Madame la présidente, madame la ministre d'État, monsieur le président de la commission des lois, mes chers collègues, il y a un problème de la garde à vue en France.
C'est, tout d'abord, un problème quantitatif : le nombre des gardes à vue est en effet passé de 336 000 en 2001 à 577 000 en 2009, chiffre auquel il faut ajouter environ 200 000 gardes à vue pour infractions routières. Le nombre de gardes à vue s'élève donc aujourd'hui, dans notre pays, à près de 800 000.
Cette augmentation considérable est due au fait que, depuis quelques années, la garde à vue est utilisée pour gonfler les statistiques du ministère de l'intérieur. Si le Premier ministre avait raison, en novembre dernier, de dire que « la privation de liberté est un acte grave qui doit rester exceptionnel », les syndicats de policiers ont, eux aussi, raison d'avoir réagi en déclarant que « c'est le Gouvernement qui impose des quotas d'interpellations en mettant la pression sur les policiers par une politique du chiffre ».
Cependant, ce sont les gardes à vue elles-mêmes, quel que soit leur nombre, qui, en France, posent plusieurs problèmes.
Tout d'abord, les locaux sont trop souvent indignes.
Ensuite, la procédure pénale française accorde toujours à l'aveu une valeur probante excessive, ce qui conditionne le travail des enquêteurs et aboutit parfois à ce qu'une personne reconnaisse des faits qu'elle n'a pas commis.
Locaux indignes, pressions excessives... De surcroît, le contrôle du déroulement des gardes à vue par les parquets est insuffisant, chacun le sait.
Ces problèmes sont d'autant plus graves que la garde à vue est une phase le plus souvent déterminante des poursuites pénales. Tout d'abord, dans la grande majorité des cas, la garde à vue débouche sur des poursuites judiciaires dites rapides, et la personne poursuivie comparaît alors souvent fatiguée par une ou deux nuits sans sommeil, psychologiquement affaiblie par l'épreuve qu'elle vient de subir, n'ayant pu ni se laver ni se raser, ni être en mesure de préparer sa défense.
Même lorsque la garde à vue débouche sur une procédure plus longue, on sait que les déclarations faites en garde à vue ont un impact déterminant sur la procédure judiciaire et qu'elles poursuivent, en quelque sorte, le mis en cause tout au long du processus pénal, depuis le juge d'instruction jusqu'à l'audience. La garde à vue fabrique ainsi souvent une sorte de vérité policière, qui devient finalement une vérité judiciaire.
Compte tenu de l'augmentation considérable de leur nombre, des conditions le plus souvent déplorables de leur déroulement et de l'influence déterminante qu'elles ont sur les poursuites judiciaires, réformer les gardes à vue est devenu impératif, incontournable.
Cette réforme est devenue plus impérative encore depuis que la Cour européenne des droits de l'homme, a posé, dans deux arrêts de 2008 et 2009, des exigences qui ne sont pas satisfaites dans notre pays.
En effet, si l'entretien de trente minutes en début de garde à vue permet à l'avocat d'assumer deux types d'interventions exigées par la Cour de Strasbourg, à savoir le soutien de l'accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention, il ne lui permet cependant pas d'apporter son aide pour la discussion de l'affaire, l'organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l'accusé et la préparation des interrogatoires, ce qu'exigent pourtant aussi les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme.
Cette non-conformité du droit français est, en outre, aggravée par notre jurisprudence, qui n'impose pas au policier de différer l'audition d'une personne gardée à vue dans l'attente de l'arrivée de l'avocat, dès lors qu'il a effectué des diligences suffisantes pour le joindre ou dès lors que l'avocat a été prévenu et qu'il ne peut se déplacer immédiatement. Force est donc de constater que le droit français ne prévoit pas le droit réel à bénéficier d'un avocat pendant trente minutes au début de la garde à vue, mais simplement le droit de demander à s'entretenir avec un avocat.
Cette pratique est d'autant plus choquante que, depuis la loi du 18 mars 2003, le gardé à vue n'est plus informé de son droit au silence. Cette information avait été instaurée par la loi du 15 juin 2000. Elle répond en outre à une exigence de la jurisprudence européenne.
La garde à vue à la française ne peut donc en aucune manière être jugée conforme à la Convention européenne des droits de l'homme et à l'interprétation qu'en donne la Cour de Strasbourg.
Depuis ces deux arrêts de 2008 et 2009, les praticiens de la garde à vue ont adopté deux attitudes. D'un côté, les officiers de police judiciaire et les magistrats du parquet, soumis à leurs hiérarchies respectives, s'appuient sur la lettre du code de procédure pénale pour refuser aux personnes gardées à vue le droit d'être assistées par un avocat. De l'autre côté, certains juges du siège s'appuient sur la jurisprudence européenne pour annuler les gardes à vue ou refuser de les prolonger.
Le risque d'invalidation massive d'un très grand nombre de gardes à vue est donc aujourd'hui bien réel en France. Il est même d'autant plus grand que, dès l'entrée en vigueur, le 1er mars dernier, de la réforme constitutionnelle sur la question prioritaire de constitutionnalité, le tribunal correctionnel de Paris a soumis à la Cour de cassation une demande concernant la garde à vue en France. La Cour dispose de trois mois pour saisir ou non le Conseil constitutionnel, lequel sera, le cas échéant, appelé à se prononcer – lui aussi dans un délai de trois mois – sur la conformité de la garde à vue française au bloc de constitutionnalité mais aussi au bloc de conventionnalité, donc à la Convention européenne des droits de l'homme et à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg.
À ce risque majeur, celui de l'invalidation de milliers de gardes à vue, s'en ajoute un autre : celui de la condamnation de notre pays.
L'enjeu est d'importance, tout d'abord, pour l'image de la France, mais aussi en termes financiers car – vous le savez – la Cour de Strasbourg peut décider d'accorder une compensation financière à la personne victime d'une violation de l'un de ses droits. La France, dont on sait quel est l'état de ses finances publiques, court donc le risque d'être condamnée à verser des indemnisations à toutes les personnes gardées à vue qui estimeront avoir subi une atteinte à leur droit à un procès équitable.
En conclusion, je veux répondre à trois critiques formulées à l'encontre de la présente proposition de loi lors de son examen en commission des lois en février dernier,
Première critique : certains ont estimé que cette loi sera inapplicable compte tenu du nombre de gardes à vue dans lesquelles un avocat devra intervenir. À ceux-là, je réponds très simplement que les barreaux, qui sont les premiers demandeurs de cette réforme, devront s'organiser en conséquence. J'en discutais encore hier soir avec les représentants du conseil de l'ordre des avocats de Paris, dont j'étais l'invité. Ils m'ont effectivement déclaré qu'il reviendra aux barreaux de s'organiser, à Paris mais aussi en province, où cela sera sans doute plus compliqué.
Deuxième critique : certains reprochent à cette proposition de loi de n'apporter qu'une réponse partielle. Ils arguent qu'il serait également nécessaire de limiter le champ d'application de la garde à vue. C'est vrai, Mme la ministre d'État prépare une réforme globale de la procédure pénale, et donc de la garde à vue. Cette réforme est annoncée, elle est soumise à la concertation, on en connaît l'avant-projet, mais elle prendra du temps, notamment à cause de votre volonté, madame la garde des Sceaux, de recourir – et vous avez raison – à la concertation.
Cette réforme n'interviendra donc qu'après que le projet aura été soumis à l'avis du Conseil d'État et délibéré en conseil des ministres puis voté par le Parlement, soit, au mieux, à la fin de cette année ou, plus probablement, au cours de l'année 2011. Pendant ce laps de temps, des centaines, voire des milliers, de gardes à vue vont être annulées, et des centaines, voire des milliers, de procédures judiciaires vont être fragilisées, au détriment du travail de la police et de la justice, au détriment aussi, par conséquent, de la sécurité de nos concitoyens.
Une troisième critique concerne l'efficacité des enquêtes, l'avocat présent en garde à vue pouvant, selon certains, éprouver la tentation d'entraver le cours de la justice. Or, aujourd'hui, pendant la demi-heure où l'avocat s'entretient avec son client, ce dernier peut déjà lui demander d'alerter un complice ou de faire disparaître une pièce, mais, depuis que la loi du 15 juin 2000 a permis ce contact entre l'avocat et le gardé à vue, les infractions commises par des avocats sont rarissimes. Si l'avocat doit être présent pendant les interrogatoires, ce n'est pas pour en troubler le déroulement ou pour entraver le cours de la procédure mais, simplement, pour garantir sa régularité et, notamment, la conformité de la retranscription par la police ou la gendarmerie des déclarations de la personne gardée à vue.
Une étude du Sénat, qui porte sur six États européens et qui a été publiée en décembre 2009, révèle que le droit à l'assistance effective d'un avocat en garde à vue est largement reconnu au sein de l'Union européenne.
Alors, à ceux qui voudront sans doute, tout à l'heure, opposer l'efficacité de la lutte contre la délinquance au renforcement des droits des personnes, je veux objecter, avec force et conviction, que, dans un État de droit, la justice n'a rien à gagner à permettre que des justiciables soient condamnés dans des conditions laissant le moindre doute sur le respect de leur droit fondamental à bénéficier d'un procès équitable.
Nous avons aujourd'hui le devoir urgent, mes chers collègues, d'aligner notre droit sur celui de toutes les démocraties voisines de la France, faute de quoi la Cour de Strasbourg condamnera tôt ou tard la République française, à notre grande honte. Remplir ce devoir passe par la reconnaissance du droit à bénéficier de l'assistance d'un avocat pendant la garde à vue. La démocratie l'exige. Les Français l'attendent. Nous devons le faire. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)