Monsieur le président, mesdames, messieurs, je suis particulièrement honoré d'être entendu aujourd'hui par votre Commission sur l'évaluation de la loi organique du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution. Je vous en remercie très chaleureusement.
Je souhaiterais en premier lieu rappeler que j'ai toujours considéré l'institution de la question prioritaire de constitutionnalité comme une avancée décisive de l'État de droit et des libertés dans notre pays. Et, malgré les soubresauts qui ont jalonné les premiers mois de fonctionnement de ce dispositif, je crois que chacun peut se féliciter de ce nouvel instrument offert aux justiciables. Depuis maintenant six mois, en effet, chacun d'eux peut contester la conformité à la Constitution d'une loi dont l'application est au coeur de son litige, dès lors que sont en cause les droits et libertés garantis par le texte fondamental. Le nombre et l'importance des questions déjà transmises par les deux cours suprêmes témoignent du succès de cette avancée de notre État de droit. Comme citoyen, comme juriste, comme Procureur général près la Cour de cassation, j'en suis pleinement satisfait.
Cependant, soucieux de vérité, je ne vous cacherai pas avoir été attristé et surpris par certains événements et commentaires qui ont marqué les premiers mois d'entrée en vigueur de cette loi. Pardonnez-moi de le dire aussi directement, mais je n'ai pas compris les critiques dirigées contre la décision de la Cour de cassation du 16 avril, posant une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne. Je me suis souvenu alors de ces mots de Michel Debré dans Trois Républiques pour une France : « Il me paraît que la valeur de la justice et le respect dont ses décisions sont entourées attestent du degré de civilisation qu'un peuple a atteint. » Au regard de ces mots emprunts de sagesse, que penser de la suppression, à l'occasion de l'examen du projet de loi organique sur le CSM, de la formation ad hoc de la Cour de cassation chargée de se prononcer sur la transmission des QPC dont la Cour était saisie ? Cette suppression, que je ne critique pas dans son principe mais dans sa forme, ne peut s'expliquer que par la décision du 16 avril. Cette intervention du législateur dans le fonctionnement de la Cour de cassation, modifiant le traitement d'affaires en cours sans concertation aucune, a été ressentie comme un acte d'une grande violence par les magistrats de cette Cour, qu'ils soient du siège ou du Parquet, et leur assemblée générale s'est d'ailleurs élevée contre cette mesure. Nombre d'entre eux ont été jusqu'à parler de loi de dessaisissement, avec la connotation péjorative associée à ce terme, à propos d'un texte dont l'exposé des motifs reposait sur des éléments non fondés, tels qu'un prétendu retard dans l'examen des QPC.
C'est le moment de préciser que les juridictions judiciaires ne rencontrent pas les mêmes QPC que les juridictions administratives, dont on a dit abondamment qu'elles jouaient mieux le jeu. Il me semble en effet qu'en matière administrative, où les questions de liberté ne sont pas en cause de manière aussi prégnante, la tentation de retarder le procès par le dépôt d'une QPC est beaucoup moins forte : la partie privée ne va pas invoquer l'inconstitutionnalité de la loi dont elle demande l'application contre l'administration, tandis que l'État, en défense, n'a pas vocation à soulever une QPC.
En revanche, les parties dans un procès judiciaire peuvent toujours trouver intérêt à retarder le procès. Même si les dérives ont été rares, cela ne dispense pas la Cour de cassation de son obligation de vigilance. Il existe donc des motifs institutionnels et structurels pour qu'elle soit tenue à une particulière prudence en présence de QPC qui concernent pour l'essentiel la matière pénale. Vous avez pu remarquer qu'elle n'a pas manqué pour autant de courage dans le traitement de questions qui pouvaient faire polémique, comme la garde à vue, ou comme la restriction apportée aux droits des victimes à laquelle il a été mis un terme par la transmission d'une QPC visant l'article 575 du code de procédure pénale, ce qui revenait, pour la Cour, à remettre en cause son propre fonctionnement. Quelle autre juridiction a été aussi loin ?
Ayant eu à maintes reprises le bonheur et l'honneur de m'exprimer devant vous depuis que j'exerce les fonctions de Procureur général près la Cour de cassation, la vérité que je vous dois commandait que je vous fasse part de mon incompréhension, voire de ma consternation. Je le fais avec d'autant plus de liberté que l'avocat général qui a conclu, en toute indépendance, à l'occasion de la procédure ayant donné lieu à la question préjudicielle, n'avait pas considéré devoir proposer cette solution. Je crois qu'il eût été infiniment plus souhaitable que la suppression de la formation ad hoc de la Cour de cassation, qui a été vécue, je le répète, comme une mesure de rétorsion contre la Cour de cassation et comme une atteinte grave à l'indépendance de la justice, soit au moins précédée d'une concertation, d'autant que la Cour de cassation a été au rendez-vous de la question prioritaire de constitutionnalité : à ce jour, sur 357 questions enregistrées, 256 ont été traitées, parmi lesquelles 99 ont été renvoyées au Conseil constitutionnel, 101 restant à ce jour en attente d'audiencement.
La question préjudicielle du 16 avril posée à la Cour de Luxembourg, sans doute mal comprise, a fait naître des suspicions, amenant à poser un regard plus que circonspect sur les décisions rendues par la Cour de cassation. Ces critiques ont, à mon sens, imparfaitement mesuré les problématiques nées des nouveaux rapports institutionnels induits par la réforme. Elles sont à mes yeux hâtives et infondées. Je m'y attarderai dans un instant, pour vous donner ma propre lecture et vous livrer quelques réflexions sur ce qui serait susceptible d'assurer à l'avenir un fonctionnement plus serein du mécanisme de la QPC, toujours au bénéfice du justiciable. Mais auparavant, et conformément à votre demande, je tirerai un premier bilan de la mise en oeuvre de la réforme, en vous exposant l'organisation de la procédure d'examen par la Cour de cassation et les premières orientations et lignes de force qui se dégagent des décisions de la Cour.
La procédure d'examen des QPC mise en place à la Cour de cassation peut se décrire en trois mots : anticipation, méthode et efficacité, ces trois mots reflétant à mon sens l'esprit qui anime notre institution. Sans trop perturber le cours normal d'examen des pourvois, celle-ci a rapidement su s'adapter à cette nouvelle procédure. Bien avant l'entrée en vigueur de la réforme, elle a ainsi créé, au sein de son service de documentation, des études et du rapport, un bureau spécialisé dans les questions de droit constitutionnel. Opérationnel dès l'entrée en vigueur de la nouvelle procédure, ce bureau a pu apporter aux conseillers et avocats généraux désignés les analyses attendues. De même, un circuit spécifique d'audiencement des affaires a permis de traiter avec efficacité les nombreuses questions posées à la Cour. Certains ont prétendu que la formation ad hoc de la Cour de cassation avait tardé à examiner les QPC. Pourtant, toutes les questions ont été traitées avant l'expiration du délai de trois mois, en dépit de la lourde charge de travail qu'implique l'examen de ces affaires dans un délai aussi contraint. Vous devez savoir que la garde à vue a fait l'objet de plus de 80 QPC, et il nous en arrive encore ! Plus de cinquante questions ont porté sur les visites domiciliaires effectuées sur le fondement de l'article L. 16 B du livre des procédures fiscales.
Plutôt que de traiter ces questions sérielles « au fil de l'eau », la Cour les a regroupées lors d'audiences uniques. C'est là une bonne administration de la justice, d'autant que les débats préalables à ces audiences ont permis de mieux explorer tous les aspects de ces thématiques communes. Cela prouve bien l'engagement de l'ensemble de la Cour dans la réforme. La disparition de la formation ad hoc impliquera une nouvelle organisation du traitement des questions, qui fera toute sa place au Parquet général.
Celui-ci a contribué activement à la mise en place de la réforme. En effet, une QPC transmise à la Cour de cassation ou posée dans le cadre d'un pourvoi entraîne mécaniquement la désignation d'un avocat général de la chambre concernée. Chacune des QPC examinées donne lieu à un avis étayé en droit. Je tiens à préciser ici que chaque avocat général a pu conclure librement à la transmission ou à la non-transmission de la question posée, conformément au principe de l'indépendance des magistrats du Parquet général de la Cour de cassation, principe auquel, vous le savez, je suis très attaché. Cette liberté n'exclut pas une coordination dans la préparation des avis exprimés, et, dès l'entrée en vigueur de la loi organique, mon souci a été d'établir un tableau de suivi des QPC, dans un double objectif : identifier les questions connexes et les confier au même avocat général ; offrir au Parquet général une vision transversale des problématiques posées, telle l'incompétence négative du législateur, la possibilité pour la juridiction de reformuler la question posée, celle de transmettre au Conseil constitutionnel des questions portant moins sur le texte que sur son interprétation. C'est la force du Parquet général que de pouvoir apporter son propre éclairage, qui peut – les premiers pas de la QPC l'ont démontré – diverger de celui apporté par la formation ad hoc. Pour ma part, je me réjouis de cette richesse. Je crois pouvoir dire que ces avis sont appréciés pour leur exposé détaillé de la problématique et pour l'opinion émise en droit. Ils sont d'autant plus utiles qu'ils sont développés et peuvent éclairer le Conseil constitutionnel et les praticiens du droit sur la question transmise, alors que les arrêts de la Cour de cassation sont bien moins détaillés, et c'est bien normal. J'en veux pour exemple l'avis de l'avocat général Didier Boccon-Gibod concernant la série de questions sur la garde à vue.
Au long de ces six premiers mois d'application, il me semble que le mécanisme du filtre a pleinement répondu aux attentes. Lors des auditions préalables à l'examen de la loi organique, j'avais insisté sur la nécessité d'éviter un effet d'engorgement, générateur de nouvelles demandes insuffisamment fondées. Je me réjouis que les juridictions du fond aient pleinement joué leur rôle de premier filtre, la plupart des questions transmises à la Cour de cassation posant de vrais problèmes : seules deux QPC transmises par les juridictions ont été rejetées pour des raisons de procédure – dispositions inapplicables à la procédure – et deux pour « erreur de cible », ces questions s'adressant à la Cour européenne des droits de l'homme. Les critères cumulatifs de transmission posés par l'article 23-2 de la loi organique me semblent constituer un tamis efficace. À ce propos, je veux vous préciser que, du fait de l'absence de données statistiques en provenance des services, je ne suis pas en mesure de répondre à vos quatre premières questions portant sur la question prioritaire de constitutionnalité devant les juridictions du fond relevant de l'ordre judiciaire. En tout état de cause, nul n'a jamais soutenu que les juges paralyseraient la réforme. Que n'a-t-on pas dit en revanche de la Cour de cassation, accusée notamment de faire un usage trop restrictif de ses compétences : j'ai même lu qu'elle freinait les transmissions ! Les chiffres, notamment ceux que je vous ai cités à l'instant, démentent cette affirmation.
Pour répondre plus directement à votre cinquième question : « Dans quelle proportion l'avis du ministère public est-il suivi par la Cour de cassation ? », il apparaît, sur la base des dossiers examinés à l'audience – la dernière a eu lieu fin juillet –, que sur 159 avis répertoriés en matière pénale, 132 ont été suivis par la Cour de cassation, soit environ 80 %. Sur 77 avis répertoriés en matière civile, 67 avis ont été suivis par la Cour, soit environ 87 %.
En réponse à votre sixième question, sur le point de savoir si le ministère public a déjà été conduit à soulever des questions prioritaires de constitutionnalité devant la Cour de cassation, je peux indiquer que cette hypothèse ne s'est pas encore présentée. Je pense toutefois, même si la loi n'est pas explicite sur ce point, que le Parquet général de la Cour doit pouvoir user de cette faculté, qui entre pleinement dans le champ de ses compétences de commissaire de la loi et de gardien des libertés.
Quant à la nature des QPC, vous noterez que la Cour de cassation en a transmis portant sur des questions aussi fondamentales que la constitutionnalité de la garde à vue ou l'adoption au sein d'un couple non marié de l'enfant d'un des compagnons. Elle n'a pas davantage hésité à transmettre des questions portant sur la constitutionnalité de dispositions régissant sa propre procédure ! J'ai déjà rapidement évoqué l'article 575 du code de procédure pénale limitant le droit de la partie civile de se pourvoir en cassation contre les arrêts de la chambre de l'instruction en l'absence de pourvoi du ministère public. Ces décisions honorent à mon sens la Cour.
Je comprends que certaines décisions de non-transmission aient pu étonner, chacun se forgeant sa propre doctrine sur la constitutionnalité d'une disposition. Il est vrai qu'une question telle que l'incrimination de contestation de crimes contre l'humanité aurait pu conduire à une transmission, en raison des interrogations juridiques qu'elle a soulevées et des débats qu'elle a fait naître dans notre société autour des lois mémorielles, l'avocat général ayant d'ailleurs conclu en ce sens. Mais n'est-ce pas là l'exercice plein et entier du rôle de filtrage que vous avez souhaité ?
Il me semble donc, pour répondre à votre dixième question, que le filtre des juridictions suprêmes est, au vu des premiers mois d'application de la loi organique, un mécanisme opérationnel. Ce dispositif préserve les compétences propres à chaque juridiction et participe du nouvel équilibre institutionnel. J'en veux pour preuve la décision de ne pas transmettre des QPC visant, non pas directement la disposition législative, mais son interprétation. Il n'est pas question de nier qu'un texte ne vaut que par l'interprétation qui en est donnée. Mais lorsque la question prioritaire de constitutionnalité tend très clairement, non pas à l'abrogation d'un texte législatif mais à la modification de la jurisprudence telle qu'elle interprète et applique ce texte, la question doit rester dans le champ de la compétence exclusive de la Cour de cassation et ne relève pas du contrôle de constitutionnalité a posteriori. Cette position s'accorde avec la nature propre du contrôle du Conseil constitutionnel : un contrôle abstrait, détaché du litige, qui ne peut aboutir qu'à une abrogation de la disposition déclarée inconstitutionnelle. J'approuve pleinement ce choix de la Cour de cassation. Il s'agit de savoir où l'on place le curseur : si la critique porte sur une disposition légale, l'interprétation que la Cour en fait ne peut à elle seule faire obstacle à sa recevabilité ; si, en revanche, la critique ne porte que sur la jurisprudence de la Cour, il me semble normal de dire que cette dernière est dans son rôle de juridiction unificatrice du droit quand elle se réserve le contrôle de sa propre jurisprudence.
J'en viens maintenant à la question préjudicielle posée à la Cour de Luxembourg et à votre huitième question. Il apparaît que, par sa décision du 16 avril dernier, la formation ad hoc de la Cour de cassation a posé une double question à la Cour de Luxembourg. L'une portait sur la compatibilité de la législation française avec le traité fondateur de l'Union européenne et le règlement communautaire dit « code frontières Schengen ». La réponse de non-conformité donnée le 22 juin dernier par la Cour de Luxembourg suffit à en démontrer la pertinence et l'intérêt. La Cour de Luxembourg a en effet jugé que les contrôles effectués par les autorités de police dans les vingt kilomètres à partir des frontières de l'espace Schengen n'étaient pas suffisamment encadrés. L'autre volet de la question portait, comme vous le savez, sur la conformité de la procédure incidente de contrôle de constitutionnalité avec les exigences du droit de l'Union européenne. On a pu écrire que les prémisses de la question étaient erronées puisqu'elles reposaient sur l'hypothèse d'un contrôle de conventionalité par le Conseil constitutionnel. Si le Conseil a très vite réaffirmé sa jurisprudence en vertu de laquelle il refusait de connaître de la conventionalité de la loi, c'était après la décision du 16 avril et la Cour de cassation ne cultive pas l'art divinatoire. Les modifications apportées par la réforme dans notre ordre juridique conduisaient légitimement à se poser la question de sa conformité avec le droit de l'Union.
Arrêtons-nous un instant sur les évolutions induites par la réforme.
La constitutionnalité de la loi peut désormais être contestée à tout moment. Mais comment déterminer ce moment lorsque entrent en conflit des droits et libertés garantis par deux ordres juridiques qui, sans être concurrents ni subordonnés l'un à l'autre, peuvent partager un champ d'intervention commun ? Si le législateur organique a lui-même réglé en partie la situation aux articles 23-2 et 23-5 de la loi organique, il restait à déterminer si ce principe de priorité risquait ou non, dans ces effets comme dans son application par les juges, de porter atteinte aux exigences européennes. C'est sans travestir la lettre de ce texte ou trahir l'intention du législateur que la Cour de cassation a souhaité faire examiner le nouveau dispositif à l'aune du droit européen. La réponse apportée n'invalide pas ce dispositif. Au contraire, elle le sécurise en posant pour tous les juges un cadre d'application préservant la protection juridictionnelle des droits conférés par l'ordre juridique européen. C'est à la lumière de ces guides d'application que la Cour de cassation a pu interpréter les dispositions de la loi organique. En jugeant le 29 juin 2010, après l'arrêt de Luxembourg, qu'il appartient au juge, saisi à la fois d'une question de constitutionnalité et d'une question de conventionalité, d'écarter la première au profit de la seconde lorsqu'il ne peut prendre les mesures provisoires qu'impose la protection de droits fondamentaux reconnus par l'Union, la Cour de cassation s'inscrit dans la suite logique de la question posée le 16 avril. Cette décision est un épilogue heureux.
Pour conclure, j'ajouterai que, quoi que l'on puisse en penser, en posant la question préjudicielle du 16 avril, la formation ad hoc n'a fait qu'user des moyens mis par la loi à la disposition du juge : il y a eu usage et non abus de droit. Comment alors ne pas regarder comme déplacée la critique qui fait reproche à la Cour de cassation de recourir au droit ?
C'est dans le même esprit que, par sa décision du 29 juin 2010, la formation ad hoc a estimé que le juge se devait de mettre en oeuvre les mesures provisoires ou conservatoires propres à assurer la protection des droits européens. La formation ad hoc n'a en effet nullement souhaité poser une réserve à l'application de la loi organique. Elle a simplement voulu rappeler qu'il appartient à tout juge de prendre les mesures appropriées et immédiates pour ne pas contrevenir à l'application de ces droits. Ces mesures provisoires ou conservatoires n'ont donc ni pour objet ni pour effet d'atténuer la priorité de la question de constitutionnalité.
En réponse à votre neuvième question, je vois un double écueil à l'introduction devant la Cour de cassation de mesures provisoires ou conservatoires. Tout d'abord, la Cour, juge du droit et non du fait, n'est pas, par nature, en mesure d'apprécier, à l'instar d'un juge du fond, les considérations factuelles permettant l'adoption de telles mesures d'urgence. Il n'y a donc pas lieu de prévoir la possibilité pour elle d'ordonner des mesures conservatoires ou provisoires : c'est au juge saisi de l'entier litige qu'il revient de prendre ces mesures, et aucun obstacle ne s'oppose en l'état à ce qu'il soit saisi en ce sens par les parties, même à l'occasion d'une QPC posée dans le cadre d'un pourvoi. En outre, le législateur risque de ne pas envisager tous les cas susceptibles de se présenter.
Je m'interroge en revanche sur l'effet suspensif de la QPC, sauf cas particuliers énumérés par la loi. Il me semble que ce peut être un facteur de blocage, voire une incitation à soulever une QPC qui aurait pour seule visée de retarder la procédure. Si la législation actuelle doit être revue, il faudrait se demander s'il ne serait pas plus sage de laisser à la juridiction saisie le soin d'apprécier si la QPC doit ou non avoir un effet suspensif, comme cela existe en matière de dessaisissement de juridiction ou de révision. La juridiction pourrait ainsi ne pas reconnaître un effet suspensif à une QPC, lorsqu'il apparaîtrait évident, par exemple, qu'une éventuelle décision de non-conformité ne pourrait intervenir qu'avec un effet différé, comme l'a décidé le Conseil constitutionnel en matière de garde à vue. Cette procédure présenterait, me semble-t-il, l'intérêt d'une plus grande souplesse.
L'entrée en vigueur de la loi organique du 22 juillet 2010 relative à l'application de l'article 65 de la Constitution a, par la suppression de l'article 23-6, profondément modifié la procédure suivie devant la Cour pour l'examen des QPC. Pour répondre à votre septième question sur l'orientation des procédures, il y a lieu dorénavant de distinguer deux hypothèses. Lorsque la QPC est posée à l'occasion d'une procédure de pourvoi déjà en cours d'examen devant la Cour de cassation, la détermination de la chambre sera liée à l'orientation qui aura été donnée à la procédure, en fonction de la matière concernée. Dès lors, si l'avocat général est déjà désigné, il sera en charge de la question ; sinon, la fixation par le siège de la question à une audience conditionnera, sauf exception, le choix de l'avocat général. S'il s'agit d'une question transmise par une juridiction, c'est à la Première présidence de la Cour qu'il reviendra d'orienter la question et, là encore, la fixation de la question à une audience conditionnera, sauf exception, le choix de l'avocat général. Il est certain que la suppression de la formation ad hoc ne permet plus la spécialisation qui avait été mise en oeuvre par le Parquet général. En effet, on imagine difficilement que quatre ou cinq avocats généraux viennent prendre la parole à une audience. De manière générale, l'on observera dans l'avenir que l'avocat général de l'audience sera celui qui sera en charge des questions fixées par le président de chambre à cette audience.
En l'état, il n'est pas possible de répondre plus précisément à votre question de savoir si la répartition de ces questions a eu un effet sur les observations du ministère public : c'est à l'usage qu'on connaîtra l'évolution du dispositif. En tout état de cause, le délai de trois mois et l'organisation des audiences provoqueront un effet de dispersion, qui sera préjudiciable à la spécialisation nécessaire au traitement de certaines questions. Cela étant, je veillerai à donner aux avocats généraux, dans le respect de leur indépendance, les moyens de se prononcer de manière aussi cohérente que possible sur un même sujet. Les outils mis en place dès l'entrée en vigueur de la réforme seront à cet égard très utiles.
Je voudrais pour terminer répondre à votre question de savoir s'il y a lieu de modifier les critères du filtre ou s'il convient de prévoir un mécanisme d'appel des décisions des cours suprêmes sur le renvoi des questions prioritaires de constitutionnalité devant le Conseil constitutionnel. Cette question est en relation directe avec la proposition de loi organique relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution, qui dispose que « la décision de ne pas saisir le Conseil constitutionnel peut être contestée devant lui par une des parties dans les dix jours de son prononcé ». Cette proposition m'amène à formuler les observations suivantes.
L'instauration d'un filtre suppose une confiance légitime entre les acteurs chargés de le mettre en oeuvre. Or cette solution présuppose l'existence d'un blocage de la Cour de cassation, hypothèse dont je vous ai démontré, chiffres à l'appui, qu'elle était erronée. L'exposé des motifs de la proposition de loi précitée évoque notamment le refus de la Cour de cassation de transmettre au Conseil constitutionnel la question afférente à la loi Gayssot, alors qu'on ne peut se fonder sur le sens d'une décision pour parler de blocage – je le dis d'autant plus aisément que l'avocat général était favorable à la transmission. À mon sens, il serait regrettable, et dommageable au respect dont la justice doit être entourée, de remettre en cause des décisions parce qu'elles ne seraient pas conformes à ce qui aurait été souhaité.
Par ailleurs, donner la faculté de former un recours contre la décision de la Cour de cassation ou du Conseil d'État devant le Conseil constitutionnel aurait pour conséquence de modifier profondément l'architecture institutionnelle française en conférant au Conseil constitutionnel un statut de Cour constitutionnelle et en lui subordonnant la Cour de cassation et le Conseil d'État. On peut même se demander si le rôle du Parlement ne s'en trouverait pas modifié puisque, de jure, le Conseil constitutionnel serait une instance de recours contre toutes les lois votées, comme si le soupçon d'une violation de la Constitution devait en permanence peser sur les deux assemblées. Il serait tout à fait étonnant et prématuré que, sous le prétexte infondé d'un prétendu blocage, l'on revienne sur des siècles de construction institutionnelle.
L'instauration d'une Cour constitutionnelle peut certes être envisagée. Mais cette question relève à tout le moins de la loi constitutionnelle et dépasse très largement les termes de notre débat. Par ailleurs, il faut bien prendre la mesure des incidences de la transformation induite par la proposition de loi. Ainsi, si le Conseil constitutionnel devait être doté d'un pouvoir de réformation des décisions de la Cour de cassation, plus haute juridiction judiciaire française, il conviendrait à tout le moins que le mode de nomination de ses membres présente les mêmes garanties que celui des membres de l'autorité judiciaire. En tout état de cause, même si vous pensez, malgré mes arguments, que le filtre est défaillant, l'institution d'un recours serait une fausse bonne idée. Il vaudrait encore mieux, même si je ne le souhaite pas, que le filtre soit tout simplement supprimé et que le Conseil constitutionnel soit alors directement saisi.
Je vous demande, monsieur le président, mesdames et messieurs, de me pardonner la gravité avec laquelle je conclurai mon propos par un appel à la confiance et au respect mutuel. Chacun se félicite de l'institution de la question prioritaire de constitutionnalité. Les chiffres que je vous ai cités montrent que le prétendu blocage qui a valu à la Cour de cassation d'être mise en accusation n'existe pas. Laissons le dispositif prendre son essor et misons sur le dialogue retrouvé des juges, de la Cour de cassation, du Conseil d'État et du Conseil constitutionnel. Le Parquet général y prendra sa part, et moi le premier. Six mois constituent un délai bien court pour évaluer un dispositif si nouveau pour notre culture juridique. Les plaideurs eux-mêmes ne l'ont pas totalement investi : je pense notamment au champ du droit social, dont on aurait pu penser qu'il générerait une pléthore de questions. Il serait précipité de remettre en cause l'architecture de la QPC alors que celle-ci n'est pas encore entrée dans sa phase de maturité.
Abolir le filtrage ou le soumettre au contrôle du Conseil constitutionnel reviendrait à dénier par principe aux deux cours suprêmes la faculté d'apprécier en toute indépendance la pertinence d'une QPC. Ce serait remettre en question les bases de la réforme. Le risque serait alors de fragiliser les soubassements d'un dispositif dont il est trop tôt pour évaluer pleinement l'efficacité. Afin d'atteindre sa pleine expression, la nouvelle procédure de QPC requiert temps et patience.