Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, l'Inde est devenue une puissance majeure au plan régional. Adossée à une démographie en forte expansion, elle fait désormais figure de moteur de la croissance mondiale. On ne peut que se réjouir du développement de ce pays, qui permet l'amélioration des conditions de vie de ses habitants, mais il recèle des défis considérables, au premier rang desquels figure la réponse à la demande énergétique.
En effet, l'essentiel de l'électricité indienne est actuellement produite par des usines à charbon. Or le développement de ces usines n'est ni envisageable compte tenu de la raréfaction des ressources, ni acceptable au regard de la lutte contre le changement climatique dans laquelle l'Inde s'est engagée avec détermination. En raison de ce cadre fortement contraint, l'Inde a fait le choix souverain de se tourner vers l'énergie nucléaire afin de maîtriser ses rejets de C02.
Toutefois, je regrette que l'accord que nous examinons aujourd'hui fasse l'objet d'une présentation sans nuance. Il est en effet indiqué que « le nucléaire constitue une source d'énergie sûre, respectueuse de l'environnement et durable ». Or, des incidents peuvent se produire faute de contrôle et cette énergie nécessite une matière première rare, qui est à l'origine de nombreux conflits. L'une des principales motivations de l'Inde est d'ailleurs de s'assurer, grâce à cet accord, un approvisionnement en uranium, ses centrales nucléaires ne fonctionnant qu'à 50 % de leurs capacités, faute de combustible.
L'accord signé en 2008 entre la France et l'Inde intervient au terme d'un renforcement de nos relations diplomatiques et d'un processus de dialogue constructif sur la question du nucléaire, processus dont je me félicite, tant ce pays est amené à jouer un rôle grandissant sur la scène mondiale et, peut-être, prochainement au sein du Conseil de sécurité de l'ONU. Toutefois, en dépit des convergences entre différentes instances de contrôle du nucléaire française et indienne, les transferts de matériaux et de technologies prévus par le présent accord de coopération ne me semblent pas dissiper totalement les craintes que peut susciter la sécurité des futures installations nucléaires civiles. Je pense à la vente de réacteurs EPR, alors même que les premières réalisations connaissent des difficultés soulignées par différentes autorités de sûreté nucléaire européennes. Je pense également aux déchets nucléaires, dont la gestion est insuffisamment encadrée par cet accord. Il serait en effet catastrophique que ces déchets tombent entre de mauvaises mains. Vingt-deux kilos de plutonium non recensés et non contrôlés, soit l'équivalent de cinq bombes atomiques, viennent d'être récemment découverts au centre nucléaire français de Cadarache. Si notre longue expérience de la filière nucléaire ne nous prémunit pas contre un tel incident, il est légitime de s'assurer que les autorités indiennes ont prévu des garde-fous. La défense de la filiale nucléaire publique française, actuellement menacée de dépeçage et de rachat par des firmes étrangères, ne peut que conduire à accroître le risque nucléaire dans ce pays asiatique.
Je souhaite profiter de ce débat pour revenir sur une problématique essentielle et intimement liée au développement du nucléaire civil, celle de la prolifération, que vous avez abordée, monsieur le secrétaire d'État. L'histoire du nucléaire et l'expérience des inspections de l'Agence internationale à l'énergie atomique nous enseignent, en effet, que le passage d'un versant civil à un versant militaire est difficilement contrôlable dans la phase d'enrichissement et de retraitement des combustibles. L'Inde n'avait-elle pas – certes, il y a plusieurs décennies – développé sa propre arme atomique à partir d'une installation civile ?
Au regard de la lutte contre la prolifération, cet accord suscite quelques interrogations : l'apport de matériau nucléaire fissile dans une région politiquement instable est-elle sans risque ? L'exception accordée par les pays fournisseurs du nucléaire à l'Inde, pays non signataire du traité de non-prolifération, ne remettra-t-elle pas en cause les efforts de contrôle de l'AIEA et les volontés de désarmement intégral ?
Certes, l'Inde est une démocratie installée, qui a accompli de grands progrès dans le contrôle des installations nucléaires. La séparation des activités civiles et militaires, l'acceptation des contrôles de l'Agence sur ses installations et le moratoire sur les essais nucléaires sont autant de signaux positifs, qui ont permis, en 2008, la signature d'un accord avec l'Agence internationale et le groupe des fournisseurs du nucléaire. Toutefois, cette nation demeure en conflit avec le Pakistan à propos du Cachemire, et leur affrontement récent a des effets palpables dans la région. On peut craindre une surenchère nucléaire, le Pakistan ayant déjà réamorcé son effort devant l'accroissement des stocks nucléaires indiens. Or, nous connaissons la particulière fragilité de l'État pakistanais, en butte aux attaques des talibans et gangrené par des réseaux de prolifération du nucléaire. De nombreux observateurs redoutent donc qu'à terme, une partie de cet arsenal puisse tomber aux mains de terroristes.
Par ailleurs, le renforcement de la coopération nucléaire civile avec l'Inde s'inscrit dans une inflexion de la politique américaine sur le continent asiatique, marquée par l'affaiblissement des liens avec le Pakistan. Comment le régime d'Islamabad pourra-t-il désormais défendre son alliance avec les États-Unis contre les talibans si le camp occidental soutient son voisin et ennemi ?
J'en viens aux effets d'une coopération civile avec l'Inde sur le contrôle international du nucléaire.
En 1968, les cinq pays détenteurs de l'arme atomique ont pris conscience du risque de prolifération de l'arme atomique et ont mis sur pied le traité de non-prolifération, qui sera réexaminé en mars 2010. Ce traité, certes révélateur des intérêts des grandes puissances, a offert un cadre pour lutter contre la prolifération, développer le nucléaire civil et oeuvrer au désarmement sous l'égide de l'AIEA.
Face aux programmes nucléaires lancés par l'Inde, le Pakistan et Israël via l'enrichissement de l'uranium, le principe d'une autorégulation des transferts nucléaires civils sous le contrôle de l'Agence a été accepté par le groupe des pays fournisseurs du nucléaire. Je suis inquiet que cette architecture de contrôle soit contournée par le présent accord, et de manière plus générale par le blanc-seing donné à l'Inde par les fournisseurs du nucléaire.
Je parle de blanc-seing car l'Inde devient le seul pays à bénéficier de la fourniture de matériaux et de technologies sans avoir signé le traité de non-prolifération. Il n'est pas acceptable que l'Inde soit encouragée de cette manière à demeurer en dehors du contrôle de la communauté internationale. En effet, seules les installations construites dans le cadre de cet accord seront soumises aux inspections de l'Agence. Le risque d'un détournement vers un usage militaire doit donc être pris très au sérieux, d'autant que l'accord que nous examinons prévoit en annexe une coopération dans le domaine de l'enrichissement et du retraitement.
Pour quelles raisons les pays se soumettraient-ils au traité de non-prolifération s'il est désormais possible d'obtenir le matériel nucléaire sans en être adhérent ? La crédibilité et l'impartialité de l'édifice onusien pourraient aussi être sapées par ce en quoi l'on peut voir deux poids, deux mesures. D'une main les membres du Conseil de sécurité transfèrent des technologies d'enrichissement du nucléaire à l'Inde et, de l'autre, ils font – à juste titre – pression sur l'Iran, adhérent au traité de non-prolifération, pour que l'enrichissement de son combustible soit délocalisé.
Cette évolution entre en totale contradiction avec le revirement stratégique des États-Unis de Barack Obama : l'abandon du bouclier antimissile et divers engagements pour le désarmement ouvrent la voie à la dénucléarisation dans un futur que nous espérons relativement proche. La résolution en faveur d'un monde libre d'armes nucléaires, soutenue par Washington devant l'ONU, doit, à cet égard, être saluée et l'ouverture mise à profit.
Comme vient de le souligner un rapport parlementaire de la commission des affaires étrangères, l'urgence est à conforter le traité de non-prolifération, non à l'affaiblir. L'arme atomique demeurant une épée de Damoclès au-dessus de la civilisation, je ne conçois pas que la France ne se place pas à la pointe des projets de renforcement du contrôle sur les exportations nucléaires et le désarmement.
Pour conclure, les efforts consentis par l'Inde pour se rapprocher de la norme de contrôle internationale sur le nucléaire doivent être salués comme tels, et il est du devoir des pays industrialisés de ne pas laisser ce pays seul face à un immense défi énergétique. C'est dans cet esprit que le groupe GDR a abordé ce projet de loi, même si certains de mes collègues du groupe se prononceront contre cet accord par refus du développement du nucléaire civil – c'est là l'expression de la diversité au sein de notre groupe.
Pour autant, il me semble difficile d'approuver cet accord sans exiger que l'Inde soit adhérente au traité de non-prolifération, car un signal négatif serait ainsi envoyé à la communauté internationale. C'est pourquoi notre groupe s'abstiendra sur ce texte.