapport, le Président de la République n'ayant pas souhaité qu'il en soit traité en juillet et les ayant renvoyés à l'automne. Tout d'abord, les problèmes de financement. Il n'y a pas de dogme en la matière. Il n'y a pas à craindre les investisseurs privés, dont la participation me paraît même au contraire judicieuse, vu l'échelle de temps des décisions prises. Mais nulle part au monde n'existe une industrie nucléaire de marché, financée uniquement sur le marché. J'en veux pour preuve que le président Obama vient d'ouvrir une ligne de crédit de quelque 70 milliards de dollars pour accorder la garantie de l'État aux entreprises américaines appelées à investir lourdement dans le nucléaire. En effet, le retour sur investissement est si long en ce domaine qu'il peut faire hésiter les investisseurs privés. Les financements mixtes, public-privé, sont une bonne solution.
Un autre point important est celui des ressources humaines. En effet, la majorité des salariés qui avaient travaillé à la construction des dernières centrales, Chooz ou Civaux, ont désormais pris leur retraite d'EDF. Si on ne veille pas à former suffisamment de personnes pour assurer le renouvellement des compétences, on va au-devant de difficultés. Je ne pense pas seulement aux ingénieurs car il s'en formera toujours, encore qu'il faille être très attentif aux conséquences de certaines décisions. En Allemagne, dès l'annonce de la sortie du nucléaire par M. Schröder, les filières de formation ad hoc de l'enseignement supérieur se sont taries du jour au lendemain. On a observé le même mouvement en France à l'annonce de la fermeture de Creys-Malville. Mais ce n'est pas là ce qui est le plus préoccupant. La construction d'une centrale nucléaire est un chantier très complexe et très long, qui requiert de multiples métiers, souvent exercés par des personnes de nombreuses nationalités. Le fait de ne pas disposer de personnels d'expérience, ayant déjà participé à la construction d'une centrale ou en tout cas à des chantiers aussi complexes, sera un handicap.
Sur les 200 000 salariés qui travaillent directement ou indirectement dans le secteur nucléaire, environ 22 000 travaillent à la maintenance des « arrêts de tranche » et parmi eux, 18 % sous statut précaire – intérim, CDD, contrat de chantier. Or, ce sont ces personnels-là qui sont pourtant les plus exposés à la radioactivité. D'où l'idée d'établir une charte fixant les conditions de travail qui s'appliqueraient à tous les salariés du nucléaire en France.
Un autre sujet-clé est celui de la recherche-développement. Ses dépenses ont trop souvent été les premières sacrifiées sur l'autel de la libéralisation. Or, pour préparer la quatrième génération de réacteurs, appelés à entrer en service au-delà de 2050, c'est maintenant qu'il faut faire porter l'effort.
Enfin, je ne peux passer sous silence un point qui fait l'objet d'un autre rapport, la dimension civilo-militaire de l'industrie nucléaire. La clarification nécessaire dans le domaine civil imposera aussi certaines réorganisations dans le domaine militaire puisque cela touche à la force de propulsion des engins de notre force de dissuasion.