Je sais gré à Manuel Valls de s'attaquer à ce sujet qui, effectivement, n'est pas tabou. Nous avions d'ailleurs prouvé antérieurement que nous pouvions l'aborder sereinement, en particulier dans le cadre de la mission d'information sur la fin de vie. Il dépasse tous les clivages : entre la droite et la gauche, entre les croyants et ceux pour qui le ciel est vide, comme entre ceux qui souhaitent une loi et ceux qui la refusent.
La mort est une expérience impossible que nous ne vivons, de manière douloureuse ou apaisée, qu'au travers de celle de nos proches. Ainsi, au plus profond de notre intimité, nous portons l'idée que nous pourrions mourir ainsi ou, au contraire, que nous ne voudrions pas mourir de cette façon. Cette réaction procède de trois peurs : de la peur légitime de mourir, l'homme étant le seul « animal » à savoir qu'il va mourir ; de la peur de souffrir – et nous savons qu'il y a encore peu de temps, dans ce pays, on pouvait malheureusement mourir dans d'atroces souffrances ; et d'une peur nouvelle, celle de la déchéance, c'est-à-dire la peur de mourir en offrant aux autres une image de soi dégradée, par rapport à la représentation que nous avons de nous-mêmes et que, probablement, la société nous impose.
J'ai lu avec intérêt cette proposition de loi et j'ai trouvé dans le propos de Manuel Valls des éléments fertiles, qu'on pourrait résumer par le doute. Parlant de la mort, celui qui dit « je sais » se trompe, et celui qui dit « je ne sais pas » a compris – quelle que soit la conclusion à laquelle il arrive – la complexité et le caractère personnel de la mort et aborde donc ce sujet avec humilité et modestie.
Je crois utile de rappeler l'apport de la loi existante.
Non seulement cette loi s'oppose à l'acharnement thérapeutique, mais elle permet aussi au malade de dire « non » à un traitement ou à des examens qu'il ne souhaite pas, et d'exiger des soins susceptibles d'apaiser ses douleurs ou ses souffrances. La demande de mort en fin de vie, en particulier en phase terminale, est motivée par deux grandes causes : l'abandon ou la solitude d'une part, et la souffrance physique et morale d'autre part – la souffrance physique, plus encore que la souffrance morale, déstructurant complètement l'individu au point d'altérer profondément sa lucidité. Qui n'a pas un jour, à cause de douleurs insuffisamment calmées, souhaité disparaître plutôt que de continuer à les subir jusqu'à la mort ? Ainsi, la loi impose au médecin de supprimer la souffrance du malade en phase terminale, même au prix d'abréger sa vie. Le double effet y est instauré, car la qualité de la fin de vie primant sur la durée de la vie, ce ne sont pas les doses utilisées qui sont prises en compte, mais la souffrance exprimée par le malade, physique ou morale, qui impose au médecin de répondre à sa demande.
En outre, les traitements peuvent être arrêtés, mais jamais les soins – les Anglo-saxons ont pour cela deux mots de sonorité voisine, cure, soigner, et care, prendre soin. C'est un dispositif « à la carte », et non pas un système paternaliste dans lequel le médecin pourrait dire : « Si je ne vous soigne pas comme je le veux, alors je ne vous soigne plus ». La loi impose au médecin d'accepter le refus de traitement et de soulager le patient, en vertu d'un principe de solidarité que nous, Français, appelons la fraternité – nous savons, malheureusement, que cela ne s'est pas toujours traduit dans les faits.
Car, c'est vrai, la loi est mal appliquée, mal connue. Très consensuelle en apparence, elle n'en bouleverse pas moins certains rapports humains, en particulier entre le soignant et le soigné. D'un système dans lequel le puissant, bien portant et sachant, imposait au mourant et au souffrant ses décisions, on est passé à un système où le patient en fin de vie reprend le dessus : la relation verticale, dans laquelle le patient s'entendait dire : « Je sais, je soigne et vous subissez », fait place à une relation beaucoup plus « horizontale ».
Après ma cent dixième réunion sur ce thème en France, j'ai le sentiment que la mentalité médicale, aussi bien que celle de nos concitoyens, ont beaucoup évolué. Les principes de non-abandon et de non-souffrance instaurés dans la loi s'imposent petit à petit et règlent donc assez bien, à mon sens, le problème de la phase terminale : plus aucun médecin n'a peur d'être envoyé en prison pour avoir utilisé des morphines à doses élevées, non plus qu'aucun réanimateur pour avoir arrêté un respirateur. En protégeant les médecins dont les pratiques sont conformes à leur déontologie d'accompagnement jusqu'au bout, mais sans acharnement thérapeutique, la loi permet au malade de partir de manière beaucoup plus sereine et apaisée.
En revanche, la situation n'est pas tout à fait la même lorsque la mort est éloignée, ou supposée l'être. Vincent Humbert n'était pas proche de la mort, Chantal Sébire était à des semaines, peut-être à des mois de la mort, de même que ce jeune homme paralysé des membres inférieurs qui s'est donné la mort après avoir écrit au Président de la République. Eux disaient, non pas « Je souffre trop, achevez-moi », mais « La vie que je mène ne mérite pas d'être vécue et je vous demande d'y mettre fin », renvoyant à un autre problème de société, celui du suicide assisté. À cet égard, la législation belge a évolué, partant d'une vision euthanasique pour s'orienter vers une législation du suicide assisté, se rapprochant ainsi de la législation suisse.
Or, au nom de la liberté et de l'autonomie, faut-il accepter un droit à la mort équivalent à un droit à la vie ? Face à cette vraie question, je n'ai pas de solution. La dignité étant le propre de l'homme et ne pouvant pas être évaluée, peut-on donner la mort à une personne lucide qui la demande ? Cette interrogation heurte certaines de nos valeurs. Doit-on réanimer, à son arrivée à l'hôpital, l'auteur d'une tentative de suicide, ou doit-on faire preuve de compassion et accepter son acte ? Certes, il y a eu le suicide stoïcien, mais Sénèque s'est donné la mort alors que les prétoriens attendaient pour achever le travail… Je me demande donc s'il faut vraiment considérer le suicide comme une liberté. Ce peut être le cas sur le papier, mais, en tant que législateurs, devons-nous considérer le nombre de suicides en France comme un marqueur de liberté ou comme un marqueur de souffrance, et devons-nous lutter contre la liberté ou contre la souffrance ? Doit-on tuer une personne qui souffre pour qu'elle ne souffre pas ? Doit-on s'orienter vers un modèle, ô combien individualiste et – pardon de le dire – américanisé, dans lequel le leitmotiv « c'est mon choix » s'impose aux autres, alors que devrait seulement prévaloir la solidarité à l'égard des personnes en souffrance ?
Où en est cette question au niveau international ? Les Pays-Bas se font admonester pour leurs pratiques euthanasiques par le Comité des droits de l'homme de l'ONU. Les Belges ont avoué pratiquer le suicide assisté et des dizaines d'euthanasies sur des enfants. Les Suisses reviennent sur leur législation sur le suicide assisté, constatant qu'en s'en tenant aux seules liberté et volonté, ils « suicidaient » 30 % de gens qui n'étaient pas atteints de maladie grave et incurable, mais qui étaient simplement las de vivre.
Dans le film Soleil vert – que j'ai vu dans ma jeunesse et dont je prêterai volontiers le DVD à Manuel Valls –, les gens ayant « fini » leur vie sont considérés comme inutiles et par conséquent éliminés. Aujourd'hui, je crains que l'on ne nous impose, dans une « barbarie civilisée » comme le dit M. Edgar Morin, de mettre à l'écart ou d'éliminer tout ce qui ne correspond pas aux modèles de jeunesse, de force, de rentabilité, d'efficacité. La demande, que l'on accepterait, d'une personne exprimant sa lassitude de vivre en raison de son âge et de ses problèmes, ne serait-elle pas, en fait, la demande d'une société qui n'accepterait pas la vulnérabilité et placerait au dessus de tout l'autonomie ? Ce serait contraire, non pas à une vision religieuse – ou non religieuse –, mais à une certaine idée que nous avons tous de l'homme et de la civilisation. De sa naissance jusqu'à sa mort, l'homme est digne par définition, et sa demande de mort doit lui être refusée, car la société doit supprimer les causes de cette demande, non l'individu qui en est l'auteur.
Telle est ma position, au terme du cheminement complexe effectué avec mes collègues Gaëtan Gorce, Michel Vaxès, Olivier Jardé et tant d'autres. Plus nous avançons, moins nous savons les choses et, paradoxalement, plus nous comprenons les autres, plus nous acceptons la complexité et moins nous souhaitons légiférer, car nous devons défendre un projet collectif pour notre société, et non un projet qui soit la somme de choix individuels. Avec toute l'estime que j'ai pour Manuel Valls, je pense que sa proposition de loi pourrait, dans des situations économiques tendues ou en des périodes où domine le souci de rentabilité, mettre en cause l'humain dans ce qu'il a de plus intime et de plus précieux : sa vulnérabilité.