Découvrez vos députés de la 14ème législature !

Intervention de Gérard Charasse

Réunion du 24 février 2010 à 9h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaGérard Charasse :

M. Urvoas me demande en premier lieu ce que je pense de la mention « sous réserve d'interprétation » – et, depuis deux ou trois ans, « sous réserve de stricte interprétation » – qui apparaît de plus en plus fréquemment dans les décisions du Conseil.

Il doit être bien clair que je ne prends devant vous aucun engagement et que je ne fais aucune promesse, monsieur le président : ce serait une atteinte à l'indépendance du Conseil. Je donne seulement mon sentiment, c'est-à-dire la manière dont je serai amené à apprécier les choses si l'avis de votre Commission – même s'il n'est pas formalisé par un vote – ne se révèle pas, à l'issue de cette audition, négatif au point qu'il me conduirait à indiquer au Président de la République que je préfère renoncer.

Je n'aime pas beaucoup cette formule de « réserve », de même que je n'ai jamais beaucoup apprécié l'« erreur manifeste d'appréciation » inventée jadis par le Conseil d'État et invoquée parfois par le Conseil constitutionnel, car c'est la porte ouverte à beaucoup de choses. À la limite, la réserve d'interprétation peut se justifier si une certaine lecture n'est manifestement pas contraire à la Constitution alors qu'une autre lecture du même texte pourrait l'être. Mais, tel que je le constate parfois, le recours à cette notion m'a toujours paru exagéré et difficile à comprendre pour le lecteur.

J'entends bien votre remarque au sujet de l'argumentation des décisions, monsieur Urvoas. Je pense néanmoins que le Conseil est condamné à ces rédactions parfois très ramassées ou très sibyllines qui font qu'il existe autant d'interprétations que de professeurs de droit écrivant sur le sujet. Si l'on consulte le recueil récemment publié des Grandes délibérations du Conseil constitutionnel (1958 – 1983), on s'aperçoit que, souvent, la façon dont a été prise une décision très commentée à l'époque n'est pas du tout celle que l'on croyait. La principale raison de la différence que vous pointez avec les décisions espagnoles ou allemandes, c'est que, de par la Constitution, le Conseil ne dispose que d'un délai extrêmement court. Il est heureux, à cet égard, que le Gouvernement n'ait jamais eu recours, depuis 1958, à la procédure d'urgence qui lui permet de ramener le délai d'un mois à huit jours. Dans certains cas – par exemple lorsqu'il est saisi d'une loi de finances –, le Conseil s'astreint à statuer très rapidement. Autant que je me souvienne, le seul recours pour lequel le Gouvernement a failli utiliser la procédure d'urgence avait été déposé par l'opposition de gauche et concernait une loi modifiant les quotes-parts de la France et des autres pays au Fonds monétaire international.

Sans être la seule cause du caractère sibyllin des décisions, la brièveté du délai imposé par la Constitution explique beaucoup de choses.

Je ne partage pas votre opinion lorsque vous affirmez que les décisions du Conseil sont fondamentalement politiques. Ce serait une erreur de penser que l'on puisse déférer une loi au Conseil constitutionnel pour obtenir de sa part une troisième ou une quatrième lecture parlementaire. Conformément à l'idée qui a présidé à sa création et comme il le rappelle lui-même – même si ce n'est pas toujours évident –, le Conseil ne peut avoir le même pouvoir d'appréciation que le Parlement.

Dans son ouvrage, Pierre Joxe insiste beaucoup sur les opinions séparées. Pierre Joxe est un ami de longue date. Nous avons servi la République de la même manière, nous avons servi le même président, nous avons siégé dans les mêmes gouvernements. J'ai suivi de près son action au Conseil constitutionnel, pour autant que le respect du secret professionnel le permette. Je note toutefois que, lorsqu'il présidait la Cour des comptes, il n'a jamais proposé la formulation d'opinions séparées. Or cela pourrait être intéressant, notamment lorsqu'il s'agit de renvoyer devant la Cour de discipline budgétaire et financière des personnes ayant travaillé en liaison étroite avec certains membres du Gouvernement.

J'ai cru comprendre, monsieur Urvoas, que vous étiez plutôt favorable aux opinions séparées. On peut considérer que la décision du président Jean-Louis Debré de publier les délibérations après un délai de vingt-cinq ans entrebâille la porte. Pour ma part, je ne trouverais pas choquant que l'on indique à quelle majorité le Conseil a adopté telle ou telle décision. Faut-il indiquer les noms ? Je n'en sais rien. Même si les décisions ne sont pas politiques, les problèmes soumis au Conseil sont fréquemment, quant à eux, très politiques. Faut-il jeter l'opprobre ou soulever des polémiques sur les prises de position prises par un membre ou par un autre ?

Si une modification de la loi organique autorise un jour les opinions dissidentes, il faudra bien s'incliner. Mais je ne vois pas pourquoi on le ferait pour le Conseil constitutionnel et pas pour le Conseil d'État ou la Cour de cassation, où ces informations seraient souvent très intéressantes. Je serais très heureux de lire les opinions dissidentes à propos de l'arrêt Touvier, par exemple.

Bref, si l'on décide d'accepter les opinions dissidentes – étant entendu que celles-ci ne s'inscrivent pas dans la tradition du droit français –, cela doit concerner non seulement le Conseil constitutionnel, mais aussi toutes les autres grandes cours et institutions.

Monsieur Valls, je considère que le régime d'assemblée a porté un coup fatal à la France de la IIIe République, et plus encore à la celle de la IVe République. Le régime d'assemblée n'est pas le régime parlementaire : c'est le régime où les règles n'existent pas et où il n'y a personne pour les fixer. Le Comité constitutionnel de la IVe République a dû se réunir deux fois en tout et pour tout, et sur des questions de détail.

Qu'a voulu le général de Gaulle lorsque, avec Michel Debré et quelques autres, il a créé en 1958 le Conseil constitutionnel ? Discipliner les chambres. À l'origine du Conseil, il y a cette idée qu'il faut empêcher les chambres de retomber dans un régime d'assemblée et les obliger à respecter les règles. Le Conseil a réussi à obtenir cette discipline. Ses premières décisions, au demeurant très contestées, ont porté sur les règlements des chambres, notamment le premier règlement, dit « règlement Chaban-Delmas », de l'Assemblée nationale.

Une fois cette compétence reconnue, le Conseil constitutionnel a beaucoup évolué, étendant sa compétence au préambule de la Constitution et aux lois organiques.

Pour en revenir à votre question, le Conseil constitutionnel est pour moi l'instance qui fait respecter les règles constitutionnelles et qui maintient l'équilibre des pouvoirs.

Quant au « devoir d'ingratitude » dont parle Robert Badinter, je crois que ce n'est rien d'autre que l'indépendance. Je n'ai jamais accepté d'ordres de personne. Pendant les quatorze ans où je l'ai servi loyalement, le Président Mitterrand ne m'a jamais rien demandé de faire contre la dignité, contre l'honneur ou contre la République. Si cela avait été le cas, je serais parti. Je suis donc tout à fait libre.

Oser la censure ? Bien entendu, si un texte est mal fait ! Du reste, la question n'est pas d'« oser » : la Constitution, que vous avez le pouvoir de changer, confie une mission au Conseil et celui-ci se doit de la remplir. Peut-être faisiez-vous allusion à la décision relative à une mesure sur laquelle l'exécutif s'était beaucoup impliqué : la taxe carbone. Je serais bien incapable de vous dire ce que j'aurais décidé si j'avais été membre du Conseil, car j'ai consacré mon automne à la réforme de la taxe professionnelle et je connais mal le texte instituant la taxe carbone. Un dispositif consistant à prendre de l'argent aux gens pour le leur rendre ensuite me paraît cependant assez compliqué.

Si « oser », c'est faire son devoir, alors oui ! Il m'est bien arrivé de ne pas être d'accord avec certains ministres qui siégeaient dans des gouvernements que je soutenais !

Le Conseil a compétence pour déclarer les traités non conformes à la Constitution. Le seul pour lequel il l'a fait sans ménager aucune porte de sortie est la charte européenne des langues régionales ou minoritaires : c'est la seule décision qui n'indique pas que le traité pourrait être appliqué après révision de la Constitution.

Au sujet de l'Europe, ma position est simple, et M. Valls la connaît bien puisqu'il nous est arrivé de ferrailler sur les mêmes tréteaux lors de la campagne pour le référendum de 2005 et que nous n'étions pas forcément en phase avec la majorité de notre parti. Dans la Charte des droits, à laquelle le traité de Lisbonne ne change rien par rapport au traité repoussé, il est clairement indiqué que les traditions institutionnelles ou constitutionnelles des États doivent être respectées. La tradition constitutionnelle de notre pays, c'est la République et tout ce qui l'entoure. Il en résulte que tout acte législatif découlant des traités – par exemple la transposition d'une directive – peut se trouver censuré par le Conseil dans la mesure où il ne respecte pas ce principe énoncé par la Charte. En effet, si la République avait été en cause, le Conseil constitutionnel n'aurait jamais déclaré le traité conforme. Cela étant, il s'agit d'un texte très particulier puisqu'il est l'un des rares, dans le monde, à mettre en oeuvre un ordre juridique qui s'impose aux États signataires.

Je suis un pur produit de l'école de la République, monsieur Vanneste. On m'y a appris qu'il n'y a pas de légitimité sans le suffrage universel, que le suffrage universel est la souveraineté nationale et que, par conséquent, la loi est l'émanation de la souveraineté nationale. Telle est ma conception de la loi.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion