Tout le monde s'accorde à dire que la création du conseiller territorial dans ces régions monodépartementales de l'outre-mer aboutira à la mise en place de deux assemblées identiques. Personne ne conteste qu'elles seront composées strictement des mêmes élus, situation ubuesque qui, aux dires de notre rapporteur lui-même, sera vite intenable. À l'argument selon lequel le processus en cours débouchera, sans doute à l'insu de ses promoteurs, sur une assemblée unique, le Gouvernement répond que les deux entités - conseil régional et conseil général - continueront d'exister en tant que telles. Fort de cet argument, il n'a pas recours à l'article 73 de la Constitution qui prévoit l'organisation d'un référendum. Dans ces conditions, la difficulté d'application de ce texte reste entière.
Pour tenter de la résoudre, le Gouvernement a déposé un amendement qui lui permettra de légiférer par voie d'ordonnances. Ainsi, non seulement les populations concernées ne seront pas consultées mais, à présent, les parlementaires seront contournés. Cette situation est choquante. Il faut noter que, dans tout ce texte qui porte réforme des collectivités territoriales, seul l'outre-mer est visé par une ordonnance. C'est le seul cas depuis que la commission des lois de notre assemblée a rejeté, à l'unanimité, l'amendement destiné à habiliter le Gouvernement à fixer par voie d'ordonnances la répartition des conseillers territoriaux par département. Oui, depuis que le tableau de répartition des effectifs a été inséré dans ce texte à l'initiative du Gouvernement, il ne cesse d'être discuté et amendé par les parlementaires. Il a même fait l'objet d'une seconde délibération au Sénat. Nous ne comprenons donc pas pourquoi un sujet aussi sensible et aussi important pour l'outre-mer serait traité en dehors de la représentation nationale.
Il se trouve que le président de la commission des lois est à l'origine de l'introduction du tableau dans ce texte. L'Assemblée nationale l'aurait même « exigé », selon son homologue du Sénat. Puis-je demander à M. Warsmann, d'user de la même détermination pour nous aider à ce qu'il ne soit pas donné suite à l'article 40 du projet qui prévoit de légiférer par ordonnances pour l'outre-mer ? Le vote étant conforme, cet article n'est plus en discussion et les parlementaires ne peuvent plus agir.
Nous nous interrogeons d'ailleurs sur la portée réelle de cette ordonnance, qui concernera exclusivement le chapitre Ier du titre Ier, c'est-à-dire la création du conseiller territorial. Il ressort des différentes réponses gouvernementales que l'habilitation est surtout motivée par la situation de la Guadeloupe et la réflexion qu'on y mène sur le processus d'évolution institutionnelle. Il s'agit, en quelque sorte, d'une solution d'attente.
Pour La Réunion, où le congrès qui réunit les deux assemblées délibérantes n'existe pas, aucun moratoire n'a été décidé, aucun référendum n'est prévu. Il n'y a donc pas d'éventualité de loi organique relative aux institutions. Aussi, souhaitons-nous que la question institutionnelle soit réglée dans le cadre du présent débat parlementaire. Pour nous, le choix est aujourd'hui le suivant : ou bien le schéma institutionnel actuel, c'est-à-dire conseil général et conseil régional avec des compétences et des modes d'élection distincts, ou bien un conseil général aux compétences élargies.
En effet, le scrutin retenu, c'est-à-dire uninominal majoritaire à deux tours, le nombre de conseillers territoriaux fixé à 49 et le choix du canton comme circonscription d'élection, le tout appliqué à une région monodépartementale, ne conduit à rien d'autre qu'à un conseil général aux compétences élargies. Ainsi, pour La Réunion, l'acte III de la décentralisation risque fort de ressembler à l'avant 1982.
À y regarder de près, la création du conseiller territorial se traduira par un recul général de la décentralisation. La situation caricaturale qu'elle provoquera outre-mer rendra ce recul encore plus visible. M. Perben le sait bien pour avoir été ministre des départements et territoires d'outre-mer.
Du coup, mes chers collègues, vos discussions sur la clarification des compétences, l'efficacité financière ou encore la mutualisation des moyens et des services ne nous concernent plus guère.
Les États généraux de l'outre-mer l'ont confirmé : à La Réunion, le débat institutionnel et statutaire n'est pas à l'ordre du jour. Ironie de la situation, c'est l'application du droit commun, en l'occurrence l'application de la réforme instituant le conseiller territorial, qui risque d'ouvrir une période de turbulences. Qui peut prétendre que deux assemblées identiques sur un même territoire sont un gage d'efficacité ? Si cette hypothèse devait devenir réalité, il est à parier que le constant ballet des quarante-neuf mêmes élus entre leurs deux sièges – chez nous, le Palais de la Source et la Pyramide inversée – sera aussi inopérant que dérisoire.
Nous connaissons déjà, dans le monde du travail, le temps partiel subi. Avec cette loi, La Réunion risque de connaître l'assemblée unique subie. Les difficultés économiques et sociales que nous traversons ne nous laissent pas le loisir de faire les frais d'une telle expérience. Le droit commun, quand il instaure mécaniquement le conseiller territorial, c'est, pour La Réunion, une aventure très dangereuse. De grâce, n'évoquez pas le cas de Paris, où d'ailleurs le conseiller territorial n'est pas créé : pour flatteuse qu'elle soit, la comparaison entre une capitale de cette importance et l'une des régions les plus pauvres d'Europe n'est pas pertinente.
Je l'ai dit, et je le répète : sur un sujet aussi sensible, la réflexion et la concertation sont indispensables, messieurs les ministres. Or ni l'une ni l'autre n'ont été mises en oeuvre pour l'outre-mer. L'architecture institutionnelle actuelle est sans doute perfectible, mais elle a fait ses preuves et son bouleversement n'est pas la chose la plus urgente. Mieux vaut réfléchir, à partir de la situation actuelle en maintenant la distinction entre conseillers généraux et conseillers régionaux, comme cela est prévu pour la Corse. Cette solution n'aurait même pas d'incidence sur le renouvellement de 2014.
L'autre difficulté importante de ce texte réside dans le recul qu'il inflige à la parité. Il est vrai qu'aucun mode de scrutin ne permet de remplir à la fois tous les critères d'une parfaite représentativité, à savoir pluralisme, équilibre territorial, majorité de gestion et parité. Toutefois le fait est que le Gouvernement a opté pour celui qui sacrifie le plus la parité. Ainsi, en choisissant le scrutin majoritaire à deux tours, le conseiller territorial, censé incarner l'élu local de la modernité, sera élu selon un mode de scrutin qui n'accorde aux femmes que la portion congrue de la représentation. Faut-il rappeler que les conseils généraux ne comprennent que 12,3 % de femmes et que notre assemblée n'en accueille que 18,5 % ?
Nous avons pu mesurer le peu d'efficacité des sanctions financières qui prétendaient remédier à cette injustice. Nous savons déjà que le nouveau système de modulation n'aura guère plus d'effet. Après la réforme des retraites, qui fait payer aux femmes un lourd tribut, le Gouvernement s'apprête à faire adopter le recul de la parité. Cela fait beaucoup en une semaine !
Cette nouvelle dénégation de l'égalité entre les hommes et les femmes est un détestable signal. Ce n'est évidemment pas en renforçant la place des femmes dans les petites communes et les conseils communautaires, même s'il s'agit là d'avancées démocratiques certaines, que l'on compensera cette régression programmée.
De cette régression, la décentralisation elle-même souffrira. Elle a toujours été synonyme d'ouverture, elle symbolise de nouvelles pratiques, elle revivifie la vie démocratique. Cette réforme, à n'en pas douter, tourne le dos à ce qui a toujours été l'esprit et la marque de la décentralisation.