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Intervention de Anne Levade

Réunion du 23 mars 2010 à 16h00
Délégation aux droits des femmes et l’égalité des chances entre les hommes et les femmes

Anne Levade, professeur de droit public à l'Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne :

Je vous remercie.

Mon propos va porter sur les deux textes déposés au Sénat, le projet de loi n° 61 relatif à l'élection des conseillers territoriaux et au renforcement de la démocratie locale et le projet de loi organique n° 62 relatif à l'élection des membres des conseils des collectivités territoriales et des établissements publics de coopération intercommunale. Mon intervention sera centrée sur la parité, mais ce n'est pas le plus épineux des problèmes constitutionnels que soulèvent ces textes ; il me paraît important de le souligner car pour mieux respecter l'exigence de parité, il faudra adopter une démarche stratégique et éviter de rendre le mécanisme plus complexe encore.

Le projet de loi n° 61 est composé de deux titres. Le premier, relatif à l'élection des conseillers territoriaux appelés à remplacer les conseillers régionaux et les conseillers généraux, prévoit un mode de scrutin mixte : 80 % des conseillers seraient élus au scrutin majoritaire uninominal dans le cadre du canton, et 20 % à la représentation proportionnelle de liste, à l'échelle du département, par « recyclage » des votes – selon le terme employé dans l'exposé des motifs. Ce mécanisme pose un problème de constitutionnalité puisque, paradoxalement, il consiste à réutiliser les voix qui se sont portées sur les perdants… En outre, il conduit l'électeur à voter à l'aveugle.

Ce mécanisme se substitue aux deux modes de scrutin actuels, très différents l'un de l'autre : scrutin majoritaire uninominal à deux tours pour l'élection des conseillers généraux, représentation proportionnelle à deux tours avec prime majoritaire, pour celle des conseillers régionaux.

Le titre II du projet n° 61 traite de l'élection des conseillers municipaux et des délégués communautaires. Il prévoit l'abaissement de 3 500 à 500 habitants du seuil d'application du scrutin proportionnel de liste dans les communes et l'élection directe des conseillers communautaires, à l'occasion de celle des conseillers municipaux.

Il est avéré que, en France, le scrutin proportionnel est mieux à même d'assurer la parité que le scrutin uninominal majoritaire. Non seulement, en effet, l'exigence paritaire peut être plus facilement transcrite sur les listes, mais les dispositifs actuellement prévus pour développer la parité dans le cadre des scrutins majoritaires – sanctions pécuniaires à l'égard des partis ou encore « ticket paritaire », qui impose que titulaire et suppléant soient de sexes différents – ne produisent pas les effets escomptés.

Dès lors il apparaît, d'une part, que la réforme du mode de scrutin des conseillers municipaux et des délégués communautaires devrait favoriser la parité – puisqu'elle abaisse le seuil du scrutin de liste pour les conseillers municipaux et prévoit l'élection à la proportionnelle des délégués communautaires – mais que, d'autre part, le mode de scrutin proposé pour l'élection des conseillers territoriaux est susceptible de produire des effets inverses. Néanmoins, le choix d'une élection à un tour – en l'état actuel du projet –, système tout à fait nouveau en France, fait peser une assez grande incertitude sur le comportement des électeurs, dont on ignore la perception qu'ils auront de ces nouveaux élus.

Les seuls éléments sûrs sont les chiffres. Aujourd'hui, les 4 019 conseillers généraux – 4 182 si l'on compte les conseillers de Paris – sont élus au scrutin majoritaire uninominal à deux tours et les 1 880 conseillers régionaux sont élus au scrutin de liste. Au total, ils sont donc élus pour les deux tiers au scrutin majoritaire et pour un tiers à la représentation proportionnelle. La réforme tend à les remplacer par 3 000 conseillers territoriaux élus pour les quatre cinquièmes au scrutin uninominal majoritaire et pour un cinquième au scrutin de liste : c'est un système mécaniquement plus défavorable à la parité. Selon certaines projections, la proportion de femmes passerait de 22 % au sein de l'ensemble des conseils généraux plus conseillers régionaux à 17 ou 18 % parmi les conseillers territoriaux.

Examinons tout d'abord la constitutionnalité, à l'aune de l'objectif de parité, du mode de scrutin proposé pour les conseillers territoriaux – avant de nous pencher, dans un deuxième temps, sur ce qu'il serait possible de faire pour que cet objectif soit mieux pris en compte.

L'article 1er de la Constitution dispose désormais dans son deuxième alinéa que « la loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales ».

Cette formule, qui résulte de la révision constitutionnelle du 8 juillet 1999, modifiée par celle du 23 juillet 2008, avait pour seule vocation de faire « sauter » le verrou constitutionnel soulevé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 18 novembre 1982.

Pour cette raison, le constituant s'est contenté de formuler une norme d'habilitation en faveur du législateur. Celui-ci se trouve ainsi constitutionnellement autorisé à poursuivre un objectif a priori incompatible avec le principe d'égalité tel qu'il résultait de la conception française. Mais si la France est le seul – ou l'un des seuls – pays à énoncer expressément et avec rang constitutionnel, l'objectif de parité. Cette originalité, il faut le souligner, a pour origine une autre originalité, la conception française du principe constitutionnel d'égalité.

Si donc, il est « loisible » au législateur – pour reprendre les termes du Conseil constitutionnel – de décider de poursuivre l'objectif de parité, il n'y est pas obligé. Il peut le faire, a précisé le Conseil dans sa décision du 23 juillet 2003, en adoptant des dispositions « revêtant soit un caractère incitatif, soit un caractère contraignant ». Le grand paradoxe est que, en cas de violation frontale de la parité – exclusion pure et simple de l'un des sexes, par exemple –, c'est au nom du principe d'égalité, et non pas de l'objectif de parité, que le Conseil exercerait sa censure.

Le Conseil constitutionnel considère qu'il appartient au législateur de concilier l'objectif de parité et, dit-il, « les autres règles et principes de valeur constitutionnelle auxquels le pouvoir constituant n'a pas entendu déroger ». Autrement dit, le contrôle qu'il opère est un contrôle de la conciliation, de la balance des intérêts.

Les deux projets de loi prennent en considération l'objectif de parité, au moins dans l'exposé des motifs, même s'il ne figure pas de manière très claire dans l'étude d'impact et ne fait pas l'objet d'un dispositif précis. La conciliation opérée est certes moins favorable à la parité que le système actuel, mais je pense que le Conseil constitutionnel n'estimerait pas qu'il y a là une atteinte manifeste ou disproportionnée à l'objectif de parité, susceptible de justifier une censure.

Par ailleurs, deux arguments parfois évoqués et relayés par la presse doivent être écartés au regard de la jurisprudence constitutionnelle.

Le premier est que la régression de la parité dans le cadre de l'élection des conseillers territoriaux serait compensée par sa progression dans le cadre de la réforme du mode de scrutin des conseils municipaux. Cet argument n'est pas recevable, le fait que les deux réformes figurent dans le même texte étant purement conjoncturel.

En sens inverse, certains font valoir que le mode de scrutin des conseillers territoriaux ferait régresser la parité par rapport à la situation actuelle dans les conseils régionaux. L'argument ne me semble guère plus solide. D'abord, pourquoi la comparaison devrait-elle exclure les conseils généraux ? Ensuite, je n'imagine pas que le Conseil constitutionnel raisonnerait par comparaison ou analogie. De toute façon, contrairement à ce que disent certains, le Conseil ne reconnaît pas dans sa jurisprudence un « effet cliquet », surtout pas au regard d'objectifs de valeur constitutionnelle.

Il faut donc conclure ce point sur l'idée, qu'en l'état, le projet de loi relatif à l'élection des conseillers territoriaux n'est pas inconstitutionnel au motif qu'il assurerait moins bien la parité. En tout état de cause, il ne serait pas très satisfaisant de s'en remettre à une hypothétique censure du projet par le Conseil constitutionnel. Se mettre en situation de proposition et réfléchir aux améliorations possibles du texte me paraît préférable.

J'en arrive donc à la deuxième partie de mon propos : comment, par voie législative, favoriser la parité dans le cadre de l'élection des conseillers territoriaux ?

Trois pistes peuvent être envisagées.

La première est la généralisation du scrutin de liste. Si elle est séduisante – ce mode de scrutin restant le plus favorable à la parité – elle ne me paraît guère réaliste. On connaît, tout d'abord, les arguments traditionnels et incontestables en faveur du scrutin majoritaire uninominal : meilleure identification de l'élu, ancrage territorial, proximité avec la population. C'est ce que rappelle l'exposé des motifs du projet de loi : « Chacun saura demain qui le représente à la région ». Le taux d'abstention aux élections régionales pourrait corroborer cet argument. En deuxième lieu, chacun sait que pour bien fonctionner, un organe délibérant doit disposer d'une majorité, dont la constitution est rendue plus difficile par le scrutin proportionnel – raison pour laquelle, d'ailleurs, il lui est souvent apporté un correctif majoritaire. Certains défenseurs de cette solution tirent argument de l'article 4, alinéa 3, de la Constitution, aux termes duquel « la loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et des groupements politiques à la vie démocratique de la Nation » ; mais on ne voit pas pourquoi on retiendrait pour l'élection des conseillers territoriaux une règle qui ne vaudrait pas pour les autres élections.

La deuxième piste est la préservation de l'acquis. Les textes qui nous sont soumis emportant une régression de la parité, par quels moyens faire survivre, en pratique, des dispositifs tels que ceux instaurés par la loi du 31 janvier 2007 tendant à promouvoir l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives ? Si certaines des dispositions de cette loi sont discutées – notamment la règle imposant qu'aux élections cantonales le candidat et son suppléant soient de sexes différents – d'autres, telle celle qui étend aux exécutifs régionaux l'obligation de parité, ont été largement saluées.

Contrairement à ce qu'a parfois indiqué la presse, la question n'est pas tant de savoir comment la réforme s'articulerait avec la loi de 2007 – qui, eu égard aux règles de succession des lois dans le temps, n'a pas vocation à continuer à s'appliquer quelles que soient les réformes ultérieures – que d'intégrer les avancées de celle-ci dans le texte nouveau. Il me semble donc nécessaire de reprendre in extenso les dispositions de la loi de 2007, lesquelles concernent surtout, et c'est important, les élus et non les candidats.

Enfin, la troisième piste est la recherche de moyens spécifiques pour favoriser l'égal accès des femmes et des hommes au mandat de conseiller territorial. Je distinguerai les propositions relatives au scrutin et les propositions relatives aux partis politiques.

L'originalité du mode de scrutin proposé pour l'élection des conseillers territoriaux est son caractère mixte. Dans la mesure où cette mixité correspond à l'esprit de la réforme, il vaut mieux la conserver, en l'amendant plutôt que d'y renoncer, dans quelque sens que ce soit : j'ai déjà évoqué les inconvénients de la solution du « tout proportionnelle » ; quant à celle du « tout majoritaire », elle ne serait pas, à l'évidence, de nature à favoriser la parité.

Il est en revanche intéressant de s'interroger sur les modalités de la mixité et, tout particulièrement, sur le ratio 8020. Augmenter la part de conseillers élus à la proportionnelle permettrait de corriger l'effet de régression de la parité, voire d'inverser le mouvement. Je serais assez favorable à un ratio 5050, d'ailleurs préconisé par le comité pour la réforme des collectivités locales présidé par M. Édouard Balladur. Ce système serait en outre plus clair et plus simple. Et il est possible que le « vote à l'aveugle » proposé dans le projet pour les 20% de conseillers élus à la représentation proportionnelle – par le procédé du « recyclage » – amène les électeurs, selon un vieux réflexe, à voter davantage pour des hommes que pour des femmes.

Il faut également s'interroger sur les incidences d'un scrutin à un tour en termes de parité. Ce système étant étranger à notre tradition, nous sommes très démunis pour effectuer des projections. Il est clair cependant que partout où le scrutin à un tour est pratiqué, il incite à voter utile. Or voter utile, dans l'imaginaire collectif, ne serait-ce pas voter plutôt masculin que féminin ? La question mérite examen.

Vient ensuite à l'esprit la solution du binôme – deux élus par canton, de sexes opposés. La première formule est celle du binôme constitué d'un candidat et d'un suppléant : on sait que dans la pratique, les femmes sont suppléantes dans près de 80 % des cas ; ce n'est donc pas, à l'évidence, le système idéal. Une autre piste possible est de doubler cette formule d'une obligation pour les partis politiques de veiller, à l'échelle nationale, à la parité des binômes constitués – même nombre de femmes et d'hommes, d'une part parmi les candidats, d'autre part parmi les suppléants. Cela rejoint la proposition faite par le Président Accoyer lors de la journée des femmes, mais pose une difficulté pratique, celle des candidats indépendants. De deux choses l'une : ou bien on se refuse à exclure les candidats indépendants, et l'on se résout alors à ce que la parité, quoique améliorée, ne soit pas parfaite ; ou bien on décide qu'il ne pourra plus y avoir de candidature que liée à un parti, mais une telle disposition serait censurée par le Conseil constitutionnel. Cela étant, je dois avouer que je ne connais pas le taux de candidats indépendants.

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