Monsieur le secrétaire d'État, même si vous avez choisi d'intervenir avant que je ne présente mon rapport sur cette proposition de loi – et c'est votre droit le plus strict –, je souhaite que nous puissions avoir un véritable échange au cours de ce débat.
Mes chers collègues, le sujet qui nous réunit aujourd'hui, relatif aux emplois fermés aux ressortissants non-européens dans notre pays, est hautement symbolique. Il a fait l'objet l'an passé, au Sénat, d'un débat et d'un vote consensuels, c'est-à-dire, in fine, de l'adoption d'un texte à l'unanimité.
Eu égard à la convergence de vues des sénateurs et à la relative bienveillance dont le Gouvernement avait fait preuve en février 2009, le groupe socialiste, radical, citoyen et divers gauche a souhaité permettre à la proposition de loi initialement déposée par Mme Bariza Khiari au Sénat de poursuivre son parcours législatif en l'inscrivant à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale.
Je regrette que le climat de nos travaux en commission des lois, la semaine dernière, ait été bien différent de celui qui avait régné lors des débats de nos collègues de la Haute assemblée. En effet, à la différence de leurs homologues sénateurs, les députés UMP de la commission des lois ont refusé de laisser à ce texte la possibilité d'aboutir, ne serait-ce que dans son champ premier d'application qui, comme l'un d'entre vous l'a souligné, et je l'en remercie, est assez équilibré.
Une partie de la majorité de l'Assemblée nationale a ainsi justifié son opposition par quelques arguties pour le moins surprenantes, certains critiquant le contenu d'un texte sans visiblement avoir pris le temps d'un examen sérieux et rigoureux. Fort heureusement, leurs déclarations figurent au procès-verbal de la commission, ce qui en laissera un témoignage pour la postérité.
D'autres ont regretté, comme le secrétaire d'État vient de le faire à l'instant, l'absence d'étude d'impact. Je tiens à leur rappeler qu'à cet égard, toutes les propositions de loi, y compris celles émanant de la majorité, sont logées à la même enseigne. Cela dit, on peut considérer que le rapport du sénateur Charles Gautier et celui que j'ai rédigé, avec l'aide des administrateurs de notre commission des lois, sont au moins équivalents à une étude d'impact.
Je précise par ailleurs que la présentation en commission des lois a respecté à la lettre nos procédures. M. le président de la commission m'en a d'ailleurs donné acte, et je l'en remercie. Nos procédures veulent en effet qu'un texte examiné au Sénat nous parvienne sans l'exposé des motifs préliminaire qui permet d'en saisir la philosophie.
J'ajoute qu'un document destiné à éclairer nos échanges, précis et détaillé, avait été adressé aux commissaires aux lois plusieurs jours avant la réunion de la commission, conformément aux prescriptions de notre règlement. Il est vrai que cela a été fait par la seule voie électronique, mais je ne pense pas que l'outil numérique soit un obstacle au fait que nos collègues de la majorité puissent se saisir d'un texte au fond.
Certains collègues du groupe UMP se sont aussi livrés à des interprétations diverses de l'intitulé de la proposition de loi ; ils y ont vu une remise en cause de l'ensemble des professions réglementées, alors que tel n'est assurément pas son objet. Afin que personne ne se méprenne sur la portée du texte adopté par le Sénat, je rappelle qu'il concerne seulement sept professions libérales ou privées : celles de médecin, chirurgien-dentiste, sage-femme, vétérinaire, géomètre-expert, architecte et expert-comptable. Si, rapportant ce texte, j'ai choisi avec mes collègues du groupe SRC d'en étendre l'objet, libre à mes collègues de l'UMP et du Nouveau centre qui souhaitent un vrai débat d'en accepter une partie plutôt que de repousser l'ensemble.
Je précise également qu'il s'agit de lever des conditions de nationalité à qualification égale reconnue par les professions françaises. Cela permettrait, par exemple, à un médecin étranger ayant étudié en France, titulaire d'un doctorat de médecine français, d'exercer de plein droit alors qu'il ne peut le faire aujourd'hui
D'autres collègues de la majorité ont demandé que la réflexion soit encore approfondie, et le secrétaire d'État vient de reprendre cet argument. Approfondir le sujet : j'ai la faiblesse de croire que c'est justement ce que je me suis déjà efforcé de faire, après tout le travail déjà accompli au Sénat, au cours des semaines qui ont précédé nos débats. C'est encore ce à quoi je suis prêt aujourd'hui, pour ce qui concerne chacune des professions citées. J'espère que, du côté de la majorité et du Gouvernement, il en sera de même.
Enfin, certains collègues de la majorité ont choisi une logique de fermeture absolue. Je leur reconnais une constance dans le raisonnement, même si, bien entendu, je ne le partage pas. Ils lient étroitement condition de nationalité et possibilité d'exercer une profession. Cette vision me paraît en partie décalée et datée par rapport au monde du travail tel qu'il est aujourd'hui en France – sans qu'il s'agisse, bien entendu, de piller les ressources des pays d'émigration. Si je ne peux que regretter que cette ligne dure l'ait emporté en commission des lois, j'espère encore qu'il en sera autrement aujourd'hui.
Au cours des dernières semaines, j'ai procédé à l'audition de quelque quarante-trois personnes, et j'ai écouté attentivement l'ensemble des professions directement concernées, ainsi que celles susceptibles de l'être par voie d'amendement. J'aurais aimé que ceux qui tentent de faire croire à un débat hâtif aient pris la peine de venir assister à ces auditions, comme ils en avaient la possibilité, puisque le programme de celles-ci leur avait été adressé.
Mais le rapport que je vous propose étant aujourd'hui publié, ce débat de forme est derrière nous. Pour aller au plus important, donc, c'est-à-dire au fond du texte, dont chacun s'accordera à reconnaître le champ d'application restreint, il me semble indispensable de rappeler un certain nombre de faits tangibles.
Actuellement, à qualification égale, une dizaine de professions restent soumises, pour leur exercice en France, à une condition de nationalité française. Cette situation se justifie dans la plupart des cas par l'exercice de prérogatives de souveraineté et de puissance publique, mais pas toujours. En effet, relèvent encore de cette catégorie, en totale contradiction avec nos obligations communautaires, les membres des comités de rédaction d'une édition de publications destinées à la jeunesse et les directeurs de société coopérative de messagerie de presse.
Un peu plus d'une vingtaine d'autres professions libérales et privées demeurent ouvertes aux seuls Français et ressortissants d'États membres de l'Union européenne ou de l'Espace économique européen. Tous les secteurs sont concernés, qu'il s'agisse des professionnels de santé – dont la condition de nationalité a récemment été assouplie par vous-mêmes, chers collègues de la majorité, à l'occasion de la loi HPST proposée par Mme Bachelot, dans un sens proche de celui de la proposition de loi – ou de professions du droit, d'activités liées au tourisme et aux loisirs, ou encore d'activités commerciales spécialisées, comme la vente de tabac et de boissons.
Enfin, l'exercice de moins d'une dizaine de professions libérales ou privées est ouvert aux étrangers non européens sous réserve d'une réciprocité à l'égard des Français dans leurs États d'origine. Se trouvent notamment régies par ce mécanisme des professions importantes comme celles d'avocat, d'architecte, de médecin et de pharmacien, d'expert-comptable et de commissaire aux comptes.
Bien souvent, les règles qui fondent de telles discriminations, car il s'agit bien de discriminations mêmes si elles sont légales, sont l'héritage ou la réminiscence de moments troublés et sombres de notre histoire, liés à un contexte de protectionnisme ou de xénophobie exacerbés. D'autres règles encore, sans bien sûr que je fasse de parallèle entre les périodes, ont été mises en place au moment de la Libération, afin de contrôler les déplacements de main d'oeuvre.
Du point de vue juridique, il est permis de s'interroger sur la solidité d'un tel édifice normatif, tout particulièrement depuis l'entrée en vigueur de la question prioritaire de constitutionnalité. Si le législateur n'y met pas bon ordre, le Conseil constitutionnel pourrait se pencher sur la question.
Il est notable que sa première censure, le 28 mai dernier, dans le cadre de cette nouvelle procédure ait porté sur un sujet différent mais néanmoins lié : la rupture d'égalité entre anciens combattants français et anciens combattants étrangers issus des anciennes colonies en matière de pensions versées par l'État.
Dans le même temps, et je m'en félicite, pour ce qui concerne les chambres consulaires – chambres des métiers et chambres de commerce et d'industrie –, le Conseil d'État, pour les premières, et un projet de loi en cours de discussion, pour les secondes, permettent aux étrangers non européens d'être électeurs et éligibles.
D'après les études menées par le cabinet Bernard Brunhes Consultants en 1999 et, en 2000, par le groupe d'étude sur les discriminations, au total près de 600 000 emplois privés seraient fermés aux étrangers qui ne sont pas ressortissants d'États membres de l'Union européenne ou de l'Espace économique européen. Cette estimation apparaît encore pertinente aujourd'hui au regard de l'actualisation que je me suis efforcé d'opérer.
Je ne peux omettre de souligner qu'à ces professions privées fermées s'ajoute le cas particulier de la fonction publique, avec plus de 5 millions de postes au total, et du secteur public, qui compte environ un million d'emplois statutaires. Il s'agit, bien entendu, de conditions de nationalité ne portant que sur le statut de ces emplois et non, bien souvent, mais nous y reviendrons, sur les fonctions exercées.
Si les grandes lois de 1983, 1984 et 1986 ont maintenu la condition de nationalité française pour l'accès aux trois fonctions publiques, le législateur a d'ores et déjà introduit des brèches dans ce principe.
Tout d'abord, il a autorisé l'accès des étrangers extracommunautaires à certains emplois précis de fonctionnaires, comme les enseignants-chercheurs, sans que personne y trouve à redire.
Ensuite, avec la loi du 26 juillet 1991, il a ouvert aux ressortissants des pays de l'Union européenne la possibilité d'accéder aux corps, cadres d'emplois et emplois dont les attributions sont séparables de la souveraineté ou ne comportent aucune participation directe ou indirecte à l'exercice de prérogatives de puissance publique de l'État et des autres collectivités publiques.