Je souhaiterais revenir sur certains points, notamment pour répondre aux observations formulées par nos collègues de l'opposition, en particulier M. Glavany.
Je suis convaincu qu'un consensus est possible sur le fondement de la résolution que nous avons adoptée le 11 mai dernier à l'unanimité des suffrages exprimés. Nous avons tous reconnu la nécessité d'interdire la dissimulation du visage, celle-ci étant contraire aux valeurs de la République. Mais certains souhaitent que cette interdiction soit générale, tandis que d'autres préféreraient qu'elle soit ciblée, notamment parce qu'ils s'interrogent sur le fondement juridique d'une interdiction générale.
À mes yeux, il existe un fondement juridique solide à une interdiction générale, à savoir la notion d'ordre public immatériel ou sociétal. La sécurité publique, à laquelle correspond la conception traditionnelle de l'ordre public, ne peut justifier qu'une interdiction partielle ; nous la prenons bien entendu en considération, mais nous allons bien au-delà.
Le fait que la liberté soit le principe, et la restriction l'exception, n'empêche pas l'instauration d'interdictions générales. L'exhibitionnisme est ainsi interdit dans tous les lieux accessibles aux regards du public. Quant à la prohibition de l'inceste, elle a pour fondement l'ordre social. Ce texte, donc, ne tend pas à instaurer un nouvel ordre public, mais correspond à une évolution de la notion.
Il faut souligner que ce projet n'est pas fondé sur la notion de dignité de la personne. Dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel et de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), la dignité est un principe protecteur de la liberté individuelle. Les pouvoirs publics ne sauraient l'invoquer pour restreindre l'exercice de certaines libertés. L'interdiction générale de la dissimulation du visage dans l'espace public ne peut donc pas se fonder sur cette notion. Une personne qui en contraint une autre à dissimuler son visage commet une atteinte à la dignité, dès lors qu'elle porte atteinte à la liberté de la victime ; en revanche, une femme qui se dissimule volontairement le visage ne commet pas d'atteinte à sa propre dignité.
Le projet s'appuie donc sur la notion d'ordre public immatériel ou sociétal. Il n'en reste pas moins qu'il se fonde également sur l'ordre public matériel dans ses composantes traditionnelles – la sécurité, la tranquillité et la salubrité publiques. Chacun sait, en effet, que la dissimulation du visage pose des problèmes de sécurité ; c'est une pratique fréquemment employée pour faciliter diverses actions délictueuses, dont les auteurs font en sorte que leur identité ne soit pas directement constatable.
L'ordre public immatériel ou sociétal est défini par le Conseil d'État comme un « socle minimal d'exigences réciproques et de garanties essentielles de la vie en société ». Cette notion n'est pas nouvelle ; elle est présente dans nos textes fondamentaux, à valeur constitutionnelle. On la retrouve ainsi dans la notion de société qui figure à l'article 5 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 – « La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société » –, dans la notion de fraternité, qui fait partie de la devise de la République depuis 1848 et figure dans notre Constitution, mais aussi dans les notions de « vivre ensemble » et d'intérêt général. Le Conseil constitutionnel s'est ainsi fondé sur l'intérêt général pour estimer que les « conditions d'une vie familiale normale sont celles qui prévalent en France, lesquelles excluent la polygamie » : il s'agit bien là d'une conception de l'ordre public qui va bien au-delà de la seule question de la sécurité. Et dans une décision rendue en 1999, le Conseil constitutionnel a évoqué « l'intérêt général tenant à la prohibition de l'inceste ». La résolution que nous avons adoptée le mois dernier faisait d'ailleurs abondamment référence à cet ordre public sociétal.
S'agissant enfin de la conformité du projet à la Convention européenne des droits de l'homme, certains ont cité l'arrêt Ahmet Arslan de la Cour européenne mais il n'est pas pertinent en l'espèce, puisque les personnes en cause ne dissimulaient pas leur visage. Plus généralement, les juristes que j'ai entendus considèrent que le risque d'inconventionnalité est restreint pour trois raisons.
La première est le principe de subsidiarité, respecté par la CEDH, en vertu duquel le législateur dispose d'une marge d'appréciation pour préciser les valeurs fondamentales sur lesquelles il s'appuie.
La deuxième est que le texte ne vise aucune croyance, mais la dissimulation du visage en général.
Enfin, la CEDH tient compte de la législation en vigueur dans les autres pays européens. Or on constate un mouvement général en faveur de l'interdiction de la dissimulation du visage : une proposition de loi a été adoptée en ce sens par la Chambre des représentants en Belgique ; le gouvernement socialiste espagnol a fait savoir qu'il réfléchissait à une interdiction dans les lieux publics ; des interdictions locales sont en vigueur en Italie, où les maires peuvent prohiber de façon générale ce type de pratique dans leur commune.
Tous les juristes que j'ai entendus témoignent de ces évolutions, tant au niveau conventionnel qu'au niveau constitutionnel. Les risques de censure s'éloignent à mesure que la réflexion sur le fondement de la loi progresse. Mme Levade, professeur de droit public, m'a ainsi indiqué qu'elle avait évolué sur cette question. Et selon M. Schrameck, président de la section du rapport et des études du Conseil d'État, qui a préparé l'étude relative aux possibilités juridiques d'interdiction du port du voile intégral, l'opinion majoritaire des juristes est désormais qu'une interdiction générale est possible. La LICRA, la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme, s'est elle-même prononcée en sa faveur.
Nos divergences d'appréciation sont en réalité infimes. Il serait bon que nous trouvions un accord sur ce texte – qui est fondé sur les textes fondamentaux de notre République et sur les évolutions du droit positif. Il me paraît difficile, pour ma part, d'adopter des interdictions particulières, valables seulement à certains moments. Dès lors que nous sommes tous d'accord, comme en a témoigné l'adoption d'une résolution, à l'unanimité des suffrages exprimés, pour reconnaître l'existence d'une atteinte aux valeurs de la République, nous devons en tirer toutes les conclusions en adoptant une interdiction générale.