Madame la présidente, madame la ministre,mes chers collègues, dans un mois environ, les électrices et électeurs de Guyane et de Martinique vont être consultés sur l'évolution statutaire et, le cas échéant, institutionnelle de leur territoire. Ce sera, pour nous autres Martiniquais, le deuxième exercice du genre depuis le vote en 2003 de la loi constitutionnelle portant organisation décentralisée de la République, qui, aujourd'hui plus que jamais, appelle nos régions éloignées à une véritable démarche de responsabilité.
Réunis en congrès le 18 décembre 2008, les conseillers généraux et les conseillers régionaux de Martinique ont été 74 % à se prononcer pour un passage au régime de la spécialité législative de l'article 74 de la Constitution, qui leur permettrait d'exercer davantage de pouvoir à partir de compétences et de moyens qui leur seraient propres. 90 % d'entre eux se sont exprimés en faveur de la création d'une collectivité unique de la Martinique comprenant une assemblée délibérante dite conseil territorial et d'un conseil exécutif.
Le Président de la République – vous l'avez rappelé, madame la ministre – saisi alors par le président de chacune des deux collectivités, dans le cadre des pouvoirs qui lui sont reconnus en pareille circonstance, a répondu à la demande des élus en décidant de consulter les électeurs le 10 janvier prochain sur la question posée, celle de l'évolution de la Martinique vers le statut d'autonomie de l'article 74, leur consentement devant être préalablement recueilli sur une telle évolution comme l'énonce l'article 72-4 de la Constitution.
Le Président s'est par ailleurs engagé, pour le cas et pour le cas seulement où cette proposition ne serait pas acceptée, à interroger de nouveau le corps électoral quinze jours plus tard, le 24 janvier 2010, cette fois sur une évolution vers une collectivité unique dans le cadre de l'article 73, convaincu que, pour nombre d'entre nous, le statu quo ne correspond plus aux besoins de notre développement.
Le Chef de l'État soulignait avoir perçu la nature des attentes de la population martiniquaise, largement exprimées à l'occasion des mouvements sociaux sans précédent du début de l'année. Il n'a pas manqué de souligner à cet égard que « l'unité de la République n'est pas dans l'uniformité des institutions », ajoutant que « le débat qui est ouvert est celui du juste degré d'autonomie, celui de la responsabilité, celui de l'équation unitésingularité».
Il a généralement observé en effet que si les Martiniquais aspirent, pour augmenter les pouvoirs des instances locales, à prendre des initiatives adaptées aux réalités des territoires, ils souhaitent que l'équation identitéégalité soit préservée.
Nous voilà aujourd'hui, mes chers collègues, tout naturellement invités à mettre en oeuvre, au sein de l'Assemblée Nationale, le débat prévu en pareille circonstance par le même article 72-4 de la Constitution, en amont de la consultation électorale.
Il est parfaitement naturel – je le dis d'emblée – que les élus qui sont en contact avec les réalités administratives, politiques, institutionnelles, qui ont une expérience mais aussi des préoccupations propres tout à fait légitimes et respectables, soient conduits à proposer les évolutions qu'ils estiment opportunes pour affronter au mieux les handicaps autant structurels que conjoncturels auxquels sont confrontés nos territoires.
Tout est cependant – faut-il le souligner ? – dans ce que souhaitent vraiment les populations, et c'est pourquoi il importe qu'elles disposent des explications nécessaires, tant sur les institutions que sur leur contenu, pour se déterminer en conscience, dans la mesure où, en définitive, c'est à elles que revient la décision.
S'agissant du choix opéré par les élus que la Martinique soit érigée en collectivité nouvelle de l'article 74, les questions ne manquent d'ailleurs pas. Quels sont, d'abord, les organes de cette collectivité ? Quel sera le mode de scrutin capable de garantir l'existence d'une majorité clairement choisie par les électeurs, nettement représentative, et offrant la stabilité dont l'exécutif a besoin en tout état de cause ? Quelles sont encore les compétences, et quelles sont alors les matières concernées ? Quels sont, enfin, les moyens ?
Sur ce dernier point, la Constitution garantit certes que tout transfert de compétences s'accompagne simultanément d'un transfert de ressources. Cela étant, lorsqu'il y a transfert de ressources en même temps que transfert de compétences, les ressources sont transférées telles qu'elles existent au moment où la compétence est transférée. Cela veut dire que si les ressources deviennent insuffisantes, c'est donc à la collectivité qu'il reviendra de mobiliser les moyens nécessaires pour assumer ses compétences, car elle ne sera plus en mesure de demander à l'État de lui apporter les financements adéquats.
Le Président de la République a d'ailleurs été sans ambiguïté sur le sujet, le 26 juin dernier en Martinique, en soulignant que « plus une collectivité deviendra autonome, moins l'État aura de prise sur les affaires qui la concernent et plus elle devra assumer ».
S'agissant des compétences, plus particulièrement de l'application des règles en matière sociale, ce sera bien entendu, il faut le dire, dans le cadre de l'article 74, l'application de plein droit, puisqu'il n'est pas envisagé de demander la compétence pour fixer ces règles. Cela veut dire que les lois sociales, le RMI, le RSA seront appliqués de droit et non de fait, dans la mesure où la loi organique qui interviendra précisera que l'État reste compétent pour tout ce qui est du domaine social.
La seule différence, c'est que dans le cadre de l'article 73, ce droit résulte de la Constitution, tandis que dans le cadre de l'article 74, il résulte de la loi organique. Évidemment, ce qu'une loi organique a fait, une autre loi peut le défaire et, en somme, les règles en matière sociale perdent en droit une protection substantielle lorsqu'elles cessent d'être constitutionnelles pour devenir organiques.
La Constitution est à cet égard très claire lorsqu'elle précise dans l'article 74 : « les collectivités d'outre-mer régies par le présent article ont un statut qui tient compte des intérêts de chacune d'elles au sein de la République. Ce statut est défini par une loi organique ».
Si une telle disposition, qui consacre un régime dit « d'autonomie », comporte certains avantages, au premier rang desquels la grande liberté de manoeuvre pour adapter et – le mot n'est pas trop fort – pour protéger, il n'en reste pas moins qu'elle comporte des inconvénients auxquels nous ne sommes pas préparés : bien sûr, le fait que le statut de la nouvelle Collectivité repose sur une loi organique, mais encore la négociation des financements dans un contexte de crise mondiale sans précédent, ainsi que le risque de voir affecté notre statut de région ultrapériphérique si les compétences transférées remettent en cause la libre circulation des marchandises, de personnes, de capitaux, des règles de la concurrence, le droit d'installation, pour ne citer que cela.
Comment ne pas souligner, à cet égard, les risques que recèlent certaines des résolutions adoptées par les conseillers régionaux et généraux, le 18 juin dernier, concernant les compétences de la collectivité unique, résolutions adoptées par des élus pourtant animés des meilleures intentions ? On constate en particulier, page 4, que, s'agissant des transactions foncières, de l'accès à l'emploi privé et de l'accès aux professions libérales, des dispositions spéciales seront prises pour assurer une protection spécifique des acteurs locaux, en fonction d'une durée « suffisante » de résidence en Martinique, d'une durée « suffisante » de mariage ou de concubinage avec une personne justifiant elle-même d'une durée « suffisante » de résidence en Martinique, des dispositions équivalentes étant prises pour des personnes morales.
Quelles que soient les options statutaires que l'on peut faire, quel que soit le désir partagé par tous d'assurer par des actions volontaristes une meilleure égalité des chances au sein de nos collectivités, on ne peut échapper au constat que ces dispositions ne sont guère compatibles avec les principes de libre circulation des hommes et des capitaux qu'énonce le droit européen des régions ultrapériphériques.
En conséquence, leur adoption menacerait directement le statut communautaire des régions ultrapériphériques, non pas en raison d'une incompatibilité entre l'article 74 et le statut de RUP, mais en raison d'une incompatibilité entre ces dispositions de préférence locale et les principes européens.
Finalement, les meilleurs constitutionnalistes nous le disent : 73 et 74 peuvent l'un et l'autre se défendre, car ils ne portent en eux aucun déterminisme. Ils ne sont que des « contenants ». Mais quand on en vient au « contenu », alors la ligne de fracture se fait plus claire.
Certes, mes chers collègues, nous le savons toutes et tous, la politique consiste à faire des choix et, nous le savons aussi, il n'y a pas de choix sans risque. Cela étant, partageant, les uns et les autres, la conviction que les choses doivent évoluer, pourquoi ne pas opter pour une démarche à la fois audacieuse et sécurisée ? Pourquoi, dans ces conditions, ne pas engager le mouvement vers la responsabilité et la prise en compte de la spécificité au niveau où nous l'avions situé en 2003 ? Notre position était qualifiée à l'époque de révolutionnaire, mais il n'en reste pas moins qu'elle est malgré tout sécurisante, puisqu'elle tend à éprouver les possibilités d'auto-gestion offertes par le nouvel article 73.
Comment ne pas rappeler que la loi constitutionnelle du 28 mars 2003, ses articles 7 et 8 modifiant les articles 72, 73 et 74 de la Constitution, a permis de distinguer plus clairement que par le passé les deux grands régimes législatifs pour l'outre-mer.
D'un côté, le régime de spécialité législative dit « d'autonomie », de l'article 74, qui fait prévaloir le principe de différenciation en termes de droit. Je l'ai souligné, la marge de manoeuvre est fortement élargie, mais l'égalité des droits n'est pas garantie, les droits et règlements ne s'appliquent pas automatiquement, une négociation s'établit entre le territoire concerné et la France pour le transfert des compétences et des ressources qui leur sont affectés.
Et puis, de l'autre, le régime de l'identité législative de l'article 73, qui garantit que les lois et règlements sont applicables de plein droit et qu'ils peuvent faire l'objet d'adaptation nécessitée par les caractéristiques et contraintes particulières aux collectivités concernées ; ces adaptations peuvent être décidées par le Gouvernement, par le Parlement, mais aussi par les collectivités dès lors qu'elles y ont été habilitées par la loi. Le pouvoir législatif d'adaptation est ainsi décentralisé.
De plus, ces mêmes collectivités peuvent, à partir du même dispositif d'habilitation, réglementer elles-mêmes, et pour répondre à leurs spécificités, des matières relevant du domaine de la loi, bien entendu en dehors des matières dites régaliennes. Ainsi, des questions majeures, qui conditionnent plus que jamais le développement endogène – l'environnement, l'énergie, l'aménagement du territoire, le tourisme, la jeunesse, la gestion de l'eau – peuvent dès lors trouver des réponses mieux adaptées. C'est donc la possibilité reconnue de transfert de compétence, du domaine normatif, à la collectivité locale, dans le respect des principes fondamentaux de subsidiarité et de proximité.
Il n'est du reste pas sans intérêt de rappeler ici que la loi organique appelée à aménager les possibilités ainsi offertes est connue, puisqu'elle a été adoptée le 21 février 2007.
Ce qui, enfin, est déterminant parce que source de progrès, c'est qu'il est reconnu clairement une faculté d'adaptation des institutions : l'article 73 comprend désormais, après le département et après la région, une collectivité nouvelle ayant le même rang que le département et la région mais disposant des compétences de l'un et de l'autre, une collectivité unique gérée par une seule assemblée exerçant l'ensemble de ces compétences. La quasi-totalité des élus l'a du reste demandé à travers les résolutions du Congrès.