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Intervention de Jean-Paul Delevoye

Réunion du 24 février 2010 à 9h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la république

Jean-Paul Delevoye, Médiateur de la République :

Il est inutile de vous rappeler les pouvoirs conférés à l'institution que je dirige. Je commencerai donc par vous parler d'une tendance qui nous préoccupe beaucoup : depuis le mois de septembre, nous voyons augmenter fortement le nombre de saisines en ligne, notamment à caractère social. Si l'on y ajoute les demandes formulées auprès des centres communaux d'action sociale ou des permanences d'élus, on peut en déduire un besoin évident d'écoute de proximité, un besoin de porter vers les décideurs un certain nombre de problèmes d'ordre personnel. Nous avons d'ailleurs ouvert, le 10 février 2010, une plateforme de débats, accessible à tous, sans aucune censure, et qui s'ajoute aux sites Internet consacrés au pôle « santé et sécurité des soins » et à la médiature. Nous avons, d'ores et déjà, enregistré près de 6 000 interventions, souvent accompagnées de témoignages extrêmement riches.

Le pôle « santé et sécurité des soins » a traité 5 000 dossiers depuis le 1er janvier 2009. Dans 65 % des cas, il s'agissait de demandes d'éclaircissement ; 60 % des appels concernaient les accidents médicaux et 15 % étaient effectués par des professionnels de santé. Il est frappant de constater qu'un dossier sur deux relève de la maltraitance ordinaire, qu'elle soit vécue par les acteurs médicaux ou par les patients. Nous avons mis l'accent sur la problématique de la santé mais, en réalité, le problème concerne tous les services porteurs d'autorité : l'éducation nationale, la police et la gendarmerie, bien sûr, mais aussi les services sociaux, qu'ils dépendent des collectivités locales ou de l'État. Partout, on observe une tension, une montée en agressivité, une violence du vocabulaire, ainsi qu'une culture du mépris qui ajoute de la souffrance à la souffrance.

Nous pensons qu'il existe des réserves de productivité dans les services publics. Leur mobilisation passe par la motivation, la participation et l'intéressement. Ainsi, à la médiature, nous nous sommes fixés sur l'objectif de traiter 20 % de dossiers en plus, à moyens constants. Cela passe par une gestion des ressources humaines et des problématiques d'appels d'offres : nous avons réduit le montant des loyers, mis en place un comité de participation et d'intéressement. En plus de ceux de la LOLF (loi organique relative aux lois de finances) – comme le délai moyen du traitement des dossiers –, nous avons élaboré dix-neuf indicateurs permettant de connaître exactement le nombre de dossiers entrants et sortants, etc. Le rapport de la Cour des comptes est d'ailleurs flatteur à notre égard. Plus généralement, nous sommes très favorables à une évaluation par le Parlement et la Cour des comptes et à ce que les préconisations de cette dernière fassent l'objet d'un suivi.

Nous nous sommes également intéressés à un phénomène nouveau, le développement du soupçon et du procès. Notre société est très accusatoire – quelquefois, d'ailleurs, le but de l'accusateur est seulement d'éviter de se voir reprocher ses propres turpitudes. Dans ce contexte, l'indépendance est un facteur de confiance déterminant. Ainsi, lorsque nous avons basculé la plateforme de la Haute autorité de santé vers la médiature, le nombre d'appels téléphoniques a été multiplié par deux : les demandeurs se disent qu'ils peuvent confier leurs problèmes parce qu'ils n'auront pas affaire à des médecins, qu'ils soupçonnent de protéger leur corporation. Ce sont pourtant également des médecins qui les accueillent à la médiature, mais son statut d'indépendance fait qu'elle bénéficie d'un préjugé favorable. Dans le climat général de suspicion, la neutralité est donc un élément important pour les services publics.

On ne parle pas suffisamment de la jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes. Pourtant, par les arrêts qu'elle a rendus, la Cour fait bouger l'administration dans tout le continent. Elle a ainsi déterminé les critères d'une bonne administration : obligation de réponse motivée, devoir d'information et d'orientation, respect du contradictoire, accès au juge – ce qui pose le problème du traitement des contraventions –, délai raisonnable, neutralité et impartialité. Ces critères jurisprudentiels pèsent désormais sur le fonctionnement des administrations.

Nous nous sommes demandés si les pathologies du service public n'étaient pas le reflet des problèmes de la société. Les gens sont, en effet, passés d'une espérance collective, à laquelle ils adhéraient en tant que citoyens, à la survie individuelle et l'exigence pour soi. Ce comportement d'usager-consommateur devient préoccupant. Il peut, par exemple, entraîner une embolie des services publics. Ainsi, 25 % des appels d'urgence en Île-de-France ne concernent pas des problématiques d'urgence mais des problèmes de stress et d'angoisse. Le service s'en trouve dégradé, au détriment de ceux qui en ont réellement besoin. De même, lorsqu'un parent d'élève se croit autorisé à frapper un professeur au motif que son enfant est concerné, les limites sont franchies. Nous ressentons fortement la montée de ce phénomène par lequel le recours à la force et à la violence remplace le respect de l'autre.

Nous attirons également l'attention sur la France des invisibles, sur les nombreuses personnes dont on ne parle jamais alors qu'elles subissent une tension extrême, qui met en jeu leur propre survie. Pour ces personnes, les services publics jouent un rôle déterminant.

Nous voulons remettre en avant la neutralité de l'espace public, car nous sommes de plus confrontés à la contestation de la laïcité. Je pense, par exemple, à un infirmier qui, au nom de ses convictions et à l'encontre des consignes de sécurité, refuse de se laver avec un liquide contenant de l'alcool. Ce débat entre respect des convictions religieuses individuelles et exigences du service public va devenir de plus en plus important. À partir de quel moment les exigences personnelles doivent être neutralisées au nom de l'intérêt supérieur du service public ? Ce sujet difficile doit être abordé avec recul et détachement, sans céder à l'émotion.

La neutralité de l'acteur public implique d'éviter les conflits d'intérêts, mais sur ce sujet, je dois vous mettre en garde contre les procès d'intention susceptibles de déstabiliser une décision judiciaire ou politique. Je pense à la suspicion pesant sur le procès de l'accident du Concorde, au motif qu'un des experts serait un ancien salarié d'Air France. De même, concernant la grippe H1N1, il conviendrait d'analyser les raisons pour lesquelles la population a brutalement basculé d'une adhésion à un refus de la vaccination. Il est très facile de porter des accusations injustes et, ainsi, de manipuler l'opinion. Si vous voulez maintenir la cohésion de la communauté nationale, c'est un sujet auquel vous ne pourrez pas échapper.

Nous observons également des ruptures de l'équité territoriale, de l'équité sociale et républicaine. Un certain nombre de mythes républicains qui alimentent nos discours sont sur le point d'exploser. Je vois le communautarisme s'installer, de gré ou de force ; l'égalité des chances est de moins en moins une réalité ; la laïcité est fragilisée ; des régulations non républicaines se mettent en place, donnant l'impression que le respect de la loi est un signe de faiblesse.

Nous nous interrogeons sur le moyen de relever deux énormes défis : remettre du moyen et du long terme dans la décision économique – qui doit se libérer de la pression des actionnaires – et dans la décision politique – soumise, elle, à la pression d'un renouvellement électoral de plus en plus rapide. Ce sujet est extrêmement important, car sans une vision à laquelle les gens peuvent adhérer, on risque de céder à l'immédiateté, à la consommation du politique, à la satisfaction d'intérêts catégoriels, corporatistes ou personnels, plutôt que de consentir un effort en faveur de la réussite collective. Le temps prend également une tout autre dimension : le temps de l'appropriation de la décision devient plus important que le temps de la décision lui-même. Combien de fois avons-nous vu, malgré une adhésion forte à ses objectifs, une politique de changement échouer parce qu'elle a été mal conduite ?

À cet égard, le principe de précaution peut constituer un obstacle. Aujourd'hui, et on peut le comprendre, les gens qui décident ou préparent la décision ont une tendance naturelle à arbitrer entre la gestion de leur carrière et celle des risques. Si on obtient des résultats en prenant des risques, le supérieur hiérarchique est satisfait, mais les échecs sont sanctionnés. Dès lors, le principe de précaution engendre de nouveaux comportements auxquels il convient de réfléchir pour élaborer de nouvelles formes de management.

Il en est de même de la culture du chiffre. Il s'agit d'un très vieux débat, remontant au XIXe siècle. À l'évidence, il faut favoriser la transparence et l'évaluation des résultats, mais à condition que les indicateurs retenus reflètent la réalité et n'aient pas pour seul but de satisfaire la hiérarchie.

En ce qui concerne la déconcentration et la décentralisation, il convient de veiller à ce que l'action politique ne soit pas neutralisée par des conflits entre échelons local et national.

Veillons également à ne pas dégrader l'offre de services. Au nom de l'Europe, on a ainsi défendu, par exemple dans le domaine de la fourniture d'électricité, la séparation entre le producteur, le transporteur et le vendeur. Le résultat, c'est qu'en Belgique, il faut désormais attendre sept ou huit mois pour obtenir un compteur, contre deux mois auparavant. Et il en est de même pour la téléphonie mobile. Les usagers sont renvoyés d'un acteur à l'autre, ils ne comprennent pas cette complexité, source de tensions supplémentaires.

La technologie a permis de formidables avancées : bientôt, on pourra avoir accès aux services publics à partir de terminaux mobiles. Mais elle est aussi un formidable prétexte, pour certaines administrations, à réduire les capacités d'accueil, à fermer les bureaux à l'heure du déjeuner, à limiter leurs services à un serveur vocal, à ne pas organiser les files d'attentes. Un métier nouveau est en train d'apparaître : le « réservateur de file » : on vient à quatre heures du matin réserver des places, avant de revendre pour cinquante euros le droit de se placer en début de file. Ces situations entraînent une tension, le sentiment d'être traité avec mépris. Une telle société favorise le mépris de soi, qui engendre le mépris des autres. Il en résulte des souffrances, des tensions et des conflits inutiles, qu'il peut être difficile d'apaiser.

Il est vrai que l'on fait parfois des procès injustes aux services publics, alors que l'on devrait plutôt accuser la société. Il faut trouver un juste équilibre entre les attentes individuelles et l'organisation du service, mais aussi faire primer le sens de l'accueil, le traitement des réclamations, l'empathie. Nous avons reçu à ce sujet des témoignages bouleversants. Je pense à cette mère à laquelle un médecin a annoncé en ces termes la mort de son bébé : « Ce n'est pas grave, à votre âge il est facile d'en avoir un autre ! », ou à cette autre mère, venue en urgence à l'hôpital, et à qui on reproche de ne pas avoir apporté les papiers nécessaires : « Madame, la sécurité sociale n'est pas un puits sans fond ! ». Pour inverser cette tendance, pour éviter cette violence verbale, il est nécessaire de former les personnes.

Nous avons créé, je l'ai dit, une plateforme d'échanges et de débats : www.lemediateuretvous.fr, qui a déjà recueilli plus de 6 000 interventions. Ainsi, un débat a été lancé sur les droits des agents hospitaliers face au radicalisme religieux. Il s'agit d'un vrai problème. Je citerai ainsi l'exemple d'une femme enceinte admise en urgence à l'hôpital, et dont le mari ne voulait pas que le médecin la touche. Après une heure de discussion, l'accouchement a pu avoir lieu, mais il s'est mal passé et l'enfant est né handicapé. Aujourd'hui, le père attaque l'hôpital en justice… D'autres convictions religieuses – celles des Témoins de Jéhovah, par exemple – ou philosophiques – dans le cas du décodage du génome – peuvent entrer en jeu. En situation d'urgence, ces conflits peuvent avoir des conséquences dramatiques.

Autres exemples de sujets abordés sur cette plateforme : un entrepreneur soumis à deux régimes différents de TVA, et qui a fini par fermer son entreprise en raison des tracasseries administratives ; une personne qui se demande quand sera mise en place la « class action » promise, etc. Le site peut vous permettre de prendre connaissance de situations vécues et de vous en inspirer pour proposer de nouveaux textes.

J'en viens à l'action internationale. Il y a quinze jours, nous avons réuni à Paris cinquante-sept ombudsmans issus de pays membre du Conseil de l'Europe et de la Ligue arabe afin de réfléchir à la problématique des droits de l'homme – M. Robert Badinter y est intervenu au sujet de l'abolition de la peine de mort. Il était possible, dans ce cadre, d'exprimer nos différences : certains défendaient la polygamie dans le monde arabe contre « l'hypocrisie » du monde occidental, d'autres défendaient la peine de mort ou au contraire son abolition. L'indépendance était un facteur favorable à l'expression des opinions, plus libre que dans un contexte diplomatique. De telles initiatives peuvent nous permettre de faire progresser la problématique des droits de l'homme.

Nous avons, par ailleurs, mis en place des centres de formation, l'un situé à Rabat et destiné à l'ensemble des médiateurs du continent africain, l'autre à Doha, pour les médiateurs du monde arabe. Nous venons également de remporter un concours européen pour un jumelage institutionnel avec le Défenseur des droits de l'homme de la République d'Arménie. On peut encore citer l'initiative franco-polonaise lancée dans le cadre du partenariat oriental ; la création de l'Association des ombudsmans de la Méditerranée, cadre d'un dialogue entre le médiateur de l'Autorité palestinienne et celui d'Israël ; la demande, auprès de l'Union européenne, de la création d'un fonds européen pour les réfugiés destiné plus particulièrement aux mineurs isolés.

Quatre grands thèmes apparaissent dans nos dossiers, dans les courriels que nous recevons et dans les interventions sur les sites Internet : le mal-endettement – certaines personnes se retrouvent pour la deuxième ou la troisième fois en faillite personnelle, leurs ressources étant inférieures aux charges –, le logement, la santé et les problèmes sociaux.

Parmi les thèmes sur lesquels nous travaillons figurent également les problèmes relatifs aux droits des victimes : indemnisation des dommages corporels, expertises médicales. La qualité de la décision judiciaire dépend, en effet, de la qualité des experts, tandis que l'acceptation de cette décision est liée à leur neutralité. Les meilleurs experts médico-judiciaires ne sont-ils pas systématiquement payés par les assureurs ? Une réflexion éthique doit être conduite à ce sujet. Nous devons faire en sorte que les meilleurs professionnels soient plus volontiers attirés par les expertises judiciaires – les autopsies, par exemple. Une analyse précise des flux financiers entre la chancellerie et le monde de la santé serait à cet égard révélatrice.

Je n'évoquerai pas les problèmes liés à la carte d'identité, aux sans-abri, au PACS : vous connaissez tous ces sujets. En ce qui concerne les retraites, un dossier compliqué dont vous allez bientôt vous saisir, il ne s'agit pas pour nous d'intervenir sur les grands équilibres – durée de la cotisation, âge de la retraite, montant des pensions –, car ils relèvent de la décision politique. Mais nous attirons l'attention sur certains aspects inéquitables du système actuel. Ainsi, si on prend sa retraite au 1er septembre, toutes les cotisations versées du 1er janvier au 31 août sont perdues, car le calcul de la pension est arrêté au 31 décembre. Il convient donc soit d'exonérer la personne de ses cotisations lors des six derniers mois, soit de prendre en compte les vingt-cinq années de cotisation à la date réelle du départ en retraite. Autre exemple : on s'aperçoit que le calcul du salaire moyen est défavorable aux polypensionnés, qui sont pourtant de plus en plus nombreux.

Nous devons être attentifs à certaines évolutions de la société. Ainsi, la fracture des vies conjugales – car on observe également une forme de consumérisme dans ce domaine – a des conséquences sur les retraites que l'on ne maîtrise pas toujours. J'ai en mémoire la situation d'un colonel qui, après deux ans de mariage désastreux, avait décidé de divorcer et de ne plus jamais se marier. Après quarante ans de vie commune avec une autre femme, il s'est aperçu que sa pension de retraite serait reversée à son ancienne épouse.

Parfois, c'est l'administration qui est responsable du problème. Il y a peu de temps, j'ai eu connaissance du cas d'un homme poursuivi en justice par sa première épouse, car la mention du divorce n'avait pas été portée sur l'état civil. Cette erreur a entraîné l'annulation du deuxième mariage et le versement d'une pension. Aujourd'hui, cet homme se retourne contre l'État, et personne ne sait qui sera tenu pour responsable. Il faut pourtant savoir assumer le prix de ses erreurs.

Dans quinze ou vingt ans, nous allons observer une chute brutale du montant des pensions perçues par les femmes, car celles-ci n'auront plus droit à la réversion. Un gros problème de société se posera alors, d'autant que les femmes vivent plus longtemps que les hommes. Dans la mesure où le coût du séjour en maison de retraite finit par être beaucoup plus élevé que le montant des pensions, le moment viendra où il faudra se demander s'il faut conserver les normes actuelles ou les adapter à la réalité de la société.

Un rapport nouveau s'instaure entre le collectif et l'individuel. À un moment où l'individu est de plus en plus fragilisé, dans une société en tension, nous croyons nécessaire de développer des lieux de dialogue, d'apaisement, d'accompagnement. Le Défenseur des droits, institution plus forte, dotée de moyens et d'une capacité d'intervention accrus, est en mesure de procurer cet apaisement, cet équilibre auquel notre société aspire tant.

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