Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, ce projet de loi est destiné à contourner la décision du Conseil constitutionnel du 21 février 2008, qui avait censuré sur deux points importants la loi relative à la rétention de sûreté. Cette censure était fondée notamment sur le principe de non-rétroactivité de la loi pénale.
Suivant sa logique habituelle de communication politique, le Président de la République avait chargé le Premier président de la Cour de cassation de faire des propositions destinées à rendre plus immédiates la rétention de sûreté. Le rapport de M. Lamanda a donné lieu à un projet déposé par votre prédécesseure en novembre 2008. Ce projet de rectification de la loi de rétention de sûreté, que M. Garraud, notre rapporteur, a eu tout le temps de peaufiner, arrive un an plus tard en discussion à l'Assemblée en procédure dite accélérée, c'est-à-dire en urgence. Comprenne qui pourra cette urgence, et je ne me moque pas du travail de M. Garraud dont la compétence et la courtoisie sont reconnues par tous, en particulier par ceux qui ne partagent pas ses options. Néanmoins, il a eu le temps durant un an de réfléchir, d'auditionner, de relire ses rapports antérieurs.
Un mois avant l'ouverture du procès aux assises de Francis Evrard, le viol et le meurtre d'une femme en forêt de Rambouillet, commis par un récidiviste, donnait enfin l'occasion au Président de la République de brandir un thème qui lui est cher : la répression des crimes commis par des récidivistes, en particulier les crimes à connotation sexuelle. Le texte, oublié depuis un an, est ressorti, en urgence, dans un climat de surenchère. Madame la garde des sceaux, vous êtes contrainte, comme après chaque fait divers, d'assurer à l'opinion que tout sera mis en oeuvre pour que ces crimes n'arrivent plus jamais.
Hélas, malgré la succession de textes, ces crimes se reproduisent avec les mêmes types de criminels, les mêmes circonstances, contre les mêmes victimes, c'est-à-dire les plus fragiles, les plus naïves, celles qui ne peuvent se défendre – les enfants, les femmes, les personnes âgées. Nous partageons tous le désarroi des victimes, de leurs familles et de tous ceux qui ont eu à connaître ces meurtres épouvantables. Pour autant, les députés socialistes, radicaux de gauche et citoyens s'opposeront résolument à ce projet de loi pour trois raisons majeures : premièrement, cette loi de circonstance repose sur des fondements théoriques faux ; deuxièmement, c'est une loi dangereuse pour les libertés de chacun ; troisièmement, c'est une loi inutile, car elle ne fait qu'ajouter et complexifier des dispositifs existants et qui ne sont pas complètement utilisés.
Premièrement, une loi de circonstance aux fondements théoriques faux. Ce texte s'appuie sur la rétention de sûreté, dispositif récent que nous avons combattu parce qu'il découple la sanction de l'infraction, ce qui est un grave retour en arrière. Par ce biais, on assiste à une remise en cause des progrès accomplis depuis l'apparition des médicaments neuroleptiques et de la psychothérapie : on est loin de la psychiatrie d'enfermement de la première moitié du XXe siècle.
Par ailleurs, ce texte repose sur l'idée que l'on peut mesurer précisément la dangerosité d'un individu, ce qui est en réalité impossible. Actuellement, le risque de récidive peut être évalué par intuition, par expérience mais il est impossible d'évaluer scientifiquement la dangerosité.
Ah, cette fameuse dangerosité ! Concept flou, notion peu conforme au principe de légalité et très subjective, comme l'ont souligné les rares experts français en psychiatrie criminelle et légale. Le monde anglo-saxon l'a d'ailleurs abandonnée au profit du concept de « risque de violence » fondé sur une analyse statistique.
L'aboutissement de cette logique est l'élimination sociale de la personne potentiellement dangereuse, c'est-à-dire du criminel potentiellement récidiviste. Élimination sociale, bien entendu, car l'élimination physique a été heureusement abolie en 1981.
Ainsi, est apparu le mécanisme de la rétention de sûreté, « peine infinie » tout à fait contraire à nos principes fondamentaux d'individualisation de la peine et qui, surtout, s'applique à des faits non encore commis. Et voici que votre projet de loi, malgré la censure du Conseil constitutionnel, s'apprête à faciliter le placement en rétention de sûreté de toute personne mise sous surveillance de sûreté dès lors qu'elle ne respecte pas ses obligations.
C'est ainsi que vous contournez la double interdiction du Conseil constitutionnel : celle qui concerne la non-rétroactivité de la rétention de sûreté et celle de l'obligation pour la rétention de sûreté d'être l'ultime recours. Vous faites l'économie de la réflexion sur les soins qui peuvent – ou pourraient – être apportés, y compris en prison, dans le cadre de la peine et sur les modalités mêmes du suivi socio-judiciaire.
Récemment, le commissaire aux droits de l'homme au Conseil de l'Europe a mis en garde les autorités françaises vis-à-vis d'un dispositif qui laisse une place importante à l'arbitraire, notamment dans la détermination de la dangerosité.
Deuxièmement, c'est une loi dangereuse pour les libertés fondamentales de chacun. J'entends le démontrer article par article.
Loi dangereuse parce que, à l'article 1er A, elle étend le champ de la surveillance et de la rétention de sûreté, parce que dans son nouvel article 1er bis, elle fait passer la durée de la surveillance de sûreté de un an à deux ans, parce que dans l'article 2 bis, elle introduit une voie nouvelle de passage de la surveillance à la rétention de sûreté en faisant fi de la réserve d'interprétation du Conseil constitutionnel du 21 février 2008, qui n'avait accepté le recours à la rétention de sûreté qu'à la condition de prouver que la personne condamnée avait pu bénéficier pendant l'exécution de sa peine d'une prise en charge et de soins adaptés aux troubles de la personnalité – c'est une sorte de court-circuit qui permet d'arriver plus vite à la rétention de sûreté.
Loi dangereuse encore, car elle banalise de façon préoccupante la rétention de sûreté dans l'article 4, qui abaisse de quinze à dix ans le seuil de peine permettant le placement sous surveillance de sûreté à l'issue d'une période de surveillance judiciaire d'une personne qui présente, comme l'écrit M. Garraud, une dangerosité reconnue. On retombe sur cette « dangerosité ». Mais quelle est-elle et comment la définit-on ? On ne sait pas !
Comment ne pas reprendre ce que disait la précédente garde des sceaux devant la commission des lois de l'Assemblée nationale, le 11 décembre 2007 ? « Certains considèrent que le champ d'application du projet de loi est trop restreint, mais il faut avoir conscience qu'il s'agit d'un dispositif totalement nouveau, qui prévoit une mesure extrême qui va priver quelqu'un de sa liberté après sa peine, peut-être même de façon indéfinie. Le dispositif ne peut donc s'appliquer qu'aux atteintes les plus graves. S'il était trop large, il encourrait la censure du Conseil constitutionnel. »
En abaissant ainsi le seuil de la peine, on abaisse de fait le seuil à partir duquel la rétention de sûreté peut être prononcée, heurtant en cela la décision du Conseil constitutionnel, qui précise que la mesure de rétention de sûreté n'est acceptable, au regard du principe de nécessité que – selon le considérant n° 15 – « eu égard à l'extrême gravité des crimes visés et à l'importance de la peine prononcée par la cour d'assises », la peine de quinze ans étant expressément visée. Or vous en êtes aujourd'hui à dix ans !
Ce texte est dangereux pour les libertés, parce que l'article 5 ter introduit le caractère obligatoire du traitement médicamenteux anti-libido, la fameuse castration chimique. Certes, madame la garde des sceaux, vous avez abandonné l'idée selon laquelle ce traitement pourrait être administré de force. Pour autant, ne jouez pas sur les mots, chers collègues de la majorité : la perspective, pour une personne, d'être privée de sa liberté en cas de refus de traitement pose tout de même très largement la question de la liberté de choix.
Ce texte est dangereux, enfin, pour les libertés publiques. À cet égard, nous sommes extrêmement critiques sur l'article 5 bis, qui tend à créer un répertoire des données à caractère personnel collectées dans le cadre des procédures judiciaires. Même si l'objectif peut apparaître louable, puisqu'il s'agit, vous l'avez dit, de mutualiser les informations concernant la santé et la personnalité d'une personne « poursuivie ou condamnée », la constitution de ce répertoire pose néanmoins de multiples problèmes. Le texte manque de clarté. Ce répertoire – ou plutôt ce fichier – n'est-il alimenté que pour une procédure en cours, ou bien reste-t-il consultable pour l'ensemble des procédures ? De façon générale, il ne paraît pas correspondre aux exigences du Conseil constitutionnel. Vous le savez, celui-ci rappelle toujours que la prévention des infractions et la liberté individuelle sont deux objectifs de valeur constitutionnelle qui doivent se combiner.
Le Conseil avait ainsi validé le fichier des délinquants sexuels en se fondant sur ce principe. En revanche, il avait censuré, dans les considérants 28 à 31 de la décision de février 2008, l'inscription des décisions d'irresponsabilité pénale dans le casier judiciaire en indiquant que cette inscription portait atteinte à la vie privée et ne répondait pas aux finalités du casier judiciaire.
Techniquement, les données du répertoire sont couvertes par le secret de l'enquête et de l'instruction, qui, je crois, existe toujours pour l'instant, madame la ministre. La centralisation et l'accès autorisé à d'autres personnes que les magistrats saisis du dossier porterait atteinte à ce secret, ainsi qu'au secret médical.
Je crois que les objectifs poursuivis de mutualisation, qui sont louables, pourraient être atteints autrement. Ainsi, ce nouveau fichier semble faire double emploi avec celui qui a été créé par le récent décret n° 2008-1129 du 4 novembre 2008, pris en application de la loi relative à la rétention de sûreté, qui prévoit déjà la constitution d'un dossier individuel dans lequel doivent être centralisés tous les documents utiles. Il s'agit là d'une redondance dangereuse pour les libertés.
Ce texte ne prévoit aucune des sécurités exigibles en matière de fichiers portant sur des données sensibles et le législateur ne saurait se défausser trop largement sur un décret en Conseil d'État qu'il ne prend pas suffisamment la peine d'encadrer. Nous reviendrons sur ce point plus en détail lors de l'examen de cet article.
En outre, la faisabilité juridique du répertoire n'est pas démontrée, monsieur Garraud, la Commission nationale de l'informatique et des libertés n'ayant pas été consultée préalablement. Quant à sa faisabilité financière, madame la ministre, elle est loin d'être acquise. J'ai cru comprendre que le budget de la justice pour 2010, que nous avons voté il y a quelques jours, ne prévoyait aucun crédit particulier !
Ce projet est dangereux,…