Je vous remercie de votre invitation et de la possibilité que vous m'offrez de faire connaître mon appréciation sur la situation du programme A400M.
Beaucoup de choses ont été dites ou écrites sur ce programme depuis le mois de décembre 2008. Comme vous le savez, un accord a été trouvé au début du mois entre les États clients et EADS sur les conditions de sa poursuite. C'est le moment idoine pour dresser un premier bilan et tracer des perspectives.
Pour commencer, quelques mots sur la crise que nous venons de traverser. J'évoquerai la menace qui pesait alors sur la satisfaction du besoin militaire. J'indiquerai ensuite la façon dont la crise a été surmontée ainsi que le résultat obtenu, en vous donnant les clés des négociations qui ont été menées ces derniers mois. Enfin, je vous ferai part de mes réflexions sur les leçons à tirer de ce qui s'est passé.
Le programme de l'A400M porte sur 180 appareils pour sept nations avec des quantités très variables : l'Allemagne a commandé 60 appareils, la France 50, l'Espagne 27, le Royaume-Uni 25, la Turquie 10, la Belgique huit dont un pour le Luxembourg. Le contrat a été signé en mai 2003 entre l'OCCAR représentant les États et Airbus Military. Il faut rappeler qu'il y avait eu une première signature de contrat en 2001, mais qu'il n'avait pas abouti en raison de l'opposition du Bundestag. Entre 2001 et 2003, l'Allemagne a d'ailleurs réduit sa commande, passant de 70 à 60 avions. Durant cette période, il n'y a eu aucune autre variation des termes du contrat, ce qui laissait à l'industriel le temps d'en mesurer toutes les implications.
Le contrat a été fondé sur le concept d'approche commerciale, qui vise à s'inspirer des méthodes de management des programmes aéronautiques civils. Il était présenté par l'industrie comme applicable à un avion de transport militaire et devait apporter plus d'efficacité que les méthodes traditionnelles de gestion des programmes militaires.
Il s'est traduit pour l'A400M notamment par le fait que les États se sont ainsi engagés sur la totalité des commandes, avec des clauses de dédit assurant qu'en cas de réduction de la commande par un État, les autres parties ne seraient pas affectées. À ce propos, je me félicite de la globalisation des commandes, que ce soit pour le VBCI, le Rafale ou les FREMM, car cela marque l'entrée dans la loi de programmation militaire et donne de la visibilité à l'industrie.
Le maître d'oeuvre s'est engagé sur la fourniture de produits répondant aux spécifications, dans des délais et des prix convenus à l'avance. Il disposait de toute latitude sur l'optimisation des solutions techniques et sur l'enchaînement des activités de développement, d'industrialisation et de production. En particulier, les États avaient renoncé à la possibilité de valider eux-mêmes, au fur et à mesure du développement, les solutions techniques retenues par l'industriel, se concentrant sur la certification et la qualification de l'avion une fois que celui-ci aurait été développé et essayé en vol.
Cette solution nous plaçait en position de dépendance par rapport à l'industriel. Jusqu'au premier essai en vol, nous n'avions aucune visibilité ou presque, contrairement aux programmes habituellement suivis par la DGA.
De ce fait les signaux d'alerte ne sont apparus que courant 2008 et ce, de façon progressive. Ce n'est qu'en décembre 2008 que nous avons été informés de la gravité du problème. Le retard dépassait très largement le seuil contractuel à partir duquel des pénalités peuvent s'appliquer. Il n'y avait pas que cela.
Cette crise a été, en fait, exceptionnelle à plusieurs titres. D'abord par son ampleur financière avec un surcoût potentiel de plusieurs milliards d'euros pour un contrat de 20 milliards.
Exceptionnelle par l'annonce des difficultés rencontrées par l'industriel pour respecter le contrat. Avec un retard de trois à quatre ans, il souhaitait retransférer les risques vers les États alors même qu'il s'agit d'un contrat commercial. Il soutenait également que certaines exigences techniques étaient intenables. Seulement cinq ans après la signature du contrat, il était donc dans une position très défensive.
Exceptionnelle enfin par son environnement international : sept pays fondateurs étaient concernés, qui n'avaient pas forcément la même façon d'appréhender le problème.
Au final, il s'est bien agi d'une crise existentielle pour le programme.
La situation a été examinée sous l'angle des droits et obligations de chacune des parties au contrat, des centres d'intérêt des pays partenaires, des conséquences sur la satisfaction du besoin militaire et des répercussions sur le tissu industriel. Je vais détailler l'analyse sur le besoin militaire.
Pour réaliser ses missions de transport, l'armée de l'air dispose actuellement de 51 Transall en fin de vie, 14 C-130H, 19 Casa CN 235, cinq gros porteurs Airbus (deux A340 et trois A310) et 14 ravitailleurs C-135FR et KC135. J'ai cité tous les types d'appareils contribuant à ces missions, que ce soit au titre de leur emploi principal ou qu'ils soient utilisés au transport de troupes ou de matériels de façon secondaire. Cette flotte ne permet d'assurer que 25% du besoin de transport de fret défini par le Livre blanc; on est donc très loin du compte.
Je rappelle que le contrat opérationnel prévoit que l'on puisse projeter un échelon d'urgence interarmées en moins de cinq jours, à 8 000 km de la métropole, avec, au même moment, l'engagement de nos forces dans d'autres opérations.
Le retrait programmé des flottes vieillissantes des Transall et des avions ravitailleurs C-135 et KC-135 rend encore plus crucial le besoin de renouvellement et de complément de cette flotte.
Le programme A400M, couplé avec le programme MRTT, visait à renouveler les capacités de transport tactique et stratégique et à les adapter aux conditions des engagements futurs, à longue distance, avec des matériels plus lourds et plus volumineux, comme par exemple le VBCI qui pèse plus de 25 tonnes, soit bien plus qu'un AMX 10 RC. Il s'agit de renforcer les capacités de projection sur tous les théâtres, sur des terrains qui ne seront pas nécessairement bien aménagés.
C'est la capacité de projection de nos forces armées qui devait s'en trouver renforcée. À lui seul, l'A400M peut assurer le transport logistique inter théâtre de personnels et de matériels, le transport tactique intra théâtre à partir de plates-formes sommaires de troupes et de matériels, le transport de parachutistes et de matériels en environnement hostile ainsi que le ravitaillement aérien.
Le renoncement à l'A400M aurait posé un problème majeur pour nos forces armées. Il n'y a pas d'avion équivalent sur le marché international ni aujourd'hui ni dans les 10 ans ou 15 ans à venir. Le C130J dispose certes d'une capacité tactique, avec ses possibilités d'atterrissage sur pistes sommaires, mais la charge qu'il peut emporter est limitée à une partie de la gamme des blindés actuels. Il ne peut pas transporter les véhicules blindés de type VBCI.
Le C17 est spécialisé dans le transport stratégique mais ne dispose pas des capacités tactiques de l'A400M. Nous avons envisagé une flotte mixte de C17 et de C130J, mais le coût d'achat et d'entretien des C17 est trop élevé. C'est l'une des raisons pour lesquelles nous souhaitions poursuivre ce programme. Bien entendu, il n'était pas non plus question de le faire à n'importe quelles conditions et à n'importe quel prix.
Le processus de résolution de la crise s'est fait en deux temps. Une première phase, allant de la fin de 2008 jusqu'à la mi-2009, a été consacrée au diagnostic de la situation. Une seconde phase a été réservée à la négociation.
Cette période de diagnostic de six mois a été très serrée. Nous nous sommes concertés avec nos partenaires pour engager des revues techniques, afin de se convaincre que l'avion était techniquement réalisable et que le niveau de performances attendu n'avait rien d'utopique. Nous voulions également disposer de notre propre estimation des délais.
Nous voulions aussi mesurer le niveau d'exigence financière de l'industrie et voir si un accord entre les deux parties était possible.
Nous voulions enfin vérifier que l'industriel était vraiment capable de mener à bien le projet. Comme les décisions à venir avaient des impacts financiers pour chaque pays, il était hors de question de prendre des décisions autrement qu'à l'unanimité.
Nous avons également défini le cadre juridique qui, au regard des règles régissant le contrat A400M, a permis à la fois de préserver nos droits et de faciliter la discussion avec Airbus Military. Il s'agit de la procédure de moratoire ou de standstill. Cette façon de procéder a aussi présenté l'intérêt de laisser les travaux prévus au contrat se dérouler, évitant ainsi d'aggraver le retard.
Nous sommes arrivés ensemble à la conclusion que cela valait la peine de chercher un accord avec EADS sur les conditions de poursuite du contrat. Pour cela, nous devions bien entendu entamer des négociations avec l'industriel. C'est la décision unanime qui a été prise le 24 juillet lors d'une réunion des ministres de la défense au Castellet à l'initiative du ministre de la défense Hervé Morin.
À cette occasion, les Britanniques ont indiqué qu'ils souhaitaient réduire leur commande pour rester dans les limites de leur enveloppe budgétaire.
La phase de discussion a duré jusqu'à la fin de l'année 2009. Réalisée par des représentants désignés par les États avec leurs équipes d'experts, cette analyse a traité des spécifications techniques, du calendrier de livraison, des clauses commerciales et du soutien initial. Nous avons également fait appel à un cabinet spécialisé qui a mené une enquête de coûts.
Au final, nous avons conservé l'essentiel des spécifications techniques. Nous avons maintenu le principe de responsabilité de l'industriel sur la totalité du périmètre du contrat. Nous avons accepté que les appareils soient livrés en plusieurs étapes avec des standards successifs, les rattrapages d'un standard à l'autre étant à la charge de l'industriel. C'est tout à fait faisable, nous pratiquons déjà cette politique sur d'autres équipements, à l'instar du Rafale,
Sur le plan financier, les négociations ont été particulièrement âpres. Les États se sont accordés pour apporter collectivement les compléments financiers a minima pour écarter le scénario d'arrêt du programme.
Je vais les indiquer, avec les précautions qui s'imposent tant que l'avenant au contrat n'est pas formellement signé.
Il est prévu que les États renoncent aux pénalités liés aux retards, qui pouvaient s'élever au total à 1,2 milliard d'euros. Ils acceptent une hausse de prix correspondant à deux milliards d'euros hors taxes, ce qui augmente de 10% le prix du contrat.
Des nouveaux profils de paiement seront définis qui, pour la part française, s'inscriront intégralement dans les enveloppes de ressources prévues, d'une part dans la LPM jusqu'en 2014, d'autre part dans la période 2015-2020. L'avenant au contrat, qui pourrait être signé en juin 2010, en fixera le détail.
En complément, et en dehors du cadre du contrat, les États vont apporter 1,5 milliard d'euros d'investissements avec, en contrepartie, une rémunération perçue sur les ventes de l'A400M à l'exportation. Le terme consacré pour ce mécanisme est l'Export Levy Facility. Un équivalent français est constitué par la procédure dite de l'article 90. J'ajoute qu'il s'agit non pas d'une aide financière, mais d'un investissement à long terme. Il nous permet de recevoir un retour sur les ventes futures à l'exportation. Nous tablons sur un volume de ventes variant entre 200 et 300 appareils..
L'entreprise prendra à sa charge tout le reste des surcoûts du programme. Il est néanmoins assez difficile de parler de ce sujet à sa place, je n'en parlerai donc pas.
Les augmentations de prix consenties dans le cadre du contrat se font au prorata des quantités commandées. Pour la France, cela fait une part de 50180e, soit 670 millions d'euros TTC sur l'ensemble de la durée du programme, ce qui correspond à 550 millions d'euros hors taxe. Maintenant que l'avenir du programme est stabilisé, nous devons poursuivre les négociations sur les prestations de soutien initial non encore commandées et reprendre les discussions sur la préparation du soutien en service avec nos partenaires notamment avec les Britanniques et les Espagnols.
Le travail que nous avons réalisé maintient notre commande de 50 avions. Le premier avion sera livré à la France au début de l'année 2013, nous disposerons de sept avions à la fin de 2014 et de 35 appareils à la fin de 2020, le dernier avion étant livré en 2024. Le nouveau calendrier induit donc un retard de quatre à cinq ans dans la mise en place de cette capacité opérationnelle nouvelle. J'insiste sur ce point : outre la dimension financière, les États font bien un effort conséquent en assouplissant le calendrier des livraisons.
Pour compenser ce retard, le ministère de la défense prévoit, pour le transport tactique, de prolonger certains C160 Transall entre 2015 et 2018 et d'acquérir huit cargos légers de type Casa CN-235. Pour le transport stratégique, la défense aura recours, en fonction de ses besoins, à des locations notamment dans le cadre du contrat SALIS qui sera prolongé au-delà de 2010. En cas de besoin, nous pourrions également avoir accès aux contrats de location de C17 de l'OTAN.
Les besoins financiers du programme A400M et les coûts des mesures palliatives resteront dans l'enveloppe totale prévue pour le programme A400M dans la loi de programmation militaire 2009-2014. La charge financière supplémentaire apparaîtra au-delà de 2020 et sera étalée sur plusieurs années, en accompagnement du nouveau calendrier de livraison des avions. La répartition par année pourra être précisée lorsque les plans de paiement sur la période 2010-2014 auront été affinés.
L'investissement français dans le cadre de l'Export Levy Facility serait quant à lui de l'ordre de 400 millions d'euros.
C'est donc un très bon accord qui va conforter une activité industrielle majeure employant quelque 12 000 personnes en France et plus de 40 000 en Europe.
Quelles leçons devons-nous tirer de ces difficultés ? Je crois avant tout qu'il faut écarter définitivement les contrats commerciaux. On peut bien sûr également parler de la problématique de la coopération, des difficultés à aligner les positions des uns et des autres, de la relation entre les pays clients et l'industriel à travers l'OCCAR, mais il faut être lucide sur le constat principal : l'industriel n'a pas su exécuter le contrat tel qu'il l'avait signé. Il y a clairement eu un problème d'organisation et de pilotage industriel. EADS et Airbus en ont tiré les conséquences en matière d'organisation mais ils doivent entreprendre un travail plus profond sur leurs capacités de conduite des programmes.