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Intervention de Christiane Taubira

Réunion du 7 décembre 2009 à 17h00
Déclaration du gouvernement sur la consultation des électeurs de guyane et de la martinique et débat sur cette déclaration

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaChristiane Taubira :

Madame la ministre, la circonstance n'est pas banale. Pourtant, vous vous êtes limitée à un exercice juridique, d'ailleurs assez sommaire. Pas un mot sur l'état des lieux ! J'avoue, que, tandis que je vous écoutais, la tentation me taraudait : il serait tellement facile de faire le procès de l'État pour la part significative de ses insuffisances dans nos difficultés quotidiennes et cet horizon bouché…

Vous le savez, nous serions en mesure de dresser l'acte d'accusation des erreurs, des fautes, des manquements, des méfaits parfois, pas seulement de votre Gouvernement, mais de l'État dans sa continuité. Nous pourrions par exemple évoquer le foncier, que l'État s'est octroyé unilatéralement, au titre de son domaine privé, au nom d'ordonnances royales de 1825, qui ont été consolidées par tous les régimes. La dernière fois, c'était en 1948, sous la IVe République, après la départementalisation, dépouillant les Amérindiens, les Bushinengués, les familles rurales créoles, figeant les uns dans des zones réservées, urbanisant les autres. Nous pourrions vous dire combien cette emprise foncière complique à la fois l'aménagement du territoire, notre relation à l'espace et la cohésion interculturelle.

Nous pourrions aussi parler de cette politique sociale déconnectée de l'économie, qui est menée sans aucun volontarisme pour l'insertion, la réinsertion, la reconversion, la validation des acquis de ceux qui – ce devrait être provisoire – se trouvent sur le bord du chemin.

Nous pourrions mettre des mots cinglants sur une politique éducative velléitaire et impécunieuse, une politique du logement pernicieuse, une politique minière désastreuse, une politique fiscale complaisante, désordonnée, inflationniste, une diplomatie brinquebalante, et constater soit d'immenses négligences, soit une grande impuissance d'État.

Nous pourrions brandir aussi la dégradation des indicateurs économiques et sociaux, le taux de chômage passé de 15 à 26 % en dix ans et les taux de non- scolarisation, de déscolarisation, d'illettrisme, de Rmistes. Il n'y a, effectivement, pas de quoi pavoiser.

Mais l'heure n'est pas aux règlements de compte. D'abord, parce que nous admettons que l'État n'est pas seul comptable des déséquilibres et des désordres depuis que la décentralisation a réparti les compétences et donc partagé les responsabilités. Mais, surtout parce que ce n'est pas notre état d'esprit : plutôt que de vous chercher querelle, nous préférons nous projeter hardiment vers les défis que nous aurons à résoudre. Nous voulons aborder plutôt les principes, les thématiques et les grandes urgences.

La République des États a constitué un cadre exceptionnel pour de grandes avancées sur les libertés individuelles et publiques, la conquête de droits sociaux, la démocratisation du savoir, l'accès aux services publics, le développement de la recherche scientifique, les progrès industriels. Ce fut parfois au prix d'un écrêtement des cultures, d'une compétition inhumaine, sacralisant un individualisme forcené.

La mondialisation économique, l'élargissement de l'Union européenne, les regroupements régionaux, les expressions culturelles, les demandes de libertés, de responsabilités locales imposent la nécessité de recentrer l'État sur ses missions essentielles et d'accroître l'efficacité de son action. Nous devons donc repenser l'architecture institutionnelle, qui restera irriguée par les principes républicains, car elle doit être au service d'un projet de société basé sur les libertés, l'efficacité économique, la justice sociale, un égal accès au savoir ; un projet aussi qui permette l'épanouissement d'identités culturelles et territoriales qui ne soient pas des identités défensives, recroquevillées sur elles-mêmes, mortifères ou meurtrières, mais des identités-relations en perpétuelle effervescence, renouvelant constamment leur capacité créatrice, bref une condition de cordiale hospitalité.

Concernant les grandes thématiques, il faut mettre un terme à cette instrumentalisation de nos atouts et de nos potentialités, qui nous tient à l'écart des retombées, alors que nous en subissons les contraintes. C'est ainsi qu'à Rio la France s'est engagée sur la création d'un parc en Amazonie, sur le respect des droits des populations autochtones et locales – tout en achevant la construction d'un barrage hydroélectrique recouvrant 30 000 hectares de forêt primaire…

À Kyoto, la France nous a inscrits, pour son bien, dans son bilan carbone. Dans les négociations Extraplac, elle a obtenu l'élargissement de notre plateau continental. À Copenhague, depuis ce soir et pendant deux semaines, elle va négocier sur les services rendus par les forêts, sur ces matières premières du troisième millénaire que constituent les ressources génétiques et sur les savoirs traditionnels – en occultant totalement nos besoins de développement, malgré une croissance démographique de 3,5 % !

C'est sur notre territoire que l'Union européenne réalise sa plus belle aventure technologique et sa coopération la plus aboutie avec la Russie. Tout cela sous quelle éthique ? C'est nous qui en payons le prix en termes d'expulsions, d'impact sur l'environnement, de risques pour la santé publique, de violences sociales.

Nous avons déjà tout subi ou expérimenté : le régime colonial avec la spécialité sans l'égalité, la départementalisation avec l'assimilation qui écrase les singularités, la dérogation mesurée, la dérogation à outrance, la parité sociale globale et même les transferts réglementaires en situation de crise, dans la plus grande improvisation.

Il n'y a donc plus de ruses à inventer ! Il faut passer de l'exception à la règle et traiter de la domiciliation, de l'énonciation, de la mise en oeuvre de cette règle. La loi républicaine n'a pas une vocation naturelle à produire de l'uniformité. La preuve, ce sont les républiques fédérales et la France elle-même, qui organise des différenciations pour traiter de situations différentes. Le principe d'égalité n'est pas satisfait lorsqu'une règle commune s'applique à des situations substantiellement différentes. Mais, pour cela, il faut se débarrasser d'un préjugé : celui qui consiste à croire que la présence de nos territoires au sein de la République n'est qu'une conséquence linéaire de l'histoire, une sorte d'appartenance passive. C'est faire peu de cas de nos idéaux de liberté, d'égalité, ceux qui se sont traduits par le marronnage et le sabotage sous l'esclavage, par les règles d'organisation sociale des communautés amérindiennes et bushinenguées, par l'engagement de nos jeunes soldats et des dissidents dans les deux guerres mondiales et même dans les ressorts du combat pour la départementalisation.

Il faut se défaire d'une méthode qui consiste à évacuer la valeur intrinsèque et géopolitique de nos territoires pour n'en retenir que les coûts, sans les avantages, et en incluant exceptionnellement dans ces coûts, juste pour nous, les missions régaliennes de l'État. Il faut se débarrasser d'une arrière-pensée, d'une manoeuvre, d'un projet, celui d'un État désireux de faire des économies budgétaires, cherchant par tous les moyens à échapper à ses obligations, alors qu'il se dépouille lui-même par le bouclier fiscal, par des exonérations fiscales peu productives.

Mais, au-delà de la déréliction qui frappe les belles missions du service public, au-delà des revers économiques persistants, de la faillite d'un système dérogatoire cahotant, du naufrage de projets industriels dangereux ou désinvoltes, au-delà de cela, nous devons avoir le courage d'admettre et d'affronter nos deux plus grandes défaites. La nôtre, c'est que nos esprits et nos mentalités restent des terrains de guerre civile, où d'incessantes batailles opposent un désir d'assimilation au modèle dominant, pourtant fortement inégalitaire, un attachement compulsif à un mode de vie profondément aliénant, et en même temps une quête tourmentée de reconnaissance identitaire, une affirmation de grande vitalité culturelle dans un rêve contrarié d'émancipation…

Votre défaite, celle de l'État, c'est d'avoir permis, par des politiques publiques intempestives, que cette terre de rencontre se transforme en tour de Babel, d'avoir accepté et parfois accompagné ces enclaves ethniques qui, du haut en bas de l'échelle sociale, fragmentent la société, banalisent le repli sur soi, l'entre soi, sapent les chances d'une cohésion sociale, invalident l'idée même d'une communauté de destin !

Nous ne sommes pas irrespectueux des électeurs. Nous avons trop le souci de notre sort pour faire croire que le 10 janvier, il y aura le choix entre la honte et l'honneur. Non ! Simplement nous savons que l'on ne peut durablement gagner à la fois contre l'histoire et contre la géographie. Alors nous disons simplement que cet article 73, dans l'état où il se trouve, c'est la certitude du maintien de l'immobilisme actuel, c'est la persistance des contradictions entre la performance économique et la redistribution sociale, ce sont d'inévitables aberrations dans l'action publique, c'est une paralysie générale par la neutralisation de l'esprit d'initiative.

Nous devons faire face à des inquiétudes. Je ne parle pas des peurs et des frayeurs qui paralysent, qui figent dans le surplace et qui condamnent à l'immobilisme, je parle de ces inquiétudes qui sont inspirées par l'exigence de progrès, auxquelles nous devons répondre avec franchise, parce que c'est cela qui nous rend à la fois vigilants, ingénieux et inventifs.

L'article 74 ne promet pas le ciel, il est juste une chance, une petite chance de mieux servir la cause de ces dizaines de milliers de jeunes auxquels la société fait une violence terrible : celle de ne leur apporter aucune réponse, que ce soit en termes d'éducation, de formation, d'apprentissage, d'emploi ; d'initiation dans des milieux culturels, artistiques, artisanaux ; d'immersion dans notre environnement forestier et marin ; ou encore d'ouverture à la complexité du monde par des stages dans les pays du continent. Cette chance-là, nous sommes résolus à la saisir !

L'article 74, c'est juste un espoir : l'espoir de rétablir du lien social, d'oeuvrer à la mixité, de rendre plus efficace l'action publique. L'espoir, tout simplement, de montrer que nous pouvons vivre ensemble, de raviver le sentiment de dignité. Cet espoir-là, nous avons très envie de le faire fleurir !

L'article 74, c'est une petite, une toute petite audace : celle de saisir l'avenir, de l'apprivoiser, de le façonner à l'image de nos idéaux de responsabilité et de justice sociale, de démontrer que, différents, nous savons vivre ensemble.

Il nous fallait vous le dire, c'était notre devoir. Car vous le savez, madame la ministre, pour la loi organique, c'est le Gouvernement qui tiendra la plume. Alors, nous allons ferrailler ferme en amont, autant que nous le pourrons. Nous voulons que la Guyane continue d'être une terre d'émerveillement pour tous les esprits curieux du monde, et même une terre d'opportunité pour les caractères entreprenants, mais nous voulons qu'elle cesse d'être une terre de désarroi, de déshérence pour ses propres enfants, une contrée hostile, indifférente, injuste envers ses jeunes élites, ses artistes, ses créateurs, ses bâtisseurs de gros oeuvre, ses déshérités.

Nous le voulons et nous savons que nous pouvons en faire à nouveau une terre d'espérance et d'amitié, car « nous charrions dans nos veines un fleuve de semences à féconder toutes les plaines de Byzance » – pour citer Senghor. (Applaudissements sur les bancs des groupes SRC et GDR.)

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