Depuis les élections de 2007, je me consacre à la présidence d'UNITAID, mission pour laquelle le Secrétaire général des Nations Unies m'a nommé Secrétaire général adjoint et conseiller spécial, à titre bénévole – et je me suis remis à l'enseignement de la médecine pour gagner ma vie.
A mes yeux, le sujet n'est pas humanitaire ou sanitaire, mais politique. En effet, si la médecine est très développée dans les pays du Nord, aussi bien sur le plan curatif que sur le plan préventif, les malades sont au Sud. Et si les fonds consacrés à la santé étaient équitablement répartis sur la planète, nous ne connaîtrions pas les épidémies et endémies actuelles, ni une telle mortalité infantile et maternelle. Aujourd'hui, 95 % des dépenses de santé sont réalisées dans les pays du Nord.
Sous l'impulsion de Kofi Annan, les Nations Unies ont adopté en 2000 huit « objectifs du millénaire pour le développement » : diminuer l'extrême pauvreté de moitié d'ici à 2015 ; assurer l'éducation primaire pour tous ; promouvoir l'égalité des sexes et l'autonomisation des femmes ; réduire la mortalité infantile, qui est l'indicateur de santé le plus probant dont nous disposons ; améliorer la santé maternelle ; combattre le sida, le paludisme et d'autres maladies ; garantir un environnement durable, sujet qui fera l'objet du prochain sommet de Copenhague ; mettre en place un partenariat mondial pour le développement.
S'agissant de la mortalité infantile, nous sommes passés d'un taux de 106 à 83 pour mille naissances, ce qui constitue un net progrès, même s'il est insuffisant. La santé maternelle, en revanche, ne s'est pas améliorée depuis 2000, et c'est le seul objectif du millénaire pour lequel la situation a même tendance à s'aggraver : plus de 500 000 femmes meurent encore, chaque année, à l'issue d'une grossesse, soit une femme sur seize en Afrique subsaharienne, contre une sur 3800 dans les pays développés. Enfin, le nombre de personnes mortes du sida dans le monde a atteint 2,9 millions en 2006, et en 2005 plus de 15 millions d'enfants avaient perdu au moins un de leurs parents à cause de cette infection.
Pour atteindre les objectifs du millénaire, il faut 150 milliards de dollars par an. Or actuellement seuls 116 milliards sont disponibles. Il faut donc trouver le reste…
Sans doute faudrait-il accroître l'aide publique au développement, mais il y a dans nos pays une limite à l'augmentation des impôts. D'où l'idée, en 2004, des présidents brésilien, chilien et français, MM. Lula, Lagos et Chirac, de développer des financements « innovants » pour le développement. Initialement marginal, à l'instar du micro-crédit il y a quinze ans, ce concept est en train de devenir un outil essentiel dans la constitution d'une nouvelle architecture mondiale.
Les pays les plus pauvres sont touchés de plein fouet par la crise : depuis 2005, l'aide publique au développement a diminué de 7 % ; l'investissement, notamment celui des acteurs du secteur privé, a également chuté, de même que le prix des matières premières. C'est dans ces pays que la crise produit un véritable tremblement de terre. Et l'on voit la mortalité infantile exploser dans 16 pays, dont 14 en Afrique, sans que les journaux y consacrent une ligne.
Le fossé entre les pays riches et les pays pauvres continue donc à se creuser. Il est vrai que certains pays émergents, tels le Brésil, l'Inde ou la Chine, sont en bonne voie, mais d'autres, notamment en Afrique subsaharienne et en Asie, sont en train de s'effondrer. Selon la Banque mondiale, la crise devrait causer la mort de 200 000, voire 400 000 enfants de plus par an, soit entre 1,4 et 2,8 millions d'enfants d'ici à 2015.
A l'aide publique au développement s'ajoutent, depuis quelques années, de nouveaux moyens, comme ceux de fondations privées, en particulier la fondation Bill et Melinda Gates. Mais il manque encore environ 40 milliards de dollars. C'est pourquoi nous recherchons des « financements innovants », présentant l'intérêt de ne pas être votés pour une seule année, mais d'être pérennes, donc prévisibles. De tels financements ont pour vocation d'être « additionnels », et n'ont pas, par définition, vocation à se substituer à l'aide publique au développement : celle-ci ne doit pas diminuer au motif qu'UNITAID existe, car alors il n'y aurait plus de solution.
La France est le premier pays à avoir instauré une taxe de solidarité sur les billets d'avion, le 1er juillet 2006, à la suite de la conférence internationale de Paris. UNITAID a ensuite été officiellement lancée le 19 septembre 2006 à New York, en présence du président de l'Union africaine, par les cinq pays fondateurs – Brésil, Chili, Royaume-Uni, Norvège et France. Chez nous, pour les vols nationaux ou en Europe, la contribution s'élève à 1 euro en classe économique et à 10 euros en classe affaires et en première classe, et pour les vols internationaux, à 4 et 40 euros. Je rappelle que 1 euro permet de financer des traitements antipaludéens pour deux enfants pendant un an, et 40 euros un traitement pour un enfant séropositif pendant un an.
En trois ans, nous avons réuni 1,2 milliard de dollars, dont 70% grâce à la taxe sur les billets d'avion, qui rapporte 370 millions par an. Contrairement à ce que certains prétendaient, cette taxe n'a pas « tué » le secteur des transports aériens – qui a continué à se développer, exception faite de cette année en raison de la crise, laquelle a produit partout ses effets sur le fret aérien. En effet, puisqu'à l'intérieur d'un pays qui a mis en place le système, toute personne achetant un billet d'avion paie la taxe, il n'y a pas de distorsion entre les compagnies.
A ce jour, 34 pays ont décidé de mettre en place une taxe sur les billets d'avion, déjà en vigueur dans seize d'entre eux. Le Parlement du Maroc devrait l'adopter dans quelques jours, après Chypre et le Portugal très récemment. Nous avons de bonnes raisons d'espérer que la Russie va suivre avant la fin de l'année. Au Japon, une commission s'est prononcée à l'unanimité, juste avant les dernières élections, en faveur d'une taxe de deux dollars – un dollar pour l'environnement, l'autre pour UNITAID.
Nous avons décidé au départ de consacrer l'argent d'UNITAID à la lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose, en nous fixant pour objectif l'accès aux médicaments et les tests diagnostiques. Comme nous pouvons nous engager à payer aux laboratoires pharmaceutiques des sommes importantes pendant plusieurs années, nous obtenons des baisses du prix des médicaments substantielles. A ce jour, nous participons à la lutte contre le paludisme dans 29 pays, à la lutte contre le sida dans 49 pays, et la lutte contre la tuberculose dans 72 pays ; concernant le sida, ayant obtenu une baisse de 50 % du prix des médicaments, nous parvenons, avec la même somme d'argent, à soigner deux fois plus de patients.
Je précise qu'UNITAID n'intervient pas sur le terrain, où il y a déjà beaucoup d'acteurs et où il y a plutôt besoin de coordination. Nous faisons du fundraising et notre secrétariat, dirigé par Philippe Duneton et Jorge Bermudez, ici présents, est en discussion permanente avec nos partenaires ; chaque année, seize experts en santé publique dans le monde nous donnent leur avis sur les programmes à soutenir. Ensuite, bien sûr, nous surveillons l'utilisation de l'argent et les résultats obtenus.
Je voudrais insister tout particulièrement sur le cas des enfants atteints du sida. La situation actuelle illustre les limites du capitalisme, lequel ne fonctionne que s'il y a des vendeurs et des acheteurs. Dans les pays du Sud, on n'a pas d'argent pour acheter des médicaments ; et dans les pays du Nord, il y a très peu d'enfants atteints du sida car les femmes enceintes séropositives bénéficient de trithérapies permettant d'éviter la contamination des nouveau-nés. De ce fait, les laboratoires pharmaceutiques n'ont pas développé de formes pédiatriques de traitement du sida. Or, malheureusement, 2 400enfants contaminés naissent chaque jour dans les pays pauvres.
Il est trop facile de pointer du doigt les entreprises pharmaceutiques : il revient aux responsables politiques de décider ce qu'il faut faire. Pour notre part, nous avons décidé de financer la recherche pour produire et mettre à disposition des traitements pédiatriques contre le sida. Nous avons travaillé sur ce sujet avec la fondation Clinton (CHAI) ; aujourd'hui, les trois quarts des enfants bénéficiant d'un traitement – ils sont encore trop peu nombreux à être dans ce cas – le sont grâce à cette collaboration entre UNITAID et la CHAI. Un autre programme, cette fois mené avec l'UNICEF, vise à lutter contre la transmission du sida de la mère à l'enfant.
S'agissant de la tuberculose, nous avons décidé de constituer des stocks d'urgence de médicaments et de financer la diffusion d'un nouveau test permettant de réduire à deux jours le délai de diagnostic. Notre action en faveur des enfants atteints du VIH contribue également à la lutte contre la tuberculose, le sida exposant à un risque accru d'infections, comme notamment la tuberculose.
Nous pouvons également être fiers de notre action contre le paludisme, affection qu'il serait aujourd'hui possible d'éradiquer grâce à un nouveau médicament, l'artémisine, et à l'utilisation de moustiquaires imprégnées d'insecticide. L'UNITAID a décidé de financer plus des trois quarts du programme mis au point sur ce thème par le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, et nous avons récemment engagé 109 millions de dollars pour l'achat et la distribution, d'ici à 2010, de 20 millions de moustiquaires imprégnées. Je rappelle qu'aujourd'hui dans le monde, un enfant meurt du paludisme toutes les trente secondes.
Nous n'agissons, bien sûr, qu'en accord avec les gouvernements des pays concernés par nos programmes, mais nos financements ne leur sont pas destinés : ils vont à des partenaires tels que l'OMS, structure au sein de laquelle UNITAID est abritée, ou encore l'UNICEF.
J'en viens à notre gouvernance : UNITAID est dirigée par un conseil d'administration et s'appuie sur un secrétariat. Le conseil d'administration, que je préside, est composé des représentants des cinq pays fondateurs, le Brésil, le Chili, la Norvège, le Royaume-Uni et la France – en la personne de Patrice Debré, ambassadeur de France chargé de la lutte contre le VIHsida et les maladies transmissibles –, auxquels s'ajoutent un représentant de l'Union africaine, un représentant des pays asiatiques – qui est de Corée du Sud –, un représentant de l'OMS, un représentant des fondations – en l'occurrence, un cadre dirigeant de la fondation Bill et Melinda Gates – ainsi qu'un représentant des ONG et un représentant des communautés de patients.
Les Etats-Unis étant très réfractaires à l'idée même d'une contribution obligatoire de solidarité, nous avons repris une suggestion très pertinente du PDG de Voyageurs du Monde, Jean-François Rial, à qui je veux rendre hommage : l'instauration d'une contribution volontaire.
C'est techniquement possible parce que le marché des billets d'avion est très concentré. Sur les 2,5 milliards de billets d'avion vendus chaque année dans le monde, deux milliards passent par internet, soit directement, soit par l'intermédiaire d'une agence de voyages ou d'une compagnie aérienne ; et trois compagnies privées se partagent ce gâteau : une société européenne, AMADEUS, une société américaine, Sabre, ainsi qu'une société anglo-américaine, Travelport. Leurs dirigeants ont accepté de proposer à leurs clients une contribution volontaire de deux dollars à UNITAID pour chaque billet d'avion acheté – il suffit d'un clic pour cela.
Il s'agit de la première contribution de solidarité volontaire, de nature citoyenne et mondiale, jamais instaurée. Elle a été officiellement lancée, le 23 septembre dernier, à l'ONU en présence de représentants d'une quarantaine d'Etats. Selon une étude financée par la fondation Gates et réalisée par le cabinet McKinsey, les fonds collectés de cette façon pourraient atteindre entre 500 millions et un milliard de dollars dans cinq ans. Il sera d'autant plus facile de généraliser cette contribution que la vente des billets d'avion est très concentrée : les États-Unis – 770 millions de billets par an – la Chine – 200 millions, le Royaume-Uni, l'Allemagne et le Japon totalisent plus de 55 % du marché mondial.
Mais tout cela ne suffit pas, et les choses bougent sur le plan politique, comme en témoigne la déclaration faite par le président Barack Obama et le vice-président Joe Biden il y a quelques semaines. La prochaine étape est celle de l'ouverture des brevets qui constitue une question essentielle. A cet égard, je peux vous annoncer qu'UNITAID va proposer très prochainement de constituer une première « communauté de brevets » concernant la tuberculose, le paludisme et le sida à la seule destination des pays pauvres.