C'est la raison pour laquelle je défends cette motion de rejet préalable.
La philosophie du texte se trouve dans le rapport de la commission présidée par Me Darrois, chargé par le Président de la République de relever les défis de la concurrence internationale dans le domaine du droit. C'est à ce rapport que se réfèrent constamment et de manière très appuyée l'exposé des motifs, l'étude d'impact et même le rapport de M. Nicolin.
Les objectifs fixés par le Président de la République dans sa lettre de mission étaient très clairs : création d'une grande profession du droit, à l'instar des grands cabinets anglo-saxons, promotion d'une réforme profonde des structures d'exercice des professionnels du droit pour favoriser « la concurrence et leur compétitivité interne et internationale ».
Évidemment, le rapport Darrois, pas plus que le projet de loi, ne reprend l'objectif d'une grande profession du droit. D'ailleurs, madame la garde des sceaux, vous n'en auriez pas eu les moyens compte tenu des oppositions très fortes que cela n'aurait pas manqué de susciter. Toutefois, ce rapport émet des recommandations qui, à notre sens, se situent dans cette perspective, lointaine certes mais visée tout de même, et dans celle d'un rapprochement de notre système juridique avec celui du Common Law, rendu indispensable par la mondialisation. Je vous renvoie en particulier aux pages 10 et 11, où l'on peut lire ces observations élogieuses, pour ne pas dire admiratives, sur les professionnels du droit américains et britanniques : « Les contrats qu'ils rédigent tendent à prévoir et résoudre tous les événements susceptibles de se produire au cours de leur exécution. Cette façon de travailler est donc facilement exportable et adaptable aux règles locales. La puissance économique et financière des États-Unis comme du Royaume-Uni, la volonté des États et des entreprises de demander à leurs avocats de les accompagner et de les conseiller dans leurs opérations nationales ou internationales, ont permis aux firmes anglo-saxonnes, après avoir assuré leurs marchés nationaux, de se développer dans le monde entier ».
Votre projet de loi, madame la garde des sceaux, reprend en fait les deux recommandations essentielles du rapport Darrois : la création d'un acte contresigné par avocat et l'instauration de sociétés capitalistiques et de sociétés interprofessionnelles d'exercice. Ces deux innovations interviennent aux articles 1er et 21, articles sur lesquels je concentrerai mon intervention car ils constituent le coeur du projet.
L'acte contresigné par avocat, d'abord. Le droit des obligations contractuelles repose jusqu'à présent sur deux piliers essentiels, intangibles depuis 1804 : l'acte sous seing privé et l'acte authentique. Pourquoi, soudainement, le besoin d'un acte intermédiaire, l'acte contresigné, se fait-il sentir ? Quelle évolution et quelle exigence justifient-elles la création d'un acte juridique nouveau ? L'acte contresigné répond-il vraiment aux besoins de souplesse, d'adaptabilité et de sécurité juridique qui sont mis en avant ?
En intercalant l'acte contresigné entre les deux piliers actuels, on introduit une gradation qualitative quant au contenu par rapport à l'acte sous seing privé. Mais en exaltant sa valeur probatoire, qui en justifierait la nécessité pratique et qui ne céderait qu'avec la procédure d'inscription de faux, on ne peut que se demander, pour reprendre l'expression du conseiller à la Cour de cassation Jean-Louis Gallet, si « le tir n'est pas davantage dirigé contre l'acte authentique que contre l'acte sous seing privé ».
S'agissant de la sécurité juridique, entendue au sens de protection accordée au contractant le plus faible, la loi est d'ailleurs intervenue à plusieurs reprises pour donner à des actes sous seing privé un formalisme protecteur dans des domaines aussi important que la consommation et le crédit, où la contractualisation est intense.
J'ajoute que, de plus en plus dans la pratique, et notamment dans la pratique des affaires, l'acte sous seing privé est établi en présence d'un professionnel du droit, essentiellement un avocat, et par lui. La signature qu'il pourrait apposer sur l'acte apporterait la preuve de cette intervention, qui ne fait d'ailleurs pratiquement jamais l'objet de contestation, mais ne paraît guère de nature à modifier ni la qualité juridique de l'acte, toujours fonction de la compétence de son auteur, ni les conditions de sa responsabilité civile.
C'est pourquoi il convient de s'interroger sur le point de savoir si les avantages invoqués de l'acte contresigné sont à apprécier au regard de l'acte sous seing privé plutôt qu'au regard de l'acte authentique.
Contrairement à la présentation qui en est faite, la création de l'acte contresigné par avocat aura un impact important sur l'ordonnancement juridique et sur les actes authentiques. L'acte contresigné bénéficiera en effet d'une force probante au moins égale à celle de l'acte authentique, s'agissant de l'identité et de la capacité des parties, dans la mesure où l'avocat, rédacteur de cet acte, sera beaucoup plus difficilement attaquable que le notaire, rédacteur d'un acte authentique et directement confronté, vous le savez, à la sévérité de la jurisprudence.
Selon l'alinéa 4 de l'article 1er :« En contresignant un acte sous seing privé, l'avocat atteste avoir éclairé pleinement la ou les parties qu'il conseille sur les conséquences juridiques de cet acte ». Celui-ci serait donc légalement présumé, par sa simple signature, avoir donné un conseil éclairé, alors que les notaires doivent se ménager eux-mêmes la preuve écrite du conseil qu'ils ont délivré.
Ce même alinéa confirme que l'avocat, par statut et par destination, est essentiellement le défenseur d'un seul client, alors que la loi du 25 Ventôse an XI contenant organisation du notariat, définit le notaire comme l'officier public qui concilie et authentifie la volonté de l'ensemble des parties.
À cet égard, la question est aussi posée de savoir si l'intervention de deux professionnels du droit, chacun intervenant aux côtés de chaque cocontractant, n'est pas de nature à maintenir la persistance d'intérêts antagonistes qu'il s'agit de préserver respectivement, d'autant que chaque avocat pourrait avoir en vue les éventuels prolongements judiciaires nés de l'acte.
Il découle du dispositif proposé un véritable déséquilibre dans le régime de l'administration de la preuve entre le devoir d'information de l'avocat qui contresignerait un acte sous seing privé et celui du notaire instrumentaire dont le conseil ne s'attache pas aux seules conséquences juridiques d'un acte qu'il a même parfois le devoir de déconseiller.
L'alinéa 5 de l'article 1er dispose : « L'acte sous seing privé contresigné par les avocats de chacune des parties ou par l'avocat de toutes les parties fait pleine foi de l'écriture et de la signature de celles-ci tant à leur égard qu'à celui de leurs héritiers ou ayants cause ».
Cet acte serait en conséquence nettement renforcé par rapport à un acte sous seing privé habituel qui n'offre aucune garantie quant à l'identité de ses signataires lorsque « l'écriture et la signature des parties » n'ont pas été reconnues au sens des dispositions de l'article 1322 du code civil. Dans ces conditions, l'absence de référence à cet article 1322 aggrave encore la portée de l'acte contresigné par avocat, la seule signature de ce dernier produisant le même effet que la reconnaissance, par une ou plusieurs parties intervenant sous seing privé, de l'écriture de celui-ci et de leurs signatures.
Dès lors, la seule signature de l'avocat faisant « pleine foi de l'écriture et de la signature des parties », la référence à la procédure de faux, apparemment superfétatoire puisque cette procédure s'applique à tous les actes sous seing privé contestés, confirme que l'acte contresigné par avocat détient bien une incontestable force probante,
L'alinéa 6 conforte ce constat puisqu'il dispose que « l'acte contresigné par avocat est, sauf dérogation expresse, dispensé de toute mention manuscrite exigée par la loi ». Or, jusqu'à présent, seuls les actes authentiques étaient dispensés des mentions manuscrites exigées par la loi. Cela ne fait que conforter une identité de valeur entre l'acte sous seing privé contresigné par avocat et l'acte notarié.
La conclusion est simple : l'acte sous seing privé contresigné par avocat constituerait un acte spécifique d'une nouvelle catégorie, contrairement à ce qui est affirmé dans l'exposé des motifs. Cet acte posséderait, par de nombreux aspects, la même force probante qu'un acte authentique dont il s'approprierait même certaines vertus jusque-là exclusivement réservées à ce dernier. C'est en ce sens qu'il réduit le champ d'application et déséquilibre la portée de l'acte authentique.
Si les dispositions du projet de loi ne remettent pas encore en cause le monopole de l'acte authentique, elles s'attaquent bel et bien aux fondements de l'authenticité. Elles ne constituent probablement qu'une première étape – même si, madame la ministre, vous en avez aujourd'hui officiellement écarté la perspective – qui pourrait, un jour, mener au fichier immobilier…