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Intervention de Bernard Kouchner

Réunion du 20 janvier 2010 à 16h00
Commission des affaires étrangères

Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes :

Beaucoup de vos questions se recoupent, même si chacune d'elles est originale. Je voudrais, avant de vous répondre, remercier tous ceux qui ont manifesté leur satisfaction devant l'efficacité du centre de crise et de la coordination française.

M. Lecoq, le premier avion à arriver en Haïti venait de la Martinique. Ce département compte d'ailleurs un grand nombre de Haïtiens : 20 000, voire 40 000 si on tient compte des clandestins. Cela va d'ailleurs poser des problèmes : le conseil des ministres a évoqué ce matin la question des visas, notamment dans le cas où, comme cela serait légitime, un certain nombre des demandeurs voudraient assister aux funérailles de membres de leur famille. Pour le moment, nous faisons preuve d'une souplesse absolue en ce qui concerne les Haïtiens qui sont arrivés en France ou ceux qui devaient s'en aller avant la catastrophe : ceux-là verront leur visa prolongé.

Vous nous enjoignez de nous mettre à la disposition des Haïtiens : nous sommes déjà à la disposition de la représentation des Haïtiens, que vous êtes quand même un certain nombre à juger plus démocratique qu'auparavant : comment faire autrement ? Voudriez-vous une mainmise sur le pays ? Selon quel mandat ? Le seul mandat, c'est celui des Nations Unies, fixé par les résolutions du Conseil de sécurité. C'est plutôt au risque de compétition entre les Nations Unies et les États-Unis que nous devons prendre garde. En effet, 9500 Casques bleus étaient déjà présents en Haïti, 3000, puis 4 000 à Port-au-Prince, sous la direction aujourd'hui décapitée, de nos amis, de Marc Plum en particulier. Ce sont en effet 43 cadres des Nations Unies qui ont péri dans le séisme, et plus de 600 ont disparu.

Le mandat existe donc bien : nous n'allons pas le réinventer. À mon avis, c'est l'occasion de renforcer le système des Nations Unies. Je ne vois pas d'autre solution.

Notre excellent ambassadeur en Haïti – j'avais été l'installer il y a deux mois et demi, et j'avais rencontré à cette occasion Hedi Annabi, représentant spécial pour Haïti, et son adjoint Luis da Costa, M. Coates et bien sûr M. Plum – a pris contact avec le Premier ministre, Jean-Max Bellerive, M. Préval n'étant pas encore accessible, pour se mettre à la disposition de ce qui subsistait de l'autorité et de la réalité du gouvernement haïtien.

Il faut se féliciter de la réaction nationale de chacun des vingt-sept membres de l'UE, d'autant que certaines ont été très efficaces, même si nous ne nous sommes coordonnés que dans un deuxième temps. La coordination des secours, c'est bien sûr notre objectif à tous, mais c'est aussi la bouteille à l'encre, et si vous avez une solution pour accorder les ONG entre elles, allez-y, ne vous gênez pas ! Je pense, moi, que ce n'est pas possible. Si on parvient à assurer leur complémentarité, c'est déjà un succès formidable.

En tout état de cause, on ne peut pas les coordonner par avance, s'agissant de catastrophes par nature imprévisibles. Il est vrai que ce n'est pas la première fois, comme vous avez raison de le remarquer, monsieur Muselier, que nous devons faire face à de telles catastrophes, et une expérience de quarante ans me fait penser que nous faisons des progrès en la matière.

Je pense, monsieur Lecoq, que les Haïtiens ne se font pas d'illusion sur nos intentions. Ils ont besoin de secours : on ne crache pas sur la main qui se tend. Il n'y a aucune arrière-pensée dans notre soutien. Mais il est vrai que l'influence française n'est pas absente d'une région où la France compte deux départements. Cela nous a été utile : tous les avions sont passés par la Martinique pour rallier la métropole, et l'accueil de la Martinique a été formidable.

Je ne vais pas établir un classement des premiers ministres haïtiens, mais Michèle Pierre-Louis, qui a précédé Jean-Max Bellerive à ce poste et que nous avons reçue il y a quelque temps, était une représentante exceptionnelle de la société civile. Et si cette dernière s'est d'emblée mobilisée, l'intervention dès les premiers jours de Mme Pierre-Louis n'y est pas étrangère.

« Fonctionnaires sans frontières » existe déjà, de même qu'« Architectes sans frontières », « plombiers sans frontières », tout ce que vous voulez « sans frontières » : encore faut-il qu'ils soient acceptés. Ils le seront, mais pour l'instant, l'urgence est de parer au plus pressé, c'est-à-dire soigner. Nous sommes à quelques jours près : ensuite, il est déjà trop tard.

Je viens de recevoir, monsieur Souchet, un appel téléphonique de mon homologue brésilien Celso Amorim, qui m'a demandé de venir à Montréal, alors que cette conférence ne devait théoriquement réunir que des experts : il semble vouloir être conforté dans son approche, sans doute quelque peu différente de celle des Américains. Je pense que je me rendrai au moins à la première réunion, dite « technique ». Mais il y a une réalité géographique : l'Europe est loin, tandis que le Canada, les États-Unis et le Brésil sont aux avant-postes.

J'étais le seul représentant de l'Europe dans les conférences téléphoniques que nous avons tenues avec Mme Clinton, Lawrence Cannon, ministre canadien des affaires étrangères, Celso Amorim et beaucoup d'autres ministres des affaires étrangères d'Amérique Latine, notamment des Caraïbes : quoi d'étonnant, puisque c'est chez eux que cela se passe ? Cela ne veut pas dire que nous nous effaçons : certains pensent même que nous avons tendance à nous imposer.

Le manque de coordination que vous soulignez, monsieur Janquin, nous le dénonçons à chaque catastrophe. Reconnaissons cependant que les choses s'améliorent. Il fut un temps où l'épidémiologie des désastres, discipline que j'ai eu l'honneur d'enseigner, qualifiait les secours de deuxième catastrophe, tant ceux-ci étaient marqués par la concurrence, le chaos et la précipitation.

Je ne dis pas que ceux-ci étaient totalement absents en Haïti, d'autant que le seul accès était l'aéroport dévasté de Port-au-Prince, dont le personnel avait été décimé par le tremblement de terre. Atterrir dans de telles conditions était quand même un exploit !

Nous sommes arrivés le mercredi 13 janvier à douze heures cinq locales. Le 14 janvier notre deuxième vol est arrivé une demi-heure après les Chinois – je ne sais s'ils venaient de Cuba, de Saint-Domingue ou de la Guyane. Ils étaient cinquante, et je ne pense pas que leurs conditions d'installation égalaient celles dont nous avons bénéficié grâce à l'admirable travail de notre ambassadeur, Didier Le Bret. Celui-ci, dans l'énorme pagaille qui suit tout tremblement de terre et bien que lui-même blessé, a assuré la centralisation des secours et le regroupement des Français, alors que la résidence et l'ambassade de France étaient entièrement détruites, et avant que nous parvenions à rétablir la communication téléphonique avec lui.

Il est vrai, monsieur Janquin, que le Brésil, le Canada et l'Amérique constituent pour le moment l'armature. Mais les pays nous ont conviés et nous comptons bien faire entendre notre voix. Il ne s'agit pas de faire preuve d'arrogance et de jouer les « techniciens de la catastrophe », mais de rappeler les rapports historiques et affectifs qui nous lient au peuple haïtien.

Je ne qualifierai pas de gouvernement d'opérette le gouvernement que s'est choisi le peuple haïtien : c'est toujours mieux qu'avant.

Quant aux Américains, que vous critiquez tant, n'oubliez pas que la dernière fois que nous sommes intervenus dans ce pays, pour mettre fin à la dictature d'Aristide en attendant l'intervention de l'ONU, c'était avec eux. Le président Obama n'ayant rien d'un impérialiste, nous ne pouvons que nous féliciter que ceux qui sont le plus capables d'assurer la coordination l'imposent. Cela ne veut pas dire que nous partageons les mêmes vues politiques. Nous, nous sommes venus de loin pour coloniser ; eux de plus près. Mais je ne crois pas qu'il faille leur jeter la pierre.

Quand Régis Debray recommande de faire d'Haïti la « pupille de l'humanité », il enjolive d'un beau nom la tutelle que les Nations Unies exercent depuis des années sur Haïti, même si on peut s'interroger sur son efficacité. On peut remettre en cause les méthodes employées – fallait-il passer par les gangs ? – mais on ne peut nier les progrès accomplis par la MINUSTAH sous la direction d'Hedi Annabi, notamment en matière de sécurité. La France a ainsi fourni, en moins de trois semaines, des armes aux policiers formés par les Nations Unies. On avait le sentiment que tout irait mieux, avant cette double catastrophe du séisme et de la décapitation de la mission des Nations Unies.

Monsieur Lecou, le centre de crise a reçu 11 500 appels hier soir, qui ont été traités par cinquante personnes travaillant jour et nuit à apporter une réponse personnalisée à chaque appel.

Demain matin, l'avion qui transporte en Tunisie la dépouille d'Hedi Annabi, accompagnée par Alain Leroy, secrétaire général adjoint des Nations Unies, faisant escale à Roissy, je m'y rendrai pour la saluer.

Quant à notre ami Marc Plum, sa mort, qui fait partie du lourd tribut payé à la mission des Nations Unies, nous concerne au premier chef, et j'ai été en contact permanent avec son épouse.

Je tiens très largement compte de la douleur des familles adoptantes. Mais je vous en prie : tous les bébés se ressemblent, et la souffrance est la même, qu'il s'agisse d'un bébé sans nom, d'un bébé en voie d'adoption, ou d'un bébé dont la famille est haïtienne. Je vous le dis très sereinement : la seule manifestation populaire suscitée par ce drame a eu lieu devant les grilles du Quai d'Orsay, non pour nous féliciter d'avoir été rapides ou nous reprocher d'avoir été incompétents : il s'agissait pour les familles adoptantes de se plaindre de ne pas recevoir leur bébé immédiatement….

Il faut distinguer entre l'adoption internationale et l'adoption individuelle. Nous avons amélioré la première : plus de 200 enfants vont arriver très vite en France parce que dossiers sont au stade du jugement et que les autorités haïtiennes y consentent. Mais les adoptions individuelles passent par des circuits qui sont exactement le contraire de ce que nous souhaitons. Ceux qui ont choisi cette voie protestent aujourd'hui parce qu'ils n'ont aucune garantie. Je comprends l'émotion d'adoptants qui sont parfois restés plusieurs semaines auprès de l'enfant. Nous nous efforcerons de retrouver le plus rapidement possible les documents en cause.

Tout autant que vous, je déplore de voir le malheur s'acharner sur ce pays. Que reste-t-il du Gouvernement ? Je l'ignore encore. J'espère que beaucoup de disparus vont réapparaître.

Monsieur Bouvard, je suis en contact avec Hillary Clinton depuis mercredi, et depuis jeudi l'Operations Center de Washington et notre centre de crise sont en contact une bonne dizaine de fois par jour pour coordonner leurs actions. C'est ainsi que nous pouvons joindre la tour de contrôle de l'aéroport de Port-au-Prince dès que nous en avons besoin. Tout n'est certes pas parfait et nous avons été débordés. Mais 650 avions sont quand même parvenus à se poser sur l'aéroport de Port-au-Prince.

Il n'y a évidemment pas de compétition entre nous, monsieur Muselier. Mais vous reconnaîtrez que le centre de crise est bien utile et que, dans cette affaire, le mouvement diplomatique était déconnecté des réalités.

Haïti se reconstruira sur la base du pouvoir haïtien, mais ce serait une erreur d'exclure les Nations Unies du processus. Par ailleurs, les Nation Unies ne s'opposent pas à la prise en charge technique par les Américains. Il s'agit maintenant de distribuer les rôles, mais on ne pourra pas, de toute façon, se passer d'un leadership : en l'occurrence il est sans aucun doute exercé par les États-Unis. Cela ne signifie pas que la France est absente, pas plus que le Brésil.

Quant à savoir sur quels terrains on reconstruira, mon expérience m'a enseigné qu'après un séisme on reconstruisait toujours au même endroit, tout simplement parce que les gens ne veulent pas renoncer à leur terre. On a voulu déplacer les villes qui avaient été détruites par les tremblements de terre les plus récents, au Pérou ou au Honduras, mais on s'est vite aperçu que ce projet était une vue de l'esprit. Les personnes qui ont un peu de terres, et a fortiori celles qui en possèdent beaucoup, reconstruisent au même endroit, même si c'est sur une faille.

Votre projet de tutelle-assistanat est déjà réalisé, monsieur Myard : comment voulez-vous qu'on assiste davantage un pays, sauf à tomber dans l'impérialisme absolu ? Par ailleurs, il ne faut pas confondre avec le Kosovo, où deux communautés luttent pour un territoire. Il valait mieux les séparer, au moins dans un premier temps, en espérant que l'Europe les réunirait. Ici, la rivalité ancestrale oppose les deux États d'Haïti et de Saint-Domingue, qui se partagent la même île, et les deux ont connu la dictature. Par parenthèses, Saint-Domingue s'est immédiatement proposée pour accueillir la conférence des donateurs, alors que nous avons proposé la Martinique.

Certaines conférences internationales ont été couronnées de succès, monsieur Bacquet : les deux conférences internationales des donateurs qui se sont tenues à Paris, celle pour les territoires palestiniens et celle en faveur de l'Afghanistan, ont rapporté des sommes considérables. Si nous n'avons pas encore dépensé les fonds destinés à la Palestine, c'est pour les raisons que vous imaginez, et qui ne sont pas seulement économiques. Une conférence des donateurs peut être utile, pourvu qu'on y implique la société civile. Si nous ne le faisons pas, nous n'aurons pas suffisamment d'argent pour la reconstruction. Ceci étant dit, nous avons doublé notre contribution au développement d'Haïti, qui était de 27 millions d'euros en 2008 pour l'aide bilatérale nette (54 millions d'euros, s'agissant de l'aide totale française, bilatérale et multilatérale, au titre de l'aide publique au développement).

Nos interlocuteurs sont, pour le moment, le président Préval et le Premier ministre Bellerive, ainsi que le Conseil de sécurité des Nations Unies, qui a décidé ce matin l'envoi en Haïti de 3 500 casques bleus supplémentaires : le contingent de l'ONU sera désormais plus nombreux que celui des Américains. Il est vrai qu'ils n'ont pas exactement la même finalité.

Les ONG présentes en Haïti, madame Martinez, étaient notamment les suivantes : l'Association Enfants soleil, le Secours catholique, le Comité catholique contre la faim et pour le développement, Initiative développement, Inter Aide, Aide médicale internationale, Action contre la faim, ATD-Quart-monde, le Fidesco, le GER, le Groupe de recherche et d'échanges technologiques, le GRET, Médecins du monde, Pharmaciens sans frontières, le Service de coopération au développement, le SCD, et l'Association française des volontaires du progrès, l'AFVP. Avant la catastrophe, nous les subventionnions à hauteur de 223 000 euros s'agissant de mon ministère, de 465 000 euros pour les projets transférés à l'agence française de développement, et enfin de 378 000 euros s'agissant des volontaires de solidarité internationale. Par définition, ces ONG, dont l'utilité est incontestable, sont indépendantes, et la coordination ne peut pas leur être imposée.

Notre contribution multilatérale s'élevait à 32 millions d'euros pour la période juillet 2008-juin 2009. Nous avons sur place près de cent gendarmes. Ce contingent devrait être maintenu : l'ONU ayant demandé à l'Europe l'envoi d'une mission de maintien de l'ordre, Mme Ashton a proposé d'y envoyer 140 personnes. Mon expérience m'a appris qu'il fallait envoyer des gendarmes plutôt que des policiers, les premiers pouvant se coordonner rapidement dans le cadre de la force de gendarmerie européenne.

Il est vrai, monsieur Julia, que le séisme est également une catastrophe sur le plan politique : mais comment l'éviter ? Nous avions déjà essayé d'agir à titre préventif, en vain. Nous sommes également intervenus après coup, ce qui est encore plus difficile. La dernière fois, c'était pour renverser Aristide, prêtre d'abord au service des pauvres, avant de devenir dictateur et narco-trafiquant. M. Préval est le premier président élu de façon relativement transparente.

La coordination française est assurée par Didier Le Bret, assisté d'une quinzaine d'agents consulaires envoyés pour l'occasion, dont six chargés des adoptions. Je crois pouvoir dire qu'elle est assez satisfaisante. Nous avons visité toutes les crèches de Port-au-Prince, dont il faut savoir que la moitié sont détruites, et pris contact avec toutes les ONG.

La suite, monsieur de Charrette, relève de l'ONU : nous n'avons aucune autre solution. L'ONU est la seule organisation internationale à même d'assumer ce rôle, pourvu qu'on la réforme. Le G20 n'a rien à y voir ; l'Organisation des États américains peut en revanche participer à cette tâche. C'est ce que demandent les Américains et ce que souhaitent les Brésiliens. Même si elles laissent à désirer sur le plan organisationnel, administratif et politique, les Nations Unies avaient accompli un gros travail en matière de sécurité : un certain nombre de chefs de gangs avaient été arrêtés, dont l'un vient d'être extradé en France parce qu'il est accusé d'avoir assassiné des Français.

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