Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, votre Commission et la Cour de cassation entretiennent depuis de nombreuses années un dialogue fructueux. Afin d'éclairer vos travaux, vous avez fréquemment invité les membres de notre juridiction à vous faire partager le fruit de leur expérience et de leurs réflexions. De ces échanges sont issues d'excellentes relations qui, favorisant une action complémentaire du législateur et de la jurisprudence, contribuent à l'élaboration de normes de qualité. C'est donc naturellement que j'ai accepté votre invitation relative à l'évaluation de la loi organique d'application de l'article 61-1 de la Constitution.
À la suite de cette réforme, la Cour de cassation a fait l'objet d'une campagne sans précédent, orchestrée par certains qui voient dans la plus haute juridiction de l'ordre judiciaire le principal obstacle à l'instauration, en France, d'une Cour suprême à l'américaine, qu'ils appellent de leurs voeux.
Avant le 1er mars 2010, on laissait déjà entendre que la Cour de cassation accueillerait de mauvaise grâce la question prioritaire de constitutionnalité, et qu'elle refuserait de « jouer le jeu ». J'ai même été personnellement mis en garde : si la Cour de cassation s'aventurait à saisir la Cour de justice de l'Union européenne, on n'hésiterait pas à en appeler directement au Parlement et au Président de la République. La difficulté avait donc été vue.
Dès les premières semaines d'entrée en vigueur de la loi, cette campagne s'est poursuivie, dans la presse et sur les ondes, par une série d'articles de commande d'une rare virulence. Accumulant approximations, mauvaise foi et désinformation dans le seul but de jeter le discrédit sur la Cour, on a laissé accroire qu'elle avait décidé de faire échec à la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008.
Après quelques mois d'application de celle-ci, la campagne n'a pas cessé : il importait en effet d'enfoncer le clou pour que soient prises hâtivement des mesures conduisant vers cette Cour suprême à l'américaine dont rêvent d'aucuns.
La Cour de cassation méconnaîtrait-elle ouvertement l'intention du Constituant ? Monsieur le président, l'examen rapide des griefs formulés à son encontre me permettra de répondre à chacune des questions que vous m'avez posées dans votre lettre du 21 juillet.
On a clamé que la Cour de cassation transformerait « le filtre en bouchon ». Si tel avait été le cas, elle n'aurait renvoyé qu'un nombre parcimonieux de questions au Conseil constitutionnel, aurait statué sans attendre la décision de celui-ci ou bloqué indûment les questions pendantes. Il n'en a rien été. Elle a estimé sérieuses des questions transmises par les juridictions du fond ou directement soulevées devant elle à l'occasion de pourvois.
La Cour n'est pas informée des questions prioritaires de constitutionnalité posées aux juges du fond que ceux-ci ont refusé de lui transmettre. Je ne peux donc répondre aux questions que vous m'avez posées sur ce point. Cette situation me rend aussi difficile de me prononcer sur les critères du filtre des juridictions relevant de la Cour de cassation. Toutefois, rien ne laisse supposer qu'ils ne soient pas pertinents.
À ce jour, 127 questions ont été transmises à la Cour de cassation par les juridictions du fond de l'ordre judiciaire ; 28 émanent de cours d'appel, 2 d'un tribunal supérieur d'appel, 79 de tribunaux de grande instance, 2 de tribunaux de commerce, 12 de tribunaux d'instance, 2 de conseils des prud'hommes, une d'un tribunal des affaires de sécurité sociale et une d'une juridiction de proximité.
Dans 57 cas seulement, la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité ne s'est pas accompagnée d'un sursis à statuer. À l'exception d'une question prioritaire de constitutionnalité posée devant la Cour de justice de la République, la détention de la personne poursuivie l'a systématiquement justifié.
La consultation de la base « Jurica », qui recense les arrêts rendus en matière civile par les cours d'appel, ne fait pas apparaître de décisions statuant, à l'occasion d'un recours contre le jugement réglant le litige, sur la contestation du refus de la juridiction de première instance de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité. L'absence, pour l'heure, de telles décisions a pour origine les délais prévus pour l'instruction des affaires devant les cours d'appel : la réforme n'est entrée en vigueur que le 1er mars dernier.
La Cour de cassation n'a pas encore eu à statuer sur un pourvoi formé contre la décision d'une cour d'appel de ne pas lui transmettre une question. En revanche, elle a été saisie, à l'occasion d'un pourvoi sur l'arrêt au fond, du refus de la Cour de Justice de la République, en date du 19 avril 2010, de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité. Par arrêt du 23 juillet 2010, l'assemblée plénière a déclaré irrecevable le pourvoi en raison du non-respect des règles de procédure relatives à la présentation des questions.
De manière générale, devant la Cour de cassation, les parties s'en tiennent aux écritures présentées devant le juge du fond. Toutefois, dans les affaires relatives à des litiges portant sur des enjeux financiers importants, les parties ont eu recours aux services d'un avocat aux Conseils pour présenter de nouvelles écritures devant la Cour. Les mémoires déposés par les avocats aux Conseils ont permis de préciser utilement le moyen d'inconstitutionnalité. Dans les matières où la représentation par avocat n'est pas obligatoire, les mémoires personnels sont rares.
Sur ces 127 questions transmises par une juridiction du fond, 93 ont été à ce jour examinées par la Cour. Elle en a renvoyé 60 au Conseil constitutionnel, tandis que 22 ont fait l'objet d'une décision de non-lieu à renvoi et 11 d'une décision d'irrecevabilité.
Depuis le 1er mars 2010, 233 questions prioritaires de constitutionnalité ont été soulevées directement devant la Cour de cassation à l'occasion d'un pourvoi. C'est plus de 64% – près des deux tiers – des questions posées. Si la Cour de cassation avait manifesté son hostilité à la réforme, on peut imaginer que les avocats aux Conseils auraient hésité à la saisir dans de telles proportions. 163 de ces questions ont à ce jour été examinées ; 39 ont été renvoyées au Conseil constitutionnel, 99 ont fait l'objet d'une décision de non-lieu à renvoi et 25 d'une décision d'irrecevabilité. Elles ont toutes donné lieu à un sursis à statuer.
Dans la mesure où ces questions ont été posées directement devant la Cour sans avoir été préalablement filtrées par un juge, il est logique qu'elles aient été renvoyées au Conseil constitutionnel dans une proportion moindre que celles transmises à la Cour par les juridictions du fond.
Une synthèse de ces données conduit à retenir que, sur un total de 360 questions prioritaires de constitutionnalité enregistrées à la Cour depuis le 1er mars 2010, 256 ont déjà été examinées – entre la mi-avril et la mi-juillet 2010 – par la formation spécialement instituée à cet effet par la loi du 10 décembre 2009.
Sur ces 256 questions examinées, 99 ont été renvoyées au Conseil constitutionnel, toutes au motif qu'elles présentaient un caractère sérieux, 121 ont donné lieu à une décision de non-lieu à renvoi et 36 ont été déclarées irrecevables. Aucune question n'a été renvoyée au Conseil parce qu'elle posait une question nouvelle.
Ainsi, 45% des questions examinées et régulièrement déposées ou transmises ont été renvoyées au Conseil constitutionnel. On voit par là combien il est erroné de prétendre que la Cour de cassation transformerait « le filtre en bouchon ».
L'article 23-5, alinéa 2, de la loi organique du 7 novembre 1958 donne à la Cour de cassation un délai de trois mois à compter de la présentation du moyen pour rendre sa décision. Ce délai a été respecté dans tous les cas. Le délai minimal de traitement d'une question a été de 18 jours, le délai maximal de trois mois moins un jour, le délai moyen après enregistrement s'établissant à environ deux mois et demi.
À ce jour, toutes les questions renvoyées au Conseil constitutionnel l'ont été par la formation prévue à l'article 23-6 de l'ordonnance du 7 novembre 1958, avant sa rapide suppression, intervenue sans même que la loi organique du 10 décembre 2009 ait pu pleinement produire ses effets. Sa dernière audience a eu lieu le 16 juillet. Les 101 questions demeurant en cours d'instruction feront l'objet d'une décision dans le courant des mois de septembre et d'octobre 2010. Elles ont été réparties entre les six chambres de la Cour en fonction de la matière concernée.
La centralisation des questions au sein d'une formation unique, dont la création fut inspirée de l'avant-projet de 1990, avait été souhaitée pour limiter les risques de divergences entre les chambres et pour s'assurer du traitement rapide des affaires. Pour l'heure, il est difficile de déterminer les conséquences de la suppression de cette formation par la loi organique du 22 juillet 2010. Mais on peut être assuré que les chambres auront à coeur d'exercer cette nouvelle attribution dans les meilleures conditions.
La question prioritaire de constitutionnalité n'étant entrée en vigueur que depuis six mois, et même moins si on tient compte des vacations d'été, il semble trop tôt pour en dresser un bilan significatif. Une période de rodage et d'adaptation un peu plus longue paraît nécessaire à l'affinement des pratiques. Instaurer, comme certains l'envisagent, un mécanisme d'appel des décisions refusant le renvoi des questions prioritaires de constitutionnalité ne pourrait être interprété autrement que comme la marque d'une volonté non seulement de supprimer de facto le filtre, mais, plus encore, de placer dans un état de dépendance une activité juridictionnelle de la Cour de cassation et, à travers elle, l'ordre judiciaire tout entier.
Il a également été reproché à la Cour de cassation de se substituer au Conseil constitutionnel : elle se livrerait à une véritable analyse du caractère sérieux de la question, alors qu'elle devrait se contenter d'écarter les questions fantaisistes ou à but dilatoire.
Animée par le respect de la loi et le souci de la sécurité juridique, la formation prévue à l'article 23-6 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 a procédé à un examen approfondi du sérieux des questions. Elle n'a renvoyé que celles paraissant présenter une chance de succès devant le Conseil constitutionnel.
Le principal exemple mis en avant au débit de la Cour est sa décision de ne pas saisir le Conseil constitutionnel de la conformité à la Constitution de la loi du 13 juillet 1990, dite loi Gayssot. Celle-ci a été présentée à tort comme une « loi mémorielle », ce qu'elle n'est pas – à la différence de la loi du 29 janvier 2001 sur le génocide arménien – ou tendant à réprimer tout propos raciste, antisémite ou xénophobe, ce qu'elle n'est pas davantage. Est-il surprenant que des juges ne considèrent pas comme contraire à la Constitution une loi qui, en réalité, se limite à interdire la remise en cause de l'autorité de la chose jugée par le Tribunal de Nuremberg, juridiction internationale instituée, dans le contexte que l'on sait, pour juger les crimes de guerre et contre l'Humanité commis par les nazis ? On pourrait d'ailleurs ajouter que la Cour européenne des droits de l'Homme, très attentive à la liberté d'expression, n'a pas condamné la France pour ce texte.
Les juridictions de l'ordre judiciaire ne sont pas les seules à procéder à un contrôle approfondi du caractère sérieux de la question. Comme le soulignent les professeurs Mathieu et Rousseau, le Conseil d'État procède de même.
Comment imaginer qu'il en soit autrement ? Comment envisager que le Constituant ait décidé de confier aux deux plus hautes juridictions françaises le seul soin de distinguer les questions fantaisistes des autres ? Et si le Conseil constitutionnel avait été saisi en trois mois par la Cour de plus de 200 questions, qu'aurait-on dit alors ? Qu'elle l'encombrait volontairement !
Devant la Commission des lois du Sénat, à l'occasion de l'examen du projet de loi organique, le secrétaire général du Conseil constitutionnel estimait que « quelques dizaines d'affaires par ordre de juridiction pourraient être transmises au Conseil par an ». C'est précisément à des chiffres de cet ordre que conduisait la pratique de la formation de la Cour de cassation désormais supprimée. En effet, dix décisions du Conseil constitutionnel constatant la non-constitutionnalité de dispositions législatives ou affirmant une conformité sous réserve ont d'ores et déjà été prises sur renvoi de la Cour de cassation.
La Cour a aussi été critiquée pour « refuser tout contrôle lorsque ses propres interprétations pourraient être mises en cause ».
Sur ce point, je ne peux mieux faire que lire le compte rendu intégral des débats de la séance du Sénat du 13 octobre 2009 :