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Intervention de Vincent Lamanda

Réunion du 1er septembre 2010 à 14h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la république

Vincent Lamanda, Premier président de la Cour de cassation :

La lettre de M. le président Warsmann est parvenue à la Cour le 22 juillet. Je n'ai pu, dans les délais qui ont séparé sa réception de la présente audition, réunir le Bureau de la Cour. Dans la mesure où c'est cette instance – composée, outre du Premier président, des présidents de chambre, du procureur général et de certains des premiers avocats généraux – qui est en charge de l'expression de la Cour, je ne peux donc parler qu'à titre personnel.

Un juge se justifie par ses décisions. La Cour s'est exprimée dans un arrêt avant dire droit, puis a indiqué les conséquences qu'elle tirait de la décision de la Cour de justice de l'Union européenne par un arrêt refusant de transmettre la question. Il ne m'appartient pas de présenter de ces arrêts d'autre lecture que celle que chacun peut en faire. Quoi qu'en pensent certains, l'arrêt de la Cour de Luxembourg est extrêmement clair et ne souffre pas d'ambiguïté. Pour éviter toute difficulté, j'ai cité le sénateur Portelli ; ma lecture de la décision est la même que la sienne ; à mon sens, un consensus peut être possible.

Interpréter la loi est la fonction même de la Cour de cassation. Lorsque la loi n'est pas claire, qu'elle fait l'objet d'interprétations divergentes des juges du fond, il revient à la Cour d'en unifier l'interprétation, mais sans se substituer au législateur, justement parce qu'elle n'est pas une Cour suprême. Nous sommes loin du Gouvernement des juges ! Pour la Cour de cassation, rester dans la lettre et l'esprit de la loi est un souci permanent. Ses décisions de cassation visent toujours un texte de loi. Sa position est toujours fondée sur une base légale. Si elle peut interpréter la loi, travailler à l'adapter, lorsqu'elle est ancienne, aux évolutions de la société, elle part toujours de son texte. La Cour de cassation est « la sentinelle de la loi ». Sa fonction est de la faire respecter et appliquer le plus uniformément possible, de sorte que chacun, à quelque endroit du territoire national qu'il se trouve, soit traité judiciairement de manière identique.

La Cour remplit cette fonction a posteriori, lorsque, par une cassation à la suite d'un pourvoi, elle affirme qu'un juge s'est trompé. Cependant, elle s'y emploie aussi à titre préventif. Elle élabore en effet deux bases de données, l'une constituée par ses propres arrêts et l'autre, la base « Jurica », regroupant tous les arrêts des cours d'appel. Ces bases font l'objet d'une exploitation de sa part : les études qu'elle élabore sur les décisions prises permettent de faire apparaître les écarts entre les décisions des cours. Elle met également ces bases à disposition, notamment auprès des juges. Cette action préventive concourt à l'application la plus uniforme possible de la loi sur le territoire national.

C'est de longue date que la Cour de cassation exerce cette mission essentielle. Elle a été créée en 1790, sous le nom de Tribunal de cassation. Le texte qui l'instituait lui transférait les greffiers et les huissiers du Conseil des Parties, l'instance de cassation de l'Ancien Régime. Il était même prévu que, jusqu'à l'élaboration d'un nouveau règlement par le Tribunal de cassation, le règlement de procédure du Conseil des Parties resterait en vigueur. Or, ce nouveau règlement n'a jamais été rédigé ! De ce fait, deux ou trois fois par an – notamment en cas de désaveu d'un avocat aux Conseils par son client –, la Cour de cassation applique encore aujourd'hui non pas la procédure civile française mais le règlement de procédure dit « d'Aguesseau » du 28 juin 1738 ! C'est ainsi sur des siècles de technique de cassation que s'appuie le travail de la Cour de cassation.

Je voudrais vous en persuader, la démarche d'un juge est très éloignée de la production de mensonges ou de statistiques falsifiées. Les chiffres que j'ai cités sont les vrais. Nous n'en disposons pas d'autres. Si des erreurs peuvent toujours être commises, je peux vous assurer pour l'avoir vécu – je présidais moi-même les audiences – que la Cour a mis en oeuvre la réforme avec beaucoup de soin et d'attention, et avec le souci de préserver du mieux possible les droits des justiciables.

Cela dit, les traités qui ont institué l'Union européenne ont fait aussi des juges de la Cour de cassation des juges européens. Les juges français sont tenus d'appliquer les règles du droit européen. Quelle anomalie y aurait-il à ce qu'un juge européen s'adresse à la juridiction européenne de dernière instance pour lui soumettre une question préjudicielle ? Enfin, non seulement la décision rendue par la Cour de justice de l'Union européenne ne présente aucun caractère extraordinaire, mais elle a permis à la fois de clarifier le droit applicable et de régler un cas dont, depuis, nous n'avons jamais revu l'équivalent.

Certes, c'est pour traiter l'une des premières questions qui lui ont été soumises que la Cour de cassation a décidé de se tourner vers la Cour de justice de l'Union européenne. Cependant, la décision de la Cour n'a rien eu de politique. Ses causes sont purement mécaniques. La démarche d'un magistrat, c'est l'application au cas qui lui est soumis de la meilleure solution possible.

Le délai imparti à la Cour de cassation pour traiter ces questions est de trois mois. En l'espèce, la Cour de cassation a été saisie d'une double question. En tant que juge européen, elle disposait de la faculté d'écarter la loi. Que n'aurait-on pas dit alors des libertés qu'elle prenait ! Nous avions évoqué cette hypothèse. Au Conseil d'État aussi, ce raisonnement a été tenu.

Nous avons au contraire préféré poser, par une décision avant dire droit, une question préjudicielle. Si elle a été posée aussi rapidement, c'était pour nous permettre de statuer avant l'expiration du délai de trois mois. Nous avons obtenu de la Cour de Luxembourg la mise en oeuvre de la procédure d'urgence absolue ; la réponse nous a été communiquée au bout de deux mois et demi ; ainsi, nous avons pu régler définitivement l'affaire dans le temps qui nous était imparti.

Cela dit, si un avocat n'avait pas soulevé la difficulté, si un juge n'avait pas saisi la Cour de cassation de la question préjudicielle, la Cour ne l'aurait pas posée à la Cour de justice de l'Union européenne ! Elle n'est pas non plus responsable de la fixation à trois mois du délai de traitement des questions.

La Cour n'est animée par aucune mauvaise intention. Elle est de bonne foi, et veille simplement à la faculté pour les justiciables de disposer de leurs droits. Si, jusqu'ici, je me suis tu, c'est que, à mon sens, pour qui n'est pas coupable, il est préférable de ne rien dire ; un juge se justifie par ses décisions. Cela dit, je souhaiterais vraiment pouvoir lever auprès de vous toute ambiguïté.

La question constitutionnelle est prioritaire. Cependant, lorsque se pose une question d'application du droit de l'Union européenne, comme dans le cas de l'espèce, la saisine de la Cour de justice de l'Union européenne est logique. La difficulté était réelle : la Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit que l'article 78-2 du code de procédure pénale n'était pas conforme au droit de l'Union – plus précisément au traité de Lisbonne. Or, des analyses, publiées, nous reprochaient aussi d'avoir saisi à tort la Cour puisque le Conseil constitutionnel avait validé l'article 78-2.

Ensuite, si, une fois reçue la décision de la Cour de justice de l'Union européenne, nous n'avons pas transmis la question constitutionnelle au Conseil, c'est que nous étions déjà saisis d'une décision indiquant au juge qu'il devait écarter d'emblée cet article. Disposant de la réponse de la Cour, nous n'avions plus à nous interroger. Cette non-transmission nous a, elle aussi, été reprochée.

Ce débat est irrationnel. Les décisions de la Cour de cassation sont claires, il suffit de les lire. Elles ne procédaient d'aucune volonté de saboter une réforme utile pour les citoyens. Si celle-ci représente pour nous une véritable révolution culturelle, nous confronte à l'examen de nouvelles matières, et nous contraint à des efforts spécifiques, nous l'avons cependant intégrée et appliquée avec la plus grande conscience. Nous avons trouvé iniques les critiques formulées contre nous.

Nos statistiques sont le produit de l'enregistrement des questions. La garde à vue n'a-t-elle représenté la matière que d'une seule question ? Non. Ce n'est pas un seul article qui était mis en cause, mais plusieurs. Les dispositions contestées n'ont pas non plus toutes été invalidées par le Conseil constitutionnel.

Plusieurs questions – 39 je crois – ont été présentées à la Cour de cassation Cependant, aucune d'entre elles n'était écrite dans la même forme. Elles n'étaient pas rédigées par les mêmes avocats. Elles n'abordaient pas toutes la même disposition à travers les mêmes moyens ni ne visaient les mêmes dispositions du code de procédure pénale. La Cour de cassation a rendu trois arrêts qui les regroupaient.

Considérant que la Cour de cassation l'avait saisi d'une seule question, sur la garde à vue, le Conseil constitutionnel, comme il en avait la faculté, n'a rendu qu'une seule décision. Cependant, même si plusieurs des questions transmises étaient identiques, certaines portaient sur la garde à vue en matière de terrorisme, d'autres sur le contrôle de la garde à vue par le procureur de la République, d'autres encore sur son renouvellement, sur le droit à garder le silence, sur la notification de ce droit, sur la présence de l'avocat dès la première heure… Le nombre réel des questions distinctes que nous avons transmises est bien supérieur à la dizaine.

Après la parution d'un article d'un ancien bâtonnier de Paris exposant que la Cour transformait le filtre en bouchon, j'ai communiqué nos statistiques à l'auteur. Celui-ci a ensuite écrit au Président du Conseil constitutionnel, qui lui a répondu – le destinataire m'a transmis la réponse – n'avoir reçu que six questions de la Cour de cassation. J'ai donc fait parvenir au bâtonnier les arrêts rendus eux-mêmes ; il a alors pris conscience de la réalité. Ces arrêts sont publics et je les tiens à disposition. Leur nombre témoigne de la réalité du travail, considérable, accompli par les rapporteurs. Les questions, et pas seulement celles posées par les avocats aux Conseils, étaient souvent délicates et réclamaient une étude attentive et soignée.

La Cour n'a pas commencé immédiatement l'examen des questions. Elle a en effet jugé utile de laisser aux parties, demandeurs comme défenseurs, un délai d'un mois pour déposer, si elles le souhaitaient, des mémoires, complémentaires voire en réplique, devant elle. Les rapporteurs n'ont ainsi commencé leur travail qu'assez tard. Le délai moyen de traitement de deux mois et demi – qui respecte, soit dit en passant, le délai maximal de trois mois – inclut ainsi un délai d'un mois ou deux laissé aux avocats pour compléter par des mémoires devant la Cour la formulation des questions et les moyens de non-conformité à la Constitution soulevés. Là non plus, il n'y avait pas d'arrière-pensée de la part de la Cour. Son seul objectif était d'ouvrir au justiciable tous ses droits. Le citoyen qui ne trouve pas anticonstitutionnelle une loi à propos de laquelle une question de constitutionnalité est formulée doit pouvoir donner son avis, et des personnes y ayant intérêt se joindre à l'affaire. Une demande, éventuellement formulée à partir d'une affaire montée pour la circonstance, peut aboutir à l'annulation d'une disposition législative ; il importe donc de s'assurer que toutes les parties sont au fait de la question posée et des conséquences qu'elle peut emporter. Ainsi, en même temps que la Cour de cassation saisissait la Cour de justice de l'Union européenne, elle commençait à traiter les premières questions et à les transmettre au Conseil constitutionnel.

Au passage, je rappelle que la loi organique ne prévoit pour la Cour de cassation l'obligation de ne transmettre que ses décisions de rejet et de renvoi. En conformité avec ces dispositions, la Cour n'a pas rendu public son arrêt avant dire droit. Ce sont d'autres intervenants qui s'en sont chargés.

Aujourd'hui, devant vous, c'est la première fois que le Premier président de la Cour de cassation s'exprime publiquement sur la réforme. Il est quand même assez inhabituel et singulier qu'une formation soit supprimée un mois et demi après sa mise en place, sans la moindre évaluation préalable et alors même qu'elle n'a pratiquement pas commencé à travailler. Pourtant, sans nous décourager, nous avons continué notre tâche.

À mon sens, instituer une Cour suprême n'était dans l'intention ni du législateur, ni du Président de la République ou du Gouvernement. C'est simplement le voeu de quelques-uns.

Le système américain est radicalement différent du nôtre. Dans un tel système, la Cour de cassation n'aurait plus pour tâche que la vérification du caractère paritaire de la constitution des tribunaux, ou encore de la réalité des motifs des arrêts. Pour autant, le choix d'un système judiciaire ne relève pas d'elle. Le rôle du juge, surtout celui du juge de cassation, est d'appliquer la loi. Nous avons, je puis vous en assurer, la volonté d'appliquer la réforme constitutionnelle et la loi organique. Nous avons toujours cherché à appliquer les lois dans leur esprit et dans leur lettre, du mieux possible, en sauvegardant les droits de tous les justiciables. Dans le cas que nous évoquons, le juge avait maintenu ceux-ci en détention. S'il avait de lui-même appliqué le droit de l'Union, il aurait dû considérer que la procédure était irrégulière et les remettre en liberté.

Si la réforme ouvre des droits nouveaux, sa mise en oeuvre ne devait pas aboutir à en retirer à quelques-uns, dans des cas très limités où se posent à la fois des difficultés de droit constitutionnel et de droit de l'Union. Une fois de plus la jurisprudence est venue en complément de la loi pour veiller à ce que tous les justiciables, quels qu'ils soient, bénéficient de tous leurs droits, ceux que leur a ouverts la loi nouvelle, mais aussi ceux dont ils bénéficiaient précédemment, sans que l'application de la loi nouvelle les en prive. L'action de la Cour n'a été que la stricte application de la loi. Penser que les juges de la Cour de cassation pourraient jouer un jeu politique est bien mal les connaître. Les présidents de chambre – qui sont des gens remarquables – ont été quelque peu blessés de voir supprimer brutalement une formation à laquelle ils se donnaient avec beaucoup de coeur, quoi qu'elle eût accru d'un quart environ leur charge de travail, déjà très lourde. Nous avons tous accompli ce travail de mise en oeuvre de la volonté du législateur avec le plus grand sérieux et le plus grand coeur, j'espère vous en avoir convaincus.

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