Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la résolution présentée aujourd'hui par le groupe SRC s'attache à rendre justice à un homme victime de ses idées, à le rétablir dans sa dignité politique et à bannir l'impunité qui couvre trop souvent les pires exactions.
Les députés communistes et républicains souscrivent pleinement à cet objectif.
Ce drame humain, la disparition de M. Ibni Oumar Mahamat Saleh, interroge de manière impérieuse la position de la France au Tchad et, plus généralement, sur le continent africain, dans le cadre de la rupture annoncée par le Président de la République.
Il y a un peu plus de deux ans disparaissait M. Ibni Oumar Mahamat Saleh, membre éminent de l'opposition au régime d'Idriss Déby. L'incursion de groupes rebelles de l'est du Tchad dans la capitale, au cours de la dernière semaine de janvier 2008, fournit le décor d'une vague d'arrestations et d'enlèvements non revendiqués dont furent victimes plusieurs hommes politiques incarnant l'espoir d'une modernisation du pays.
Malgré la mise en place d'une commission d'enquête sous l'égide de la communauté internationale peu après ces événements, la disparition de M. Saleh demeure à ce jour désespérément irrésolue. L'éventuelle participation de la présidence tchadienne à l'élimination de ces opposants fait l'objet de soupçons convergents et largement étayés par les conclusions de cette commission d'enquête et les divers témoignages recueillis.
En effet, au moment où les enlèvements d'opposants se sont produits dans N'Djamena, l'ordre avait été rétabli depuis plusieurs heures. Les groupes rebelles qui avaient semé le chaos, provoqué des centaines de morts et menacé le pouvoir central d'un coup d'État étaient très clairement en fuite. À cet instant, seules les forces armées de la Présidence de la République détenaient le contrôle du territoire, et il est difficile de croire que les plus hauts responsables du régime aient été dans l'ignorance de ces exactions.
Les conclusions de la commission d'enquête relative à cette vague d'enlèvements sont particulièrement éloquentes. Elles jugent que « des enlèvements et des arrestations, des actes d'intimidation à l'encontre d'opposants politiques ont eu lieu après le retrait des rebelles de N'Djamena ; ceci met ainsi clairement en cause la responsabilité des forces de défense et de sécurité » dirigées par la Présidence de la République. Elles rejettent également le caractère fortuit de ces arrestations en évoquant une probable préméditation de ces enlèvements.
Ces accusations sont d'une extrême gravité.
Pourtant, depuis 2008, rien n'a été mis en oeuvre pour rechercher les coupables et les traduire en justice. L'impunité demeure, et le pouvoir tchadien a botté en touche en créant un comité de suivi qui ne comporte aucune personnalité de l'opposition ou de la communauté internationale, contrairement aux recommandations de la commission d'enquête.
La France ne peut rester sourde à ces accusations et impuissante face à l'immobilisme du gouvernement tchadien. Elle a une responsabilité particulière, puisqu'elle a oeuvré à la création de cette commission d'enquête et participé à ses travaux aux côtés de la communauté internationale. Elle ne peut s'en tenir là et doit aller au bout de cette démarche vers la vérité et la justice.
Le 27 février 2008, lors d'un déplacement à N'Djamena, Nicolas Sarkozy déclarait : « La France veut la vérité et je ne céderai pas sur ce point. »
Monsieur le ministre, la France doit instamment presser le gouvernement tchadien de respecter les conclusions de la commission d'enquête, et exiger d'intégrer son comité de suivi. J'aimerais que vous nous éclairiez de manière très précise sur les initiatives que vous allez prendre pour mettre fin à cette insoutenable impunité.
Plus généralement, cette affaire souligne les responsabilités encore fortes de notre pays dans les destinées du continent africain, malgré la rupture vantée par le Président Sarkozy en 2007. Ce sera le deuxième point de mon propos.
La France apporte un soutien « sans faille » – j'emprunte là les mots du ministre de la défense – au régime d'Idriss Déby depuis son accession au pouvoir. Faut-il rappeler que cette accession s'est pourtant effectuée au prix d'un coup d'État ? Que ce pouvoir ne doit son maintien qu'à plusieurs fraudes électorales, en 1996 et 2001, d'ailleurs dénoncées par l'Union européenne ?
Cette région de l'Afrique est incontestablement une zone sensible et complexe, théâtre de nombreux conflits qui menacent les populations civiles. Les rivalités entre le Soudan et le Tchad, qui semblent enfin s'apaiser, sont un puissant facteur de déstabilisation. En fomentant des révoltes internes par groupes armés interposés, ces deux pays se sont adonnés à un jeu dangereux.
Le conflit du Darfour, avec ses nombreuses victimes, qui empoisonne toujours la situation interne du Tchad avec 350 000 réfugiés dans l'est du pays, limitrophe du Soudan, trouve là quelques-unes de ses racines.
Si la nécessaire stabilité du Tchad et le maintien de son unité territoriale, invoqués par la diplomatie française, sont des préoccupations que nous partageons, en quoi justifient-elles, monsieur le ministre, le soutien infaillible à un régime aussi peu recommandable que celui de M. Déby ?
Malgré les violations des droits démocratiques et humains pointées par les défenseurs des droits de l'homme, la France n'a pas hésité à intervenir militairement pour soutenir ce régime en 2006. Son rôle n'en a pas été moins négligeable en 2007 et en 2008, lorsqu'elle a fourni des renseignements militaires sur les insurgés et accru de manière conséquente ses livraisons d'armes.
J'ouvre à ce propos une parenthèse pour dire à quel point le contrôle parlementaire sur ces accords d'armement avec des pays sensibles demeure, de mon point de vue, insuffisant, pour ne pas dire virtuel. Il serait souhaitable que le rapport au Parlement sur ces exportations fasse chaque année l'objet d'un débat en séance. Je formule cette proposition en espérant qu'elle puisse être mise en oeuvre dès l'année prochaine. La révision de la Constitution et la réforme du règlement de l'Assemblée devaient affirmer les pouvoirs du Parlement dans le domaine des affaires étrangères. Là encore, les mots doivent se traduire en actes pour que le domaine réservé de l'Élysée revienne enfin dans la normalité démocratique.
Je crains que le sort dramatique de M. Saleh n'illustre à quel point la France sacrifie les populations africaines sur l'autel de ses intérêts économiques et géostratégiques. La disparition de M. Ibni Oumar Mahamat Saleh est le symbole de l'oppression politique, mais aussi des méfaits d'une politique françafricaine qui n'a probablement aucunement cessé.
D'aucuns décrivent le Tchad comme une pierre angulaire du pré carré de la France. Outre les richesses de son sous-sol récemment découvertes, qui attirent les appétits des multinationales, ce pays constitue une base arrière de notre influence sur le continent noir, 1 500 militaires y étant déployés en vertu d'un accord de défense secret conclu au lendemain des indépendances africaines.
La France ne peut continuer à s'enorgueillir de ses valeurs démocratiques et poursuivre en Afrique cette politique de type néocolonial.
En 2007, le candidat Sarkozy avait affirmé avec force que cette page des relations avec l'Afrique serait tournée sous sa présidence, suscitant de grands espoirs. Quel est le bilan de la rupture vantée par le Président ? Un secrétaire d'État limogé par les amis du clan Bongo pour avoir élevé la voix contre la corruption gangrenant les réseaux françafricains ; des fraudes électorales avalisées dans le Congo de M. Denis Sassou N'Guesso et la Mauritanie de M. Abdel Aziz ; des coups d'État mollement réprouvés à Madagascar et en Guinée ; une succession dynastique adoubée dans le Gabon de la famille Bongo, sous l'oeil bienveillant du réseau Bourgui. L'image de Nicolas Sarkozy veillant sur le cercueil d'Omar Bongo scellait l'enterrement de première classe de la rupture françafricaine sous les intérêts économiques proches de l'Élysée, de Bolloré et de Bouygues.
Dans ce triste panorama, la célébration en 2010 du cinquantenaire des indépendances africaines résonne comme une énième offense à la souveraineté des peuples africains. De l'invitation lancée aux chefs d'État africains aux festivités du 14 juillet au titre de secrétaire général des indépendances décerné à Jacques Toubon, éminent acteur de cette Françafrique, tout rappelle la volonté du gouvernement français de vassaliser ces pays au détriment de leurs populations, et d'imposer une vision déformée de l'histoire, selon laquelle la France aurait généreusement octroyé ces indépendances – image d'Épinal qui gommerait les luttes menées par les peuples d'Afrique au prix de nombreuses victimes pour se libérer d'un système colonial injuste et oppresseur dont nombre de pays européens étaient les responsables.
Aussi, vous comprendrez le sens que nous donnons à la résolution présentée aujourd'hui : elle engage le Gouvernement à rendre justice à M. Saleh mais également à modifier radicalement sa politique africaine afin de respecter les choix souverains des peuples africains et promouvoir une coopération pacifique et équilibrée. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)