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Intervention de Jean-Marc Sauvé

Réunion du 1er septembre 2010 à 9h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la république

Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'état :

Je tiens tout d'abord à remercier votre Commission d'avoir souhaité nous entendre pour cette première évaluation de la loi organique du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution.

Dès l'origine, la juridiction administrative a été associée, dans le cadre de ses attributions constitutionnelles comme dans celui des consultations effectuées depuis le lancement des travaux du « comité Balladur », à l'élaboration de cette réforme majeure. Avec le Conseil constitutionnel, concerné au premier chef, mais aussi avec la Cour de cassation, elle est aujourd'hui un acteur résolu de son application. Je suis donc particulièrement heureux qu'elle soit associée aujourd'hui à l'évaluation de la question prioritaire de constitutionnalité, la QPC, et puisse ainsi apporter sa contribution à « la réconciliation entre l'esprit public et les institutions, entre la société et les pouvoirs publics », pour reprendre les mots du président Warsmann.

Dans cet exposé liminaire, je me propose tout d'abord de dresser un état des lieux de la QPC, du point de vue de la juridiction administrative, six mois après l'entrée en vigueur de la loi organique. J'esquisserai ensuite un bilan de l'application de cette réforme par le Conseil d'État et les juridictions qui en relèvent. J'en viendrai, enfin, aux questions rémanentes que l'application de la loi organique peut encore poser. Je crois pouvoir répondre ainsi à l'ensemble du questionnaire que vous avez bien voulu nous transmettre préalablement.

L'état des lieux qui peut être dressé à ce stade de l'application de la QPC par les juridictions administratives revêt une double dimension, quantitative et qualitative.

Sur le plan quantitatif, au 26 août 2010 les tribunaux administratifs et les cours administratives d'appel avaient enregistré 507 questions prioritaires de constitutionnalité – 346 pour les tribunaux administratifs et 161 pour les cours administratives d'appel ; 71 de ces questions avaient alors été transmises au Conseil d'État. Nous ne connaissons pas le nombre des questions prioritaires de constitutionnalité soumises aux juridictions administratives spécialisées, en l'absence de recensement sur ce point, mais il est probablement très modeste. A l'heure actuelle, seules deux QPC ont été transmises au Conseil d'État par ces juridictions, l'une par le Conseil national de l'ordre des sages-femmes, l'autre par la Cour régionale des pensions de Poitiers.

Sous réserve d'une certaine marge d'incertitude, il n'existe qu'un seul cas dans lequel la transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité par l'une des juridictions relevant du Conseil d'État n'a pas débouché sur un sursis à statuer de cette juridiction. Il s'agit d'une requête en matière de droit au logement opposable, contentieux dans lequel le tribunal administratif doit statuer dans un délai de deux mois, en application de l'article R. 778-1 du code de justice administrative. En l'espèce, l'absence de sursis à statuer correspond bien à l'une des hypothèses prévues au troisième alinéa de l'article 23-3 de l'ordonnance du 7 novembre 1958. Le sursis à statuer paraît en revanche s'être appliqué à toutes les autres QPC, y compris dans le domaine du contentieux des étrangers.

De même, bien que notre recul soit à ce jour très insuffisant, il n'existe pas, à notre connaissance, de cas dans lequel le refus de transmettre une question aurait été contesté à l'occasion d'un recours contre la décision réglant le litige. Nous avons en tout cas la certitude qu'aucun recours de ce type n'est actuellement pendant devant le Conseil d'État, en particulier lorsque des questions prioritaires de constitutionnalité ont été posées, devant les tribunaux administratifs, dans des litiges qui ne sont susceptibles que d'un pourvoi en cassation.

Toujours au 26 août dernier, le Conseil d'État avait été saisi directement de 104 QPC. Et sur l'ensemble des QPC qui avaient été traitées à cette date – au nombre de 130, tous modes de saisine confondus –, le Conseil d'État en a transmis 33 au Conseil constitutionnel, par 30 décisions juridictionnelles, la différence s'expliquant par la jonction de certaines affaires. Parmi ces 33 questions, 12 avaient été transmises par les tribunaux administratifs et les cours administratives d'appel et 21 directement soumises au Conseil d'État. Ce dernier a donc transmis au Conseil constitutionnel 25,4 % des QPC sur lesquelles il a statué. A ces 33 questions renvoyées, il conviendrait d'en ajouter 18 faisant l'objet d'un sursis à statuer dans l'attente de la décision du Conseil constitutionnel sur des questions analogues déjà transmises. Devant le Conseil d'État, il n'existe aucun cas dans lequel le renvoi d'une QPC ne s'est pas accompagné d'un sursis à statuer.

Il me paraît également utile de préciser que l'essentiel des QPC enregistrées au Conseil d'État concerne la matière fiscale, qui représente environ 35 % du total. Le droit social et le droit des collectivités territoriales constituent les deux autres principaux domaines dans lesquels des questions prioritaires de constitutionnalité sont posées – respectivement, environ 17 % et 10 % des questions enregistrées. La place du contentieux fiscal est encore plus déterminante au niveau des cours et des tribunaux administratifs : 64 % des QPC enregistrées et 54 % des questions transmises au Conseil d'État portent sur cette matière.

Quant au délai moyen de jugement des questions prioritaires de constitutionnalité, il s'est établi devant le Conseil d'État, tous modes de saisine confondus, à 51 jours. Le délai minimum de traitement d'une QPC a été d'un jour, le délai maximum de 2 mois et 28 jours.

La représentation des parties devant le Conseil d'État en matière de QPC a été assurée par des avocats à la Cour dans 41,2 % des cas ; les questions présentées par le ministère d'un avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation ont représenté 34,5 % du total ; celles présentées sans ministère d'avocat, 24,3 %.

Parmi les critères retenus par le Conseil d'État pour écarter une QPC, le plus usité est, de loin, celui tiré de l'absence de caractère sérieux de la question, puisqu'il motive environ 75 % des refus de transmission. Il se conjugue avec celui de l'absence de caractère nouveau, lequel ne pourra être que rarement employé compte tenu de l'interprétation retenue par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 3 décembre 2009. Le critère tiré de ce que la disposition contestée ne doit pas avoir été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel a pu également être utilisé, mais dans une bien moindre mesure – environ 6 % des refus de transmission. Il en va de même de la condition d'applicabilité de la disposition au litige, qui ne constitue que rarement un fondement de refus de transmission – ce critère ne représente qu'environ 10 % des cas. Il arrive par ailleurs que des QPC soient écartées en raison d'un incident de procédure – désistement ou non-lieu, par exemple.

Sur le plan qualitatif, je ne procéderai pas à une analyse approfondie des décisions rendues mais j'insiste sur le fait qu'au cours des quatre mois d'application « visible » de la loi organique, en excluant donc les mois de mars et d'août, une part non négligeable des questions qui avaient été soulevées, notamment par la doctrine, mais aussi par les juges, lors de la préparation du projet de loi organique et après son adoption, ont été résolues et que des éléments de réponse importants ont commencé d'être apportés à celles qui demeurent pendantes.

Tout d'abord, le champ d'application du dispositif a été précisé. Ainsi, la notion de « disposition législative » prévient d'interroger le Conseil constitutionnel, à titre préjudiciel, sur l'interprétation d'une norme constitutionnelle en vue de son application dans un litige, ou, cela va de soi, sur la constitutionnalité de dispositions réglementaires. S'agissant de la notion des « droits et libertés que la Constitution garantit », ont été tranchées, par exemple, les questions délicates de savoir si l'incompétence négative du législateur entre dans le champ de cette procédure, ou si une loi autorisant la ratification d'un traité est susceptible de faire l'objet d'une QPC. La question de savoir si une QPC peut porter sur une loi abrogée, mais en vigueur à la date du litige, a également été résolue par deux décisions, l'une du Conseil constitutionnel et l'autre du Conseil d'État dans l'affaire Guibourt, toutes deux rendues le 23 juillet 2010.

Dans son interprétation des critères de transmission des QPC, le Conseil d'État s'est attaché à retenir une lecture pleinement conforme à la lettre et à l'esprit de la loi organique. La condition d'applicabilité de la disposition au litige est ainsi appréciée de manière large, indépendamment de l'appréciation qui pourrait en être faite dans les contentieux classiques. Par exemple, il a été jugé qu'une disposition susceptible d'être interprétée comme régissant la situation à l'origine d'un litige est « applicable au litige au sens et pour l'application de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 ». Selon une logique similaire, le Conseil d'État a confirmé le caractère cumulatif des deux critères tirés de ce que la disposition contestée n'a pas été déclarée conforme à la Constitution, ni dans les motifs, ni dans le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, tout en estimant que l'existence d'une déclaration préalable de conformité s'apprécie indépendamment du motif de cette déclaration. L'appréciation du caractère nouveau de la question se fait, quant à elle, selon une grille d'analyse directement issue de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui a précisé la nature alternative de ce critère et en a donné une interprétation restrictive.

Je soulignerai, pour achever cet état des lieux, que le Conseil d'État s'attache, dans la motivation de ses décisions de transmission au Conseil constitutionnel, à faire preuve d'un certain laconisme, afin d'éviter tout pré-jugement de la question de constitutionnalité elle-même. Les refus de transmission sont, en revanche, davantage motivés. Le Conseil d'État veille aussi, dans un but de sécurité juridique et d'efficacité du dispositif, à renvoyer au Conseil constitutionnel des questions portant sur des ensembles cohérents de dispositions, alors même que certaines d'entre elles pourraient n'être pas immédiatement applicables au litige.

J'en viens au bilan.

A l'aune de ces différents éléments, l'appréciation que l'on peut porter sur les premiers mois d'application de l'article 61-1 de la Constitution est, à nos yeux, particulièrement positive. L'état des lieux que je viens de dresser souligne la pertinence des choix faits par le législateur organique. Je le souligne d'autant plus volontiers que des solutions assez ou même substantiellement différentes avaient pu être évoquées ou proposées, y compris par moi-même, lors des consultations qui ont précédé la révision de la Constitution et l'adoption de la loi organique.

En l'état actuel, le dispositif mis en place permet d'atteindre les trois objectifs assignés par le législateur organique.

Le premier de ces objectifs était d'« assurer la constitutionnalité de l'ordre juridique ». Le mécanisme du double filtre et les critères de renvoi des questions au Conseil constitutionnel qui ont été retenus permettent, à l'évidence, d'oeuvrer efficacement en ce sens.

Ce premier objectif ne peut être atteint qu'à la condition que le juge constitutionnel soit effectivement saisi des seules véritables questions de constitutionnalité qui se posent à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction. Cela implique qu'il puisse pleinement remplir son office en la matière, sans être submergé par des questions qui n'en relèvent clairement pas. Il en résulte un devoir de coopération loyale entre les juridictions suprêmes de chaque ordre de juridictions et le Conseil constitutionnel, impliquant de transmettre toutes les dispositions législatives suscitant un doute raisonnable quant à leur conformité à la Constitution, et d'écarter les autres. Le Conseil d'État s'est résolument inscrit dans cette perspective en prenant le risque, avant que ne se cristallise la jurisprudence du Conseil constitutionnel, de lui renvoyer un peu trop de questions plutôt que trop peu. À cet égard, je constate qu'un nombre important de questions de constitutionnalité délicates, en lien avec des droits et libertés particulièrement sensibles, ont été transmises au Conseil constitutionnel et tranchées par lui. On peut penser, par exemple, aux questions liées à la cristallisation des pensions et à l'interdiction de se réclamer d'un préjudice du fait de sa naissance. Je me garderai bien sûr de négliger les importantes questions soumises par la Cour de cassation et concernant notamment la garde à vue, les juridictions maritimes ou la peine d'inéligibilité.

Je constate par ailleurs que, si le nombre de questions transmises au Conseil constitutionnel au cours du dernier semestre par les deux ordres de juridictions a été particulièrement important, et assez supérieur aux prévisions qui pouvaient être faites, le double filtre instauré par la Constitution et la loi organique a permis de rejeter un nombre non négligeable de questions indigentes ou manifestement dénuées de fondement, ce qui a favorisé le bon accomplissement de la mission dévolue au Conseil constitutionnel. Ce double filtre et les conditions dont il est assorti permettent en outre, et c'est un point important à mes yeux, de conserver une certaine solennité à la saisine du juge constitutionnel, ou autrement dit de ne pas rendre anodine la contestation de la loi. Ce mécanisme concilie, d'une part, le respect de l'autorité de la loi et l'impératif de sécurité juridique et, d'autre part, l'objectif d'assurer la constitutionnalité de notre ordre juridique.

Certes il est possible qu'à terme, la jurisprudence constitutionnelle sur l'interprétation des critères et des conditions de renvoi des questions, ainsi que sur la portée des normes constitutionnelles de fond, conduise le Conseil d'État, en régime de croisière, à réduire le nombre des saisines par rapport au flux soutenu observé depuis le mois d'avril. La vérification progressive de la constitutionnalité du « stock » de législation en vigueur à la date du 1er mars dernier contribuera aussi à cette évolution. L'important n'est pas le volume, mais la pertinence des saisines du Conseil constitutionnel et la garantie que les lois appliquées dans notre pays sont bien conformes à la Constitution. À cet égard, les décisions de conformité rendues par le Conseil constitutionnel ne revêtent pas moins de portée et de signification que les décisions de non-conformité, dès lors qu'elles viennent purger des contestations sérieuses portant sur la validité de dispositions législatives.

Il reste que certaines questions relatives au champ d'application de la QPC devront encore être précisées ou résolues. Je pense en particulier, mais pas seulement, à l'invocation de l'incompétence négative du législateur, dont les critères d'appréciation, après une première décision très nette rendue en matière fiscale, doivent encore être précisés dans d'autres matières. Je pense également à la possibilité de transmettre une question portant sur la contrariété entre les droits et libertés que la Constitution garantit et l'interprétation d'une disposition législative par le juge. Sur ce sujet, le Conseil d'État a déjà pris position, dans les décisions Mortagne du 25 juin 2010 et SCI la Saulaie du 16 juillet 2010, en jugeant indissociable la loi de son interprétation par la jurisprudence.

Cela étant, on ne peut qu'être très favorablement impressionné par la capacité du dispositif conçu par le législateur organique à remplir le premier objectif qui lui était assigné, en s'autorégulant de manière satisfaisante dans un délai extrêmement bref.

Le deuxième objectif, qui consistait à « permettre au citoyen de faire valoir des droits constitutionnels » et de se réapproprier la plus haute norme de notre ordre juridique, est à nos yeux lui aussi en voie d'être atteint.

Une crainte plusieurs fois exprimée au cours des réflexions qui ont précédé la révision de la Constitution et le vote de la loi organique concernait l'effet d'éviction qu'aurait pu avoir le droit international sur la procédure de la question de constitutionnalité, du fait de l'équivalence que l'on rencontre fréquemment dans la définition des droits et libertés garantis par ces deux sources juridiques et dans la protection apportée par elles et, par ailleurs, d'une pratique plus ancienne du maniement des sources européennes et internationales par les justiciables et les avocats devant les juridictions – depuis 1975 dans l'ordre judiciaire et depuis 1989 dans l'ordre administratif. Les chiffres que j'ai rappelés – 610 QPC posées devant l'ensemble des juridictions administratives depuis le 1er mars – mettent en évidence que cet effet d'éviction n'a pas eu lieu et que les justiciables sont bien résolus à s'approprier les droits et libertés que la Constitution garantit.

Ont bien sûr concouru à ce succès la force expressive des décisions du Conseil constitutionnel, ainsi que l'efficacité – par leur effet erga omnes – des décisions de non-conformité, lesquelles ont pour effet d'abroger les dispositions non conformes à la Constitution, le cas échéant avec un effet différé et des mesures transitoires.

À cela s'ajoute le fait que plusieurs décisions importantes rendues par le Conseil constitutionnel ont très clairement mis en évidence la volonté des justiciables et la nécessité juridique de clarifier, au regard des droits et libertés que la Constitution garantit, des questions qui auraient pu, de prime abord, être regardées comme ayant été déjà résolues par l'application du droit international. Tel était le cas, par exemple, de la question portant sur l'application rétroactive de la loi du 4 mars 2002 et des questions relatives au régime de cristallisation des pensions des anciens combattants, sur lesquelles la Cour européenne des droits de l'homme avait déjà été amenée à statuer ou était appelée à le faire. Au-delà de cette exigence de clarification, les justiciables et leurs conseils prennent conscience que le champ des droits et libertés garantis par notre Constitution est plus large que le champ protégé par les instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme : des dispositions « insaisissables » au regard de ces derniers peuvent être à bon droit critiquées au regard de notre loi fondamentale. J'observe d'ailleurs que les trois principaux domaines juridiques dans lesquels nous voyons poser des QPC – le droit fiscal, le droit social et le droit des collectivités territoriales – font partie de ceux dans lesquels le droit européen a une influence limitée.

Parallèlement à cette logique d'appropriation de la Constitution par les citoyens, les premiers mois d'application de l'article 61-1 ont permis d'approfondir certaines dynamiques au sein de la juridiction administrative.

D'une part, l'objectif d'efficacité que nous nous sommes fixé nous a conduits à perfectionner, dans le cadre de la mise en oeuvre de la QPC, certains instruments que nous avions déjà mis en place dans le but de rationaliser le traitement des flux contentieux. Je pense notamment au dispositif qui permet, au sein de la juridiction administrative, le regroupement des affaires posant des questions analogues. Ce système permet de ne mener à son terme complet qu'une seule des affaires et de régler ensuite, au regard de la solution retenue, toutes celles qui sont restées en suspens. On évite ainsi que la même question soit étudiée par plusieurs juridictions et que le Conseil constitutionnel se trouve saisi de questions multiples portant sur des sujets identiques.

D'autre part, l'organisation qui a été retenue au Conseil d'État et dans les autres juridictions administratives, consistant à laisser les formations de jugement ordinaires assurer le filtrage des questions posées dans les matières qu'elles sont accoutumées à traiter, contribue de manière certaine à la dynamique d'efficacité et, en même temps, à l'appropriation du droit constitutionnel par chacun des membres de la juridiction.

Largement et bien utilisée, la QPC a eu pour effet de placer la Constitution au coeur du débat contentieux devant les juridictions administratives, en conduisant les justiciables ainsi que les juges à s'approprier la clef de voûte de notre ordre juridique.

Quant au troisième objectif auquel doit tendre le dispositif de la QPC, qui est d'« assurer la prééminence de la Constitution » dans notre ordre juridique, il requiert au préalable une articulation sereine entre la norme constitutionnelle et le droit international, en particulier le droit de l'Union européenne. Cette articulation est aujourd'hui réalisée à bien des égards, même si le processus qui y a conduit n'a pas été exempt d'incertitudes et d'interrogations, voire de tensions.

J'en arrive aux questions suscitées par l'application de la loi organique.

Celle qui concerne la conciliation du caractère prioritaire de la question de constitutionnalité avec les exigences liées à l'application du droit de l'Union européenne, en particulier la condition d'effectivité de ce droit, telle qu'elle est interprétée par la Cour de justice depuis son arrêt Simmenthal du 9 mars 1978, avait été évoquée à plusieurs reprises au cours des réflexions menées lors de l'élaboration de la loi organique et, en premier lieu, dans l'avis rendu par le Conseil d'État le 2 avril 2009, lorsqu'il a été oralement saisi en séance de la priorité à donner, au regard d'un même droit garanti, au moyen de constitutionnalité sur celui de conventionalité.

Si des incertitudes pouvaient encore subsister à la lecture du texte de la loi organique tel qu'il a été adopté, elles ont été réglées de manière satisfaisante par la décision du Conseil constitutionnel du 12 mai 2010, à laquelle a fait écho celle du Conseil d'État du 14 mai de la même année, puis par l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 22 juin 2010. Cet important arrêt n'a pas marqué une rupture, mais plutôt un approfondissement de la jurisprudence de la Cour de justice et n'a donc pas constitué une surprise. Sa lecture ne prête pas, selon moi, à hésitations ou à interrogations.

La rédaction retenue par la Cour est certes prudente, mais cette attitude s'explique aisément par un souci légitime de ne pas se placer en position d'arbitrer une divergence d'interprétation entre plusieurs cours suprêmes d'un même État au sujet d'une norme interne. La signification de l'arrêt n'en reste pas moins dépourvue d'ambiguïté : la loi organique relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution, telle qu'elle a été interprétée par la décision du 12 mai 2010, ne peut qu'être compatible avec le droit de l'Union.

Il en résulte que la question de constitutionnalité est bien prioritaire aussi longtemps que l'obligation d'assurer le plein effet du droit de l'Union n'y fait pas obstacle. Le juge français peut donc saisir la Cour de Luxembourg de toute question préjudicielle qu'il juge nécessaire à tout moment de la procédure, notamment avant la procédure incidente de contrôle de constitutionnalité ou à l'issue de celle-ci. Il peut – selon les termes de l'arrêt de la CJUE du 22 juin – « adopter toute mesure nécessaire afin d'assurer la protection juridictionnelle provisoire des droits conférés par l'ordre juridique de l'Union » et « laisser inappliquée, à l'issue d'une telle procédure incidente, la disposition législative nationale en cause s'il la juge contraire au droit de l'Union ».

Par un obiter dictum, la Cour a en outre réglé l'hypothèse particulière dans laquelle un grief d'inconstitutionnalité serait dirigé contre une loi transposant correctement une directive de l'Union. Un tel grief pourrait revenir à mettre en cause la validité de la directive elle-même au regard d'un principe matériellement identique protégé par l'ordre juridique de l'Union. Or il appartient à la seule Cour de justice de porter une telle appréciation dans cet ordre juridique. Dans une pareille hypothèse, la question de la validité de la directive revêtirait, selon la Cour, un caractère préalable. Une articulation raisonnable de cette solution avec le mécanisme de la QPC pourrait conduire le juge interne, administratif ou judiciaire, à s'inspirer directement de la logique suivie par le Conseil d'État dans son arrêt Arcelor Atlantique et Lorraine du 8 février 2007, et à poser simultanément une QPC sur la loi au Conseil constitutionnel et une question préjudicielle à la Cour de justice sur la question de la validité de la directive, sous réserve de s'être assuré au préalable de l'équivalence des protections apportées par le droit interne et par le droit de l'Union et, au besoin, en requalifiant le moyen présenté par le justiciable.

Une deuxième question suscitée par l'application de la loi organique porte sur le point de savoir s'il est nécessaire de permettre au Conseil d'État, comme d'ailleurs à la Cour de cassation, de prendre des mesures provisoires ou conservatoires lorsqu'il est saisi d'une QPC. Cette question a pu naître d'une certaine lecture de l'arrêt de la Cour de justice du 22 juin 2010 mais, devant le juge administratif, elle n'a pas véritablement d'objet. Lorsque le Conseil d'État statue en tant que juge du fond, il peut d'ores et déjà – tout comme les tribunaux administratifs et les cours administratives d'appel – prendre les mesures provisoires ou conservatoires nécessitées par l'urgence, y compris, le cas échéant, dans l'objectif d'assurer la protection juridictionnelle provisoire des droits conférés par l'ordre juridique de l'Union. Statuant comme juge de cassation, le Conseil d'État pourrait régler cette question par la voie jurisprudentielle en reconnaissant à son juge des référés la compétence de prendre de telles mesures.

Conviendrait-il, en dernier lieu, d'instaurer un mécanisme d'appel des décisions par lesquelles les cours suprêmes refuseraient de renvoyer des QPC au Conseil constitutionnel ? Un tel mécanisme pourrait certes être considéré comme apportant un supplément de régulation au système de la QPC. Pourtant, même si nous ne disposons que d'un modeste recul, le caractère très positif du bilan de l'application de la loi organique ne plaide pas pour la mise en place, en tout cas à bref délai, d'une telle voie de recours. Elle aurait en effet pour conséquence de neutraliser le filtre des cours suprêmes, en permettant à tous les justiciables insatisfaits de saisir le Conseil constitutionnel. Ce dernier se trouverait alors submergé de toutes les demandes fantaisistes ou manifestement infondées que le mécanisme du filtre a justement pour objet et pour effet de lui épargner.

De même, nous ne proposons pas, à ce stade, de modifier les critères du filtre tels qu'ils ont été définis par la loi organique. Les avantages éventuels d'un assouplissement du second filtre, celui des cours suprêmes, paraissent en effet bien aléatoires au regard de ses inconvénients : il pourrait en résulter un sérieux alourdissement, tout à fait inutile, de la charge du Conseil constitutionnel. Selon les données disponibles, à peine plus de 5 % des affaires de QPC traitées par les cours administratives d'appel et les tribunaux administratifs sont transmises par le Conseil d'État au Conseil constitutionnel. Autrement dit, 95 % sont rejetées. Ce constat plaide en faveur du double filtre, assorti de critères plus restrictifs à la seconde étape – comme c'est aujourd'hui le cas : en l'état, le « taux de sélection » des QPC s'élève à environ 22 % au premier filtrage et à 24 % au second. Au total, les règles fixées par la loi organique me paraissant d'une grande pertinence, il me semble que le réglage très fin qui reste à assurer dans l'application pourrait être mieux assuré par les juges que par une retouche immédiate des dispositions en vigueur.

En conclusion, le système mis en place par la loi organique du 10 décembre 2009 fonctionne bien. Il a, certes, suscité de virulentes controverses au cours du deuxième trimestre, mais il a produit des résultats importants et même spectaculaires, tant par le nombre que par l'importance des questions posées et résolues, lesquelles portaient sur des enjeux majeurs. Au regard de ces résultats et de la capacité d'autorégulation dont le dispositif créé par le législateur organique a fait preuve, il n'existe pas, en l'état, de motif déterminant de procéder à une modification de la loi. À en juger par le nombre et l'importance des interrogations qui étaient formulées il y a six mois et auxquelles une réponse a été apportée, on peut gager que celles qui subsistent en trouveront également une dans les six prochains mois. Si tel n'était pas le cas, ou si de nouvelles questions apparaissaient, il serait alors temps, un an après l'entrée en vigueur du dispositif, d'utiliser la voie législative pour apporter les solutions nécessaires.

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