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Intervention de Bertrand Louvel

Réunion du 9 décembre 2009 à 18h00
Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national

Bertrand Louvel, président de chambre à la Cour de cassation :

Votre mission porte d'abord, si j'ai bien compris, sur deux points : la pratique du port du voile intégral sur le territoire national – point qui s'inscrit dans un cadre juridique objectif puisqu'il concerne le droit de porter le voile intégral – et l'articulation de ce droit avec les principes de la République française et, en particulier, celui de la liberté et de la dignité des femmes : nous abordons là un domaine plus subjectif qui nous conduit notamment à envisager la question du droit de ne pas porter le voile intégral et donc la protection des femmes qui souhaiteraient ne pas le porter.

La liberté de se vêtir n'est évoquée par aucun de nos textes fondamentaux tant il apparaissait évident que cette liberté de se vêtir est un élément de la liberté tout court, laquelle consiste, selon la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, « à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Comme la Déclaration dispose également que « tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché », la cause semble entendue. On s'habille comme on veut, selon ses goûts, selon la mode que l'on choisit et selon ses convictions religieuses. La cause semble d'autant plus entendue que c'est sous l'Empire et au nom de la Déclaration de 1789, que le port du voile intégral, qui était une pratique courante en Algérie, alors portion du territoire national, a été, jusqu'en 1962, non seulement toléré mais protégé.

La Déclaration de 1789 permet une protection très forte du droit de se vêtir de la manière que l'on veut en France. L'annulation récente par le juge administratif d'un arrêté du maire d'une station balnéaire en est une nouvelle preuve : l'édile avait cru pouvoir interdire aux hommes de se promener en tenue de bain dans les rues de sa commune, estimant cette tenue contraire à la décence. La juridiction administrative a jugé qu'aucun motif suffisant ne fondait cette interdiction. Comme on le constate, le droit de se vêtir comme on veut est très fortement protégé dans notre environnement juridique.

Il est vrai que notre droit s'est internationalisé et que notre ordre juridique intérieur est désormais chapeauté par les textes européens, en particulier par la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne entrée en vigueur le 1er décembre dernier, qui apporte des précisions supplémentaires sur les droits élémentaires de la personne et les restrictions qu'ils peuvent encourir.

La liberté de se vêtir peut se rapporter à deux droits garantis par les textes internationaux : le droit au respect de la vie privée – qui n'est pas évoqué dans notre Déclaration interne –, et la liberté d'expression religieuse – qui est définie de façon très précise par les deux textes européens comme la liberté de manifester sa religion individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, les pratiques et l'accomplissement des rites.

La Convention de sauvegarde européenne comme la Charte des droits fondamentaux prévoient que des restrictions au respect de la vie privée ainsi qu'à la liberté religieuse peuvent être édictées pour répondre à des objectifs d'intérêt général, tels que la sûreté publique, la défense de l'ordre, la prévention des infractions pénales, la protection de la santé, ou encore pour répondre à la protection des droits et libertés d'autrui. Les restrictions apportées pour répondre à un tel objectif – très précisément défini – doivent être strictement proportionnées à ce que sa réalisation exige de mettre en oeuvre.

Autrement dit, sous l'empire des textes européens, des arrêtés vestimentaires du type de ceux qui ont pu être pris en France au début du siècle dernier, à l'époque des querelles religieuses, contre le port de la soutane sont aujourd'hui impossibles. L'exemple le plus célèbre est l'arrêté du maire du Kremlin-Bicêtre qui, fustigeant le ridicule de la soutane, avait interdit le port du costume ecclésiastique dans sa commune.

La liberté de se vêtir est donc extrêmement forte : on ne peut y déroger que dans des conditions très restrictives.

Cela étant posé, la personne qui revêt un vêtement, quel qu'il soit, peut se trouver dans deux types de situation : dans sa vie privée ou hors de sa vie privée.

La vie privée est l'espace dans lequel une personne n'entre pas en relation juridique avec des tiers. Cela ne veut pas dire simplement chez elle. Une personne est dans sa vie privée aussi quand elle se promène dans la rue et ne demande rien à personne, quand elle s'arrête sur un banc public, quand elle achète son pain ou quand elle entre dans un bar. En l'absence de lien avec des tiers, les restrictions qui pourraient être apportées à la liberté de se vêtir pourraient difficilement répondre à l'un des objectifs d'intérêt général évoqués par les conventions applicables.

Quand une personne sort de sa vie privée, elle entre dans des situations de relations juridiques avec les tiers, soit avec l'autorité publique, soit avec des personnes privées dans le cadre, notamment, des relations contractuelles. C'est dans ce domaine que peuvent intervenir les impératifs de sûreté publique, de protection des droits des tiers ou d'hygiène.

Les exemples de restrictions vestimentaires justifiées par ce type d'impératifs ne manquent pas.

Considérons, tout d'abord, le domaine contractuel puisque l'une des restrictions repose sur la protection des droits des tiers.

Le droit du travail comporte une disposition qui est directement inspirée des règles de nécessité et de proportionnalité du droit européen : l'article 1121-1 du code du travail édicte que « nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».

C'est sur le fondement de ce texte que la Chambre sociale de la Cour de cassation contrôle les restrictions apportées à la liberté vestimentaire qu'un employeur peut être amené à imposer à ses salariés : les restrictions doivent être justifiées par la nature des tâches à accomplir et proportionnées à l'objectif visé, notamment sur le plan de la sécurité.

La Chambre sociale a eu l'occasion de se prononcer sur la légitimité de l'interdiction du port d'un bermuda pour un homme – pour l'image de l'entreprise, cette tenue n'était pas souhaitable – et sur l'illégitimité de l'obligation du port d'une blouse blanche qui était sans intérêt pour l'emploi occupé. En revanche, elle n'a jamais eu, à ce jour, à se prononcer sur la question du port d'un voile religieux au cours de l'exécution de la prestation de travail, ce qui prouve la faible importance du contentieux sur ce point.

Dès lors que la restriction vestimentaire dans la relation de travail doit être liée à l'exécution de la tâche à accomplir, cela exclut toute considération eu égard à la nature ou à la symbolique du vêtement.

Toujours dans le domaine contractuel, des impératifs d'hygiène peuvent entraîner des restrictions vestimentaires. L'accès aux piscines est conditionné, par voie de règlement, au port de certaines tenues de bain. Les hôpitaux sont habilités à imposer aux personnes hospitalisées des tenues conformes aux nécessités sanitaires. Les personnes intervenant dans le traitement d'aliments doivent aussi se soumettre à certaines prescriptions vestimentaires. Tout cela est légitime.

La sûreté publique est une autre cause de dérogation à la liberté de se vêtir comme on l'entend. Des restrictions peuvent être envisagées, notamment à l'occasion des contrôles d'identité par la police judiciaire dans un cadre de recherche ou de prévention d'infractions : toute personne est tenue de permettre la vérification de son identité, ce qui suppose qu'elle se présente la tête découverte. Si elle ne le permet pas, des photographies doivent pouvoir être prises. Si elle s'y oppose, elle commet un délit, puni d'emprisonnement. Elle s'expose alors à être placée en garde à vue et donc à être contrainte de se dévoiler.

D'autres dérogations existent au droit de se vêtir comme on l'entend et ce, pour des motifs de sécurité. Depuis juin dernier, il est interdit de porter une cagoule à proximité des manifestations. Dans les aéroports, toute personne doit se soumettre aux vérifications de sécurité nécessaires, donc doit permettre le contrôle de son identité, donc doit se découvrir. Tout cela ne supporte pas de discussion.

La Cour de Strasbourg a été conduite à valider des contrôles d'identité aux abords des locaux diplomatiques à l'encontre de personnes qui avaient refusé de se dévoiler. Elle a aussi admis l'obligation faite aux détenus du port d'un costume pénitentiaire comme correspondant à un objectif de sûreté publique.

Parallèlement, la personne qui se présente devant une autorité publique pour y accomplir un acte impliquant la vérification de son identité, doit le faire tête découverte : par exemple, cérémonie du mariage, exercice du droit de vote ou encore prestation d'un serment. La Cour d'appel de Nancy a ainsi refusé à une jeune femme qui se présentait voilée devant elle de prêter le serment d'avocat. Le costume réglementaire d'avocat ne prévoit pas le port du voile.

La Cour de Strasbourg a légitimé l'interdiction du port de signes religieux dans les établissements scolaires, au nom du principe d'ordre public de la laïcité. La première Chambre civile de la Cour de cassation a également validé les interdictions du port du voile dans les établissements privés dans la mesure où elles sont contraires au projet éducatif de l'établissement. C'est aussi le respect du droit des tiers qui le justifie.

Voilà un ensemble de restrictions qui entre dans le cadre de ce qui est permis par les conventions internationales et qui ne paraît pas souffrir de discussions lorsqu'il s'agit de restreindre la liberté de porter le voile, en tout cas de se couvrir le visage.

Faut-il aller plus loin, notamment au nom du principe de dignité de la femme, souvent évoqué, qui conduirait à penser que le port du voile, et en particulier du voile intégral, exprimerait une situation intolérable de subordination de la femme à l'homme ? La difficulté de cette question est qu'elle repose sur un jugement culturel, qui dépasse d'ailleurs le jugement porté sur la dignité de la femme. L'homme qui approuve le port du voile par la femme voit également sa dignité mise en cause à travers ce raisonnement car celui qui l'exprime n'est pas loin de soutenir que le port du voile est lui-même indigne. Nous entrons là dans une démarche beaucoup plus délicate, en tout cas beaucoup moins juridique car nous nous adressons à des hommes et à des femmes qui soutiennent, exactement à l'inverse de cette thèse, que le port du voile par la femme est précisément destiné, selon leur culture, à protéger la dignité de celle-ci. Il y a là un débat culturel qui nous fait sortir du droit, mais à l'égard duquel le juriste ne peut qu'émettre des réserves très sérieuses.

En revanche, là où le juriste n'a plus de réserve sérieuse, c'est lorsqu'il s'agit d'utiliser les lois existantes pour protéger les femmes qui ne souhaitent pas ou qui ne souhaitent plus se livrer à cette pratique parce qu'elles ne veulent plus se soumettre à ce type de culture. Dans ce cas, on peut demander à l'État d'engager toutes les ressources de son système juridique pour assurer la protection de ce qu'il faut bien appeler, quand on considère le problème sous cet angle, des victimes.

Nos lois permettent-elles d'assurer efficacement la protection des femmes qui veulent échapper à ce statut ? Globalement oui.

La contrainte de porter un vêtement est déjà en soi une violence psychique pénalement sanctionnée, indépendamment même des violences physiques ou des menaces qui peuvent l'accompagner. Toutes ces voies de fait sont susceptibles de poursuites pénales et la loi prévoit, en outre, une circonstance aggravante lorsqu'elles sont le fait du mari.

L'examen de la jurisprudence montre que les juges appuient fortement ce type de poursuites. À Lyon, un jeune Français de vingt ans, qui avait frappé sa soeur de quatorze ans au motif qu'elle refusait de porter le voile islamique, avait été condamné à quatre mois d'emprisonnement avec sursis en première instance. La Cour d'appel a élevé sa peine à neuf mois d'emprisonnement ferme. La jurisprudence n'est pas laxiste à l'égard de ce type de comportement.

S'agissant non plus des violences individuelles mais des appels communautaristes qui pourraient être lancés pour contraindre les femmes au port du voile intégral, nous avons, là aussi, un dispositif textuel : l'article 24 de la loi de 1881, qui sanctionne les appels à la violence à l'égard d'un groupe de personnes à raison du sexe, permet de les réprimer.

De la même manière, sur le plan civil, l'examen de la jurisprudence – la Cour de cassation centralise maintenant l'ensemble des arrêts rendus par les cours d'appel de France et a la possibilité, grâce à un moteur de recherche efficace, de balayer tous les jugements intervenus dans tel ou tel domaine – permet de vérifier que les juges protègent, d'ores et déjà, les femmes et les jeunes filles qui refusent le port du voile contre des maris ou des pères qui veulent les y contraindre. Ceci est considéré comme un motif de divorce ou de retrait du droit de garde ou du droit de visite.

Le dispositif législatif est en place, prêt à être appliqué pour peu que l'État veuille bien armer l'action publique de toute l'énergie nécessaire.

Si, malgré tout, vous souhaitez, pour des raisons de principe, prononcer une sanction contre le port du voile intégral sur l'espace public, en dépit de l'encadrement juridique existant, il faudrait veiller à ce que la peine encourue soit proportionnée, comme le prévoit la Déclaration des droits de l'homme. Pour sanctionner la personne cagoulée à proximité d'une manifestation, ce qui constitue une contravention de la cinquième classe, l'autorité réglementaire a prévu une simple peine d'amende de 1 500 euros. Or, un tel comportement comporte plus de risque pour l'ordre public que celui d'une femme voilée qui marche paisiblement dans la rue. Donc, si une sanction devait être envisagée, elle ne pourrait être que d'un niveau inférieur, ce qui exclut toute intervention législative.

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