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Intervention de Marietta Karamanli

Réunion du 21 janvier 2010 à 15h00
Débat sur les collectivités locales et le processus de recentralisation en france — Ouverture du débat

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMarietta Karamanli :

Depuis la révision constitutionnelle de 2003, notre République est une République décentralisée, avec une certaine vision politique des libertés locales, mais aussi avec les progrès nombreux de la décentralisation depuis deux cents ans. Aujourd'hui, nos collectivités gèrent librement les affaires relevant de leur compétence et décident de leur budget. Selon notre Constitution, inventée – c'est-à-dire mise à jour – par le Conseil constitutionnel, le principe de libre administration implique qu'elles puissent disposer de ressources suffisantes pour exercer effectivement leurs responsabilités, mais aussi que le nombre et le poids de leurs dépenses obligatoires ne soient pas excessifs.

En 1911, dans son Histoire du droit français de 1789 à 1814, Adhémar Esmein, qui fut l'un des grands juristes de la Troisième République et un spécialiste de l'histoire du droit, évoque ainsi la France d'avant 1789 : la France « soupirait après les libertés locales autant qu'après la liberté politique », enserrée qu'elle était dans « une centralisation étouffante » depuis plusieurs siècles.

Il rappelle ensuite que le cadre juridique uniforme, donné par l'Assemblée constituante aux communes en 1789, reposait sur l'idée qu'il fallait étendre à tous les citoyens le bénéfice d'un privilège réservé jusqu'alors à quelques citoyens des villes : celui d'un gouvernement par elles-mêmes des unités administratives et politiques de base. L'Assemblée constituante concilia la nouveauté avec le réalisme en décidant d'étendre la démocratie en l'appliquant aux communautés, aux paroisses notamment, déjà existantes.

Enfin, Esmein indique que la création des départements répond, à l'origine, à une logique d'harmonisation et d'extension de la démocratie locale, sous-tendue par la volonté politique de créer une unité vivante et pas seulement une circonscription administrative.

Pourquoi évoquer dans notre débat, me direz-vous, les circonstances ayant présidé à l'émergence de nos collectivités, il y a déjà fort longtemps ? Évidemment pour y trouver une façon d'éclairer nos débats actuels.

Trois raisons m'amènent à le faire. Dans la tradition républicaine, l'exercice des libertés locales a toujours été lié à l'exercice de la liberté politique des citoyens ; historiquement, les attributions des collectivités ont été pensées de façon large et leurs pouvoirs libres, comme on disait à propos de la gestion des intérêts locaux, ont toujours été reconnus – même si le pouvoir central les a souvent limités ou a été tenté de les superviser ; enfin, le cadre uniforme donné avait pour objet de faire vivre la démocratie partout, tout en ayant la préoccupation de ne pas en faire seulement le support à de simples circonscriptions administratives gérées par des élus.

À bien y regarder, la réforme annoncée par le Président de la République constitue – malgré les évidentes différences entre hier et aujourd'hui – une triple rupture.

Ce qu'on nous propose, ce sont d'abord des collectivités étroitement spécialisées, et donc incapables de réactivité par rapport aux besoins locaux ; ce sont ensuite des collectivités devenues des guichets de délivrance de prestations qu'elles ne maîtriseront pas, et qu'elles n'auront pas les moyens financiers d'assurer ; ce sont enfin des élus réduits à être, pour les uns, des décideurs sans légitimité majoritaire, et, pour les autres, des administrateurs de circonscriptions administratives.

J'ajouterai qu'à cette triple fracture s'ajoute une crainte sur la capacité des collectivités à pouvoir continuer à jouer leur rôle fondamental d'investisseur et donc d'innovateur et de préparateur de l'avenir. Ainsi, la clause de compétence générale, qui permet d'intervenir dans tous les secteurs d'intérêt local, ne serait plus demain, après la réforme, que le fait des communes et de l'État, les régions et les départements étant désormais spécialisés.

En pratique, cela veut dire que les départements et les régions n'auront plus la capacité d'intervenir en fonction de ce qui fait l'intérêt d'une opération ou d'un projet pour leurs concitoyens. Un intérêt local restera définitivement un intérêt communal, et les pouvoirs libres des départements et régions disparaîtront.

Limiter de façon mécanique l'intervention de plusieurs collectivités sur un même objet ou projet – au motif que celles-ci seraient par définition rivales – relève d'un a-priori consistant à juger les libertés locales comme dangereuses pour la maîtrise de la dépense publique locale.

La liberté locale pour les citoyens et pour leurs élus doit pourtant être de pouvoir approuver un projet s'ils considèrent que celui-ci sert leurs intérêts complémentaires de contribuables locaux, départementaux et régionaux.

L'exercice de cette liberté suppose, il est vrai, qu'elle soit évaluée. Cette évaluation est le fait naturel des citoyens éclairé par un avis indépendant. C'était le choix fait par les lois de décentralisation des années 1980 qui, au-delà de la consécration du suffrage universel à tous les niveaux des collectivités locales, l'avait accompagné de la création des chambres régionales des comptes. Je note que le Gouvernement a délibérément choisi l'option de les supprimer. Autrement dit, la majorité entend faire reculer la liberté et la responsabilité par une interdiction de principe.

De façon plus générale, je conteste une méthode qui consiste à mettre d'emblée sous contrainte des collectivités et à limiter leurs libertés, sans avoir préalablement engagé une réflexion de fond sur leurs missions. On s'éloigne donc résolument du principe de liberté, tel que le concevaient les hommes des Lumières.

Je constate ensuite que les dernières lois organisant, en 2004, un transfert de compétences de l'État vers les collectivités territoriales ont valu report de charges pour l'exercice d'activités dont le coût croissant n'a pas été compensé par des ressources fiscales suffisantes et évolutives.

Cette étape d'externalisation des dépenses de l'État vers les collectivités s'est faite au coût historique des transferts, sans dispositif de compensation en vue de tenir compte des évolutions économiques et démographiques. L'augmentation des dépenses sociales des départements, évoquée tout à l'heure, supportée par les contribuables locaux dans le cadre d'une fiscalité inadaptée, en est malheureusement un bon exemple.

Pourtant, la réforme qui nous attend, couplée avec l'instauration de la cotisation économique territoriale, va prolonger et amplifier ce mouvement.

L'autonomie fiscale va continuer à être remplacée par un système complexe et lourd de dotations dont la lisibilité et l'intelligibilité sont quasiment impossibles pour un citoyen-contribuable – même éclairé. Pourtant celui-ci verra toujours, tous les mois, tous les ans, lentement et sûrement, les montants à payer augmenter.

Ainsi les collectivités, privées de marges de manoeuvre, vont-elles tendre à devenir de super-guichets de financement – sur lesquels l'État disposera d'un droit de tirage, tout en les laissant responsables des augmentations devant les citoyens.

Sans autonomie fiscale, l'autonomie financière, support des libertés locales, devient un ectoplasme, c'est-à-dire, littéralement, quelque chose en dehors de ce qui est déjà formé.

Enfin, la République s'est enracinée pendant deux siècles dans le terreau de libertés locales qui permettent aux citoyens d'agir au plus près de leurs besoins. L'idée était et reste d'organiser, mais surtout de faire vivre la démocratie. Communes, départements et régions ont, à leur moment et dans leur espace, su répondre à cet objectif. En fusionnant deux champs démocratiques en une organisation à deux têtes, avec d'une part des élus dont on nous dit qu'ils pourront être désignés comme décideurs sans être majoritaires devant le peuple, et d'autre part des élus d'opposition administrateurs dans un double conseil découplé du territoire concret, nous risquons une véritable déconnexion démocratique.

Je voulais enfin rappeler le risque de recul des projets, donc de la démocratie vivante, qu'illustre selon moi la probable diminution des investissements faits par les collectivités locales.

À cela s'ajoute l'adoption de la contribution économique territoriale, qui n'est pas un véritable impôt économique local, flexible dans son taux et adaptable à la réalité de terrain.

Pour investir, les collectivités ont pourtant besoin de percevoir des impôts et non des dotations. Le risque est réel que les collectivités diminuent leurs investissements, alors même qu'elles contribuent au dynamisme économique en finançant 70 % de l'investissement public. Baisser les investissements, ce sont moins de travaux et d'équipements pour l'avenir. Ce sont aussi moins de projets qui structurent une communauté humaine autour de son avenir.

C'est donc en définitive fragiliser les libertés locales, qui ont toujours été liées dans notre pays à la liberté politique. Je l'ai dit dans un autre débat : être français, c'est avoir une grande solidarité de vie et d'avenir.

Monsieur le ministre, en voulant réformer vite et contre la démocratie vivante, le Président de la République et le Gouvernement prennent le risque d'une réforme peut-être compatible avec le texte constitutionnel, mais qui, assurément, met à mal la constitution sociale de notre pays : à un moment ou à un autre, nous en paierons le prix ! (Applaudissements sur les bancs des groupes SRC et GDR.)

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