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Intervention de Laurent Bonnefoy

Réunion du 5 mai 2010 à 10h00
Commission des affaires étrangères

Laurent Bonnefoy, chercheur associé à l'Université de Provence :

Permettez-moi de vous remercier pour votre invitation et pour votre intérêt pour le Yémen, un pays qui en a besoin.

Si la question terroriste, le mouvement sécessionniste au Sud et la guerre de Saada préoccupent à juste titre la communauté internationale, la crise du processus politique est sans doute insuffisamment reconnue. Autrefois source d'espoir pour ses observateurs et partenaires, la vie politique et partisane est aujourd'hui bloquée. C'est pourtant elle qui transcende les autres crises et constitue l'un des leviers pour éviter la désagrégation du pays dans la violence.

À l'échelle du monde arabe, le système politique yéménite est longtemps apparu comme singulier. Il s'appuyait en effet sur l'intégration politique d'un large éventail d'acteurs, parmi lesquels des militants islamistes de toutes tendances. Pour l'essentiel, un tel équilibre résultait de la nécessité, à la fin des années 1960, d'élaborer un compromis politique afin d'ancrer durablement le système républicain qui avait déposé l'ancienne monarchie zaïdite en 1962. Une forme de partage du pouvoir, quoique incomplète, s'est poursuivie après l'unification du Nord et du Sud en 1990, donnant naissance à un régime qui a construit l'essentiel de sa légitimité sur le multipartisme et les élections. La persistance historique d'une société civile traditionnelle formée d'acteurs tribaux et religieux a par ailleurs limité les velléités autoritaires du régime, permettant de préserver un certain pluralisme.

Depuis les années 1970, les phénomènes de dissidence et de répression observés n'ont pas atteint le niveau de ceux connus dans la région. En dépit des tensions et des affrontements ponctuels avec les tribus, jusqu'à la guerre de Saada débutée en 2004, la société yéménite n'a pas été confrontée à des phénomènes de violence de grande ampleur, similaires à ceux que l'Algérie, l'Irak ou l'Égypte ont pu subir. Le partage du pouvoir a en quelque sorte permis de faire l'économie de la violence politique. Même pendant la guerre de 1994 entre l'armée du Nord et les sécessionnistes du Sud, les pertes civiles ont été limitées et de nombreux dirigeants sécessionnistes ont été réintégrés plus tard dans l'appareil d'État. Cette logique d'intégration a indéniablement favorisé la stabilité du pouvoir, aux mains d'Ali Abdullah Saleh depuis trente-deux ans. Pour l'essentiel, cette longévité ne s'est donc pas faite au prix de la répression.

Dans les années 1990, les dirigeants ont pu coopter les anciens combattants d'Afghanistan, leur offrant des postes dans les services de sécurité, dans le système éducatif ou dans les partis. Les signes du partage du pouvoir ont été nombreux : élections législatives de 1993, considérées comme relativement transparentes ; coalition gouvernementale rassemblant les islamistes d'Al-Islah – le parti au pouvoir – et d'autres petits partis entre 1993 et 1997 ; émergence d'une presse libre au cours de la même période.

Dans une certaine mesure, ce type d'équilibre est apparu comme fonctionnel, permettant de stabiliser le pouvoir, de réguler la violence, notamment djihadiste, et de bâtir un système plus consensuel qu'ailleurs dans le monde arabe, car fondé sur des compromis.

Il se trouve que ce système s'est grippé au fil des années 2000. Les raisons en sont multiples, notamment l'usure du pouvoir et une volonté de certains dirigeants de monopoliser les ressources politiques, économiques et institutionnelles. On peut également imputer ce changement à une nouvelle stratégie de l'opposition, de plus en plus tentée par la violence pour sa frange islamiste, ou encore au contexte international marqué par la lutte antiterroriste. Celle-ci a en effet pu encourager la répression et offrir au pouvoir davantage de ressources militaires et policières.

La mise à mal de l'équilibre politique a pris différentes formes au cours des dernières années. Elle s'est tout d'abord incarnée dans la répression de l'opposition et de la presse : dernièrement, le nombre de prisonniers politiques a sensiblement augmenté. Reporters sans Frontières, dans un classement certes discutable, plaçait le Yémen en 135e position en 2004. En 2009, le pays occupait la 167eplace. En 2001, un rapport du Sénat affirmait que « la liberté de la presse au Yémen bénéficie d'assises solides ». Force est de constater que ce n'est plus réellement le cas. La guerre de Saada, ses milliers de victimes et ses personnes déplacées – plus de 200 000 depuis 2004 – sont également le témoignage direct d'un autoritarisme croissant, qui n'est pas sans rappeler les méthodes brutales d'autres régimes autoritaires arabes.

Parallèlement, le système institutionnel semble dans une impasse. Les élections législatives qui devaient être organisées en avril 2009 ont été repoussées de deux ans et rien ne permet de dire qu'elles se dérouleront alors dans de meilleures conditions, les réformes institutionnelles promises – modification du mode de scrutin et d'élaboration des listes électorales – n'ayant pas été réalisées. Les partis politiques se sont enfermés dans une logique maximaliste d'opposition frontale et ne sont plus en mesure de communiquer ni d'établir des compromis.

Occupée qu'elle est par la lutte antiterroriste, la communauté internationale semble aujourd'hui largement résignée face à ce durcissement du pouvoir. Comme le rappelait Amnesty International dès 2002, l'État de droit a été largement sacrifié au nom de la sécurité. Le processus n'a fait que s'amplifier depuis. Laisser pourrir la situation serait de toute évidence un mauvais calcul pour la communauté internationale, car la répression et le durcissement du régime risquent à long terme d'accroître la violence et l'instabilité.

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