Nous vivons un étrange moment depuis quelques jours. Ce texte constitue en effet un véritable recul social puisque ce sont les plus défavorisés de nos concitoyens qui vont se trouver pénalisés en partant pour ceux qui n'auront pas eu des carrières longues, ceux qui n'auront pas pu occuper un emploi permanent bien rémunéré et qui partiront à soixante-sept ans. D'autres devront partir à soixante-deux ans, et c'est un paradoxe extraordinaire que de laisser croire que ce texte, qui constitue un recul social, contient une avancée sociale extraordinaire qui serait la mise en oeuvre d'une pénibilité à la française.
En réalité, cette pénibilité n'est rien d'autre que l'invalidité que l'on constate en COTOREP, ou dans des institutions du même type. Étant originaire d'une région industrielle, je sais que les facteurs qui sont à l'origine du mal de vivre dans certaines régions et qui sont liés à des phénomènes environnementaux généraux – le bruit au travail, la pollution, les produits toxiques, les poussières, le travail de nuit – ne sont pas des facteurs individuels ; ils sont liés à la vie d'une collectivité, pas d'un individu. Ils sont tout simplement l'apanage de tous ceux qui, à un moment donné, donnent leur temps de travail de façon égale pour la société et ont le droit, en retour, de retirer certaines compensations. Et parmi ces compensations aurait pu figurer la reconnaissance de la pénibilité, mais dans un cadre collectif. En effet, comment distinguer les uns des autres ? Certes, on nous dira que certains ont un patrimoine génétique plus puissant que d'autres, mais peu importe ! Celui qui donne sa force de travail doit pouvoir, parce qu'il a perdu quelques années en vivant dans des conditions difficiles, bénéficier d'avantages qui ne sont en fait que des compensations.
La terminologie que vous retenez me paraît assez farfelue également sur le plan de l'analyse économique. En effet, je ne vois pas en quoi la société à intérêt à laisser des gens travailler alors qu'ils sont eux-mêmes déjà diminués. Nous avons tout à gagner, dans une société, à ce qu'il y ait moins d'accidents du travail, à ce que les gens soient productifs. Aujourd'hui, pour qu'une société crée de l'emploi, de l'activité, il faut que les entreprises soient à un haut niveau de compétitivité. Et quel meilleur moyen, pour être compétitif, que d'avoir des salariés en pleine santé, qui vont de leur plein gré à leur travail et sont motivés pour obtenir des résultats pour leur entreprise.
Ce texte est aussi une formidable injustice sociale. Étant issu d'une région sidérurgique – il n'y a aujourd'hui malheureusement plus de mines de fer en France –, je côtoie souvent des veuves de mineurs. Non seulement les habitants de ces régions meurent plus tôt, mais ils laissent des familles éplorées. C'est tout un cercle familial qui est atteint. Nous n'avons donc pas la reconnaissance de l'individu, mais pas non plus celle du cercle familial.
Ce n'est pas non plus logique sur le plan des dépenses d'assurance maladie puisque, en réalité, on aurait intérêt à prendre en compte cette pénibilité plus globalement pour permettre à des gens de vivre sereinement sans engager des dépenses considérables sur le plan des arrêts maladie, de compensations importantes qui ne relèvent certes pas du même budget mais dont la prise en charge est très coûteuse.
Vous pourriez croire que nous sommes isolés à penser cela. Certains ont évoqué tout à l'heure le travail effectué par M. Poisson. Je veux simplement préciser ici qu'en ne retenant qu'un seul critère de pénibilité il avait évalué le nombre de personnes concernées à 20 millions et que, si nous retenions l'ensemble des critères de pénibilité pouvant amener une compensation, le chiffre de 1 million était atteint. Pour faire le parallèle avec la région dont je parle et avec les salariés que je représente ici, à l'Assemblée nationale, j'ai le sentiment que si nous comptabilisions l'ensemble des personnes concernées par la pénibilité dans une circonscription individuelle, nous ne serions pas très loin du taux de 20 % que vous évoquiez au départ.
Certes, vous avez aujourd'hui un peu étendu le dispositif, et nous atteignons 35 000 personnes, mais c'est encore très loin du million que j'évoquais tout à l'heure. Les exemples pourraient être évoqués à foison. On constate ainsi que les ruptures conventionnelles sont de plus en plus nombreuses chez les personnes d'un certain âge dans le cadre d'un licenciement. Je crois que ces ruptures conventionnelles représentent aujourd'hui 17 % pour les personnes de cinquante-cinq à soixante ans. Elles sont évidemment beaucoup moins importantes pour les personnes plus jeunes.
Je voudrais rappeler ces chiffres parlants : à trente-cinq ans, un cadre dans la meilleure des situations a devant lui quarante-sept années, dont trente-quatre en pleine santé. Ce n'est malheureusement pas le cas d'un ouvrier plus défavorisé, puisque l'on se situe à des chiffres inférieurs de 6 % et 10 %.
C'est dire si la montagne accouche d'une souris. Vous ne trompez personne en faisant croire que ce texte de recul social contiendrait quelques dispositions positives en terme de prise en charge de la pénibilité. Ce n'est pas le cas.
Il aurait d'ailleurs fallu légiférer sur un texte pleinement consacré à la pénibilité, c'est en tout cas ce que les salariés nous demandent aujourd'hui. Certes, les organisations patronales et salariales n'ont pas réussi à conclure. Il était de notre devoir de le faire ici au Parlement, dans le cadre d'un texte spécifique, et non pas dans le cadre d'un ersatz qui se rattache aujourd'hui à un texte qui ne restera pas dans les annales de la République.
Il faudrait en tous les cas, quand bien même ce texte serait adopté, que les négociations se poursuivent et que nous nous retrouvions dans un an ou deux pour adopter un vrai texte sur la pénibilité, et non pas sur l'invalidité.