a indiqué qu'une mission s'était rendue à Chypre du 4 au 7 juin 2008, au nom de la Délégation pour l'Union européenne, pour examiner les perspectives de règlement de la question chypriote. La mission était composée de M. Bernard Deflesselles, co-président du groupe de suivi des négociations d'adhésion avec la Turquie, et de Mme Marietta Karamanli et M. Gérard Voisin, respectivement Présidente et membre du groupe d'amitié France-Chypre. La mission a rencontré des personnalités représentatives des deux parties, chypriotes grecques et chypriotes turques, ainsi que des représentants des Nations Unies.
Chypre accède à l'indépendance avec la création de la République de Chypre, le 16 août 1960, sous la protection de trois puissances garantes : le Royaume-Uni, la Grèce et la Turquie. Les tensions entre les communautés apparaissent dès 1963 et conduisent à l'envoi d'une force d'interposition des Nations Unies.
Le coup d'Etat du 15 juillet 1974, fomenté contre Monseigneur Makarios par le régime des colonels grecs et l'extrême droite chypriote, en vue d'un rattachement de l'île à la Grèce, donne à la Turquie un motif pour envoyer son armée occuper la partie nord de l'île.
Les transferts de population consécutifs à cette intervention ont abouti d'abord à une séparation géographique des deux communautés puis à une séparation politique avec l'auto-proclamation, le 15 novembre 1983, de la République turque de Chypre du nord (RTCN), reconnue comme Etat souverain par la seule Turquie.
L'île a connu plusieurs tentatives de rapprochement. Après le rejet du plan Annan par la communauté chypriote grecque lors du référendum du 24 avril 2004, la définition d'une nouvelle approche des négociations directes a été approuvée par le Président de la République de Chypre, M. Tassos Papadopoulos, et le représentant de la communauté chypriote turque, M. Mehmet Ali Talat. L'accord du 8 juillet 2006 comporte des engagements sur les principes de la réunification de l'île, d'un règlement global, du refus du statu quo et du lancement de discussions bi-communautaires. Il définit également pour la première fois une démarche de bas en haut, avec la mise en place immédiate de comités techniques sur les questions de la vie quotidienne et de groupes de travail sur les questions de substance. Mais le processus s'est ensuite enlisé.
En droit, toute l'île de Chypre est entrée dans l'Union européenne en tant qu'Etat membre à partir du 1er mai 2004. L'application de l'acquis dans la partie nord de l'île est cependant suspendue jusqu'à ce que le Conseil, statuant à l'unanimité sur la base d'une proposition de la Commission, en décide autrement. En pratique, la partie administrée par la République turque de Chypre nord est écartée des bénéfices des retombées de l'adhésion. Toutefois, dès le Conseil « Affaires générales » du 26 avril 2004, l'Union européenne prenait en compte l'aspiration de la communauté chypriote turque à un rapprochement qui s'était exprimée lors du référendum du 24 avril 2004.
L'aide de l'Union européenne à la communauté chypriote turque s'est traduite par trois initiatives.
Un règlement sur le franchissement par les personnes, les biens et les services, de la ligne « verte » de démarcation – non assimilable à une frontière extérieure de l'Union européenne – est entré en vigueur le 1er mai 2004.
Un deuxième règlement sur une aide financière de 259 millions d'euros pour 2004-2006 a été mis en oeuvre en 2006, afin de préparer la zone nord à s'adapter à l'acquis communautaire en prévision d'une future réunification. Cette aide de 259 millions d'euros sur trois ans n'est cependant pas suffisante par rapport à l'aide beaucoup plus substantielle de la Turquie, de plus de 300 millions d'euros par an, et ne permet pas à la communauté chypriote turque de s'émanciper réellement de son puissant tuteur.
Un troisième règlement sur le commerce direct entre la partie nord de l'île et le reste de l'Union européenne, avec régime préférentiel pour les produits originaires du nord, n'a pas été adopté en raison de la crainte de la République de Chypre que cette proposition n'aboutisse à une reconnaissance de la RTCN par l'Union européenne.
Enfin la présidence finlandaise de l'Union européenne a tenté d'établir un compromis en faisant un lien entre le commerce direct et l'ouverture des ports et aéroports turcs aux navires et avions chypriotes, contrairement à la position qu'elle avait adoptée jusque-là pour séparer clairement le processus onusien de négociation sur la réunification du processus européen de négociation d'adhésion avec la Turquie.
L'échec de cette tentative confirme la justesse de la position constante de l'Union européenne selon laquelle le processus européen et le processus onusien de négociations doivent rester distincts, même si l'Union européenne doit faciliter la recherche d'une solution politique pour soutenir les efforts du Secrétaire Général de l'ONU. Il appartient également à l'Union européenne de rappeler aux autorités turques qu'elles doivent remplir leurs obligations au titre du protocole d'Ankara sans condition préalable de réciprocité. Ce n'est pas en effet à un Etat membre d'assumer le poids des engagements d'un pays candidat vis-à-vis de l'Union européenne.
Mme Marietta Karamanli a ensuite abordé la relance des négociations pour la réunification après l'élection du Président Demetris Christofias et ses perspectives de réussite.
Une majorité des deux tiers des électeurs s'est prononcée en faveur d'une relance des négociations pour la réunification lors des élections présidentielles de février 2008. M. Demetris Christofias s'est fait élire Président de la République sur l'engagement d'une relance des négociations, mais pour une solution distincte du plan Annan.
Plusieurs raisons peuvent justifier cette relance des négociations. Le temps accentue la séparation entre les communautés et rend plus difficile la réunification. Les jeunes ne se connaissent plus et n'apprennent plus la langue de l'autre. Les deux communautés vivent de plus en plus dos à dos, même si c'est dans le calme et sans heurts interethniques.
La mission a rencontré le représentant des Nations Unies au sein de la Commission des personnes disparues et elle a visité le laboratoire de la Commission où sont rassemblés tous les ossements exhumés avant leur identification par un laboratoire ADN et la remise aux familles. Cette commission tripartite comprenant des représentants des deux communautés et des Nations Unies a disposé en 2006 d'un laboratoire et a commencé avec des équipes mixtes les exhumations au nord et au sud des restes des deux mille personnes disparues. La Commission a exhumé quatre cents corps et en a identifié cent.
Le coût s'élevant à 2,3 millions d'euros par an est couvert en 2008 grâce aux dons de l'Union européenne et d'autres pays mais il ne l'est pas pour 2009. La France sollicitée en 2006 avait consacré les sommes prévues à l'opération d'évacuation d'urgence du Liban, mais il conviendrait qu'elle manifeste sa solidarité envers les deux communautés par un geste fort pour les aider à faire leur deuil au moment où elles s'efforcent de construire un avenir commun. Une lettre du Président de la Délégation pour l'Union européenne à l'Exécutif sur ce sujet serait nécessaire.
Le statu quo actuel crée par ailleurs des tensions qui pourraient devenir des bombes à retardement. La République de Chypre a accordé aux Chypriotes turcs, par respect de ses obligations à leur égard, des droits tout en ne les soumettant pas à l'impôt. Mais les Chypriotes grecs commencent à éprouver un sentiment d'injustice quand ils ne bénéficient pas des mêmes soins gratuits ou quand une minorité de Chypriotes turcs résidant au sud peut revendiquer la restitution de ses propriétés, alors qu'ils ne disposent pas eux-mêmes du droit au retour au nord et à la restitution de leurs maisons.
Une autre raison de relancer la négociation est d'effacer l'impression ressentie par la Communauté internationale que l'intransigeance avait changé de camp après le rejet du plan Annan par les Chypriotes grecs en 2004. Ceux-ci ont d'ailleurs souhaité immédiatement reprendre les négociations.
Enfin la reconnaissance internationale de l'indépendance unilatérale du Kosovo par les Etats-Unis et une majorité d'Etats membres de l'Union européenne suscite l'inquiétude de la République de Chypre, même s'ils ont pris soin de déclarer que c'était un cas sui generis ne pouvant constituer un précédent.
Le Président Christofias et M. Talat se sont rencontrés le 21 mars et le 23 mai et ont décidé de mettre en place des groupes de travail sur les aspects politiques essentiels (territoire, garanties, sécurité, administration interne, économie…) et des comités techniques sur les questions de vie quotidienne.
Des progrès ont été accomplis dans plusieurs comités techniques pour des coopérations en matière d'environnement, d'incendie, de santé, ou sont escomptés en matière de gestion de crises, et dans certains groupes de travail, notamment en matière d'affaires européennes. Mais des difficultés sont apparues sur les points qui avaient abouti au rejet du plan Annan.
La définition du territoire des deux zones du futur Etat fédéral est une question délicate parce qu'elle amène à clarifier le nombre réel des Chypriotes turcs et des colons sur le territoire de la zone nord, où les Chypriotes turcs apparaissent désormais comme une minorité.
La sauvegarde du droit de propriété est une question capitale dans un pays où 200 000 Chypriotes grecs ont dû abandonner leurs habitations et leurs terres dans lesquelles se sont installés des Chypriotes turcs et des colons depuis quarante ans.
Les discussions sur le rapprochement économique des deux zones achoppent sur la volonté des Chypriotes turcs d'aborder d'emblée le règlement sur le commerce direct, considéré comme une condition du vote des Chypriotes turcs sur un accord de réunification de l'île.
La réussite de la négociation dépend essentiellement de la manière dont les deux parties parviendront à accorder leur vision du futur Etat réunifié.
Les deux leaders chypriote grec et chypriote turc, M. Demetris Christofias et M. Mehmet Ali Talat, ont fait une déclaration commune le 23 mai 2008, proclamant notamment qu'« ils réaffirmaient leur engagement pour une fédération bizonale, bicommunautaire avec une égalité politique, comme l'ont définie les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité. Ce partenariat aura un gouvernement fédéral avec une personnalité internationale unique, ainsi qu'un Etat constituant chypriote turc et un Etat constituant chypriote grec qui auront un statut égal ».
L'enjeu est d'organiser l'égalité politique entre les deux communautés dans un Etat fédéral selon des règles qui protègent la minorité sans paralyser l'Etat.
La vision des Chypriotes grecs est de créer un Etat fédéral bizonal et bicommunautaire dans lequel chaque communauté administre une partie du territoire dans le respect des droits de l'homme et des obligations permettant à un Etat membre de l'Union européenne de fonctionner. L'égalité politique dans un Etat bizonal et bicommunautaire est assurée par l'existence de deux Etats fédérés avec un statut égal et par la participation effective de la communauté chypriote turque dans l'Etat fédéral et l'administration, non pas partagés par moitié, mais avec une procédure consultative de sauvegarde des droits quand la législation de l'Etat fédéral affecte une communauté. La partie chypriote grecque demande à l'autre partie si sa vision est celle d'une société unie dans un Etat fédéral ou celle de deux sociétés, deux religions, deux Etats confédérés dans une fiction d'unité.
La partie chypriote turque exprime en effet sa méfiance à l'égard du futur Etat fédéral à travers quatre revendications :
- la création d'un nouvel Etat fédéral par les deux Etats constituants et non la transformation de l'Etat unitaire actuel de la République de Chypre en Etat fédéral ;
- l'affirmation des principes de primauté de la Constitution du nouvel Etat sur le droit européen en cas d'examen de sa compatibilité avec les principes des droits de l'homme ou de l'acquis communautaire ;
- la possibilité pour les Etats constituants d'assurer un droit de retrait de l'Etat fédéral dans certaines conditions ;
- le droit de la Turquie d'intervenir pour protéger la minorité chypriote turque au titre de puissance garante.
Autant les Chypriotes grecs ont pris leurs distances par rapport à leur puissance garante, la Grèce, autant les Chypriotes turcs semblent encore très dépendants de la Turquie.
A la question de savoir s'ils accepteraient la substitution de la garantie de l'Union européenne à celle des puissances garantes des accords de 1960, ils répondent que la majorité des Chypriotes turcs n'a actuellement pas confiance dans l'Union européenne pour sa sécurité et qu'elle préfère garder la protection de la Turquie. Une réduction de sa présence sera négociable à la fin du processus tant pour le nombre des troupes jusqu'à 650 membres comme le prévoyait le plan Annan que pour le délai de 18 ans prévu par le plan pour cette réduction. La mission les a interrogés sur la possibilité de faire un geste en acceptant une réduction de la présence militaire turque de 45 000 soldats, démesurée par rapport à leurs besoins. Ils ont répondu qu'ils avaient voté pour le plan Annan de démilitarisation de l'île, que les Chypriotes grecs l'avaient rejeté et que par conséquent, ils n'ont pas confiance.
Des gestes de réconciliation pourraient se faire à travers la vie quotidienne. Les références des communications téléphoniques ne sont pas les mêmes au nord qu'au sud et sont calquées au nord sur celles de la Turquie, le nord ne reçoit pas toutes les chaînes de télévision, une presse diversifiée n'y est pas aussi présente qu'au sud. Ces gestes sont importants pour que les deux parties ne se tournent plus le dos et ne restent pas enfermées dans leur zone.
Il faut en effet se demander si ce n'est pas la négociation de la dernière chance.
Depuis des années, les intérêts stratégiques de la Turquie par rapport à l'adhésion à l'Union européenne et à la réunification de Chypre font l'objet d'une tension permanente entre la vision kémaliste nationale et l'attitude d'ouverture du gouvernement musulman modéré du parti de la justice et du développement (AKP).
Les milieux militaires et nationalistes turcs continuent de considérer la présence dans l'île comme stratégique pour contrecarrer d'hypothétiques plans visant à encercler la Turquie. Par ailleurs l'armée a développé des intérêts économiques puissants au nord de l'île.
La crise politique intérieure qui vient d'éclater en Turquie entre les forces kémalistes laïques et le parti musulman modéré élu démocratiquement pourrait affecter l'orientation pro-européenne de la Turquie et, par conséquent, ses choix concernant la réunification de Chypre.
Les responsables chypriotes grecs se demandent comment la Turquie s'impliquerait dans la solution de la question chypriote si elle ne s'intéressait plus à son processus d'adhésion européen. Ils souhaitent que la Turquie entre dans l'Union européenne et qu'on l'accompagne pour y arriver.
Les Chypriotes turcs pourraient s'interroger sur les perspectives que leur offrirait un éventuel retour de la vision nationaliste en Turquie et décider d'accélérer les négociations directes avec l'autre communauté.
Les progrès récents accomplis par les deux parties dans leurs discussions constituent à cet égard un signe très positif.
De nouvelles mesures de confiance et de réconciliation pourraient être prises pour renforcer le nouvel état d'esprit entre les communautés.
La mission a constaté que les deux systèmes éducatifs n'enseignent plus la langue de l'autre communauté. Il pourrait être suggéré que l'Union européenne appuie des ONG chypriotes grecques et chypriotes turques pour qu'elles organisent des programmes communs d'apprentissage de la langue de l'autre communauté dans leurs zones respectives, afin que les jeunes ne restent pas enfermés dans une monoculture.
L'enjeu principal de ces négociations est de faire passer l'île d'une logique de tutelle et d'équilibre des forces à une logique d'Etat de droit et d'égalité entre tous les Chypriotes, garantie par l'appartenance de la République de Chypre à l'Union européenne et au Conseil de l'Europe.
Une phase de transition entre les deux systèmes de garanties sera sans doute nécessaire afin que les Chypriotes turcs prennent confiance dans les nouvelles garanties apportées par l'Union européenne et que les Etats garants acceptent de s'effacer progressivement.
Enfin il appartiendra à la Turquie de déterminer si les intérêts de la communauté chypriote turque et ses propres intérêts sont mieux servis par une attitude de confrontation permanente ou par une approche plus constructive que l'Union européenne n'a cessé d'appeler de ses voeux.
La mission a ressenti la volonté des deux parties d'arriver à une réunification et de travailler avec la Turquie. Il ne faut pas laisser la Turquie toute seule, car sinon il y aurait un risque pour les deux parties de l'île.
Après avoir rendu hommage à l'engagement de Mme Marietta Karamanli en faveur d'une solution ainsi qu'à son objectivité pour ne pas mettre tous les torts d'un même côté, M. Gérard Voisin a souligné le rôle du Royaume-Uni, troisième puissance garante détentrice de bases souveraines sur l'île. En signant le 7 juin 2008 un memorandum of understanding avec le Président Christofias, le Royaume-Uni qui avait conclu en 2006 un accord de coopération stratégique avec la Turquie, a rééquilibré sa position et montré qu'il soutenait cette initiative de relance des négociations en faveur de la réunification. Le rôle des Etats-Unis ne doit pas non plus être négligé.
La visite de la zone tampon au centre de Nicosie, entre des maisons bombardées et un décor de théâtre sinistre qui n'a pas bougé depuis trente-quatre ans, donne l'impression qu'il pourrait être relativement facile de faire tomber cette ligne verte. Le franchissement de la ligne verte par la mission, facile la première fois, au bord de l'incident la deuxième, donne l'impression d'une situation un peu irréelle, mais qui n'est pas un blocus de même nature que le mur de Berlin.