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Intervention de Jean-Jacques Urvoas

Réunion du 14 septembre 2009 à 15h00
Application de l'article 61-1 de la constitution — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Jacques Urvoas :

Je voudrais d'abord, pour une fois, me féliciter des conditions dans lesquelles ce texte vient en séance publique.

Le projet ayant été adopté par le conseil des ministres le 8 avril 2009 et mis à notre disposition dès le 15 avril, nous avons disposé de six mois pour travailler.

Qu'il est agréable de ne pas subir la pression de l'urgence et de pouvoir étudier le fond d'un dossier !

De surcroît, les auditions ayant été organisées suffisamment tôt avant la fin de la session ordinaire et la ministre entendue le 3 septembre, tous ceux qui voulaient se pencher sur cette délicate question ont eu le loisir de le faire.

C'est vrai, le sujet le méritait car il touche à la racine même de la chose juridictionnelle et porte des changements radicaux dans au moins deux dimensions, la logique organique du filtre et la logique procédurale du procès constitutionnel.

Le professeur Dominique Rousseau en a même déduit que cette réforme pourrait conduire à un « big bang » juridictionnel. Nous sommes bien loin du jugement du doyen Vedel pour qui, mais c'était en 1990, cette question, sans être un gadget, n'en était pas pour autant révolutionnaire.

En effet, alors que les juridictions ordinaires se refusaient à contrôler la constitutionnalité des lois, elles y sont désormais invitées par le mécanisme du filtre.

C'est par ce premier point que je voudrais débuter.

Dès lors que le justiciable n'a pas un accès direct au Conseil, la décision des juges ordinaires est la première pierre du nouvel édifice contentieux.

De ce fait, elle devient le moment où commence le contrôle de constitutionnalité.

De quelque manière que le filtrage soit présenté, deux opérations au moins conduisent nécessairement les juges à procéder à un premier examen de la constitutionnalité de la disposition discutée.

Certes, cet examen est incomplet, ou sommaire, mais il est néanmoins un examen de la constitutionnalité de la loi, pour lequel les juges judiciaires et administratifs se déclaraient jusqu'à présent régulièrement incompétents.

Ainsi, pour décider si la question soulevée n'a pas déjà reçu une réponse du Conseil constitutionnel par la voie du contrôle a priori, les juges devront étudier sa jurisprudence.

Dans l'hypothèse d'une contestation portant sur une même disposition, ils devront comparer si les arguments des requérants a posteriori sont identiques à ceux qu'avaient développé les requérant a priori...

En d'autres termes, il reviendra au juge ordinaire de déterminer les questions nouvelles de constitutionnalité.

Plus encore, pour décider si la contestation est manifestement fondée ou présente une difficulté sérieuse, les juges devront se livrer à une analyse de constitutionnalité, car le filtre n'est rien d'autre que cela.

Certes, la réforme ne cherche pas à ce qu'ils opèrent eux-mêmes le contrôle de constitutionnalité, sinon elle aurait mis en oeuvre un contrôle diffus, mais, et c'est là un point essentiel, les juges ne sont pas une simple boîte de transmission mais une instance où se forge un débat contradictoire.

Bien sûr, la sanction ne leur appartient pas.

Le contrôle de constitutionnalité proprement dit reste de la seule compétence du Conseil.

Mais un premier jugement de constitutionnalité aura été porté, déterminant, par ricochet, des changements profonds dans le comportement juridictionnel.

Pour cette raison avons-nous déposé un amendement qui vise à prévoir que les juges du fond se contentent d'une motivation « sommaire » plutôt que la « motivation détaillée » prévue par le texte.

Ainsi, parce qu'il est exercé successivement par le juge de base et par sa cour suprême, le filtrage de constitutionnalité est de nature à modifier les relations internes à chaque ordre juridictionnel.

Les divergences éventuelles de jurisprudence prendront une signification et une portée originale par l'enjeu qu'elles mettront en scène.

Un cas intéressant pourrait être celui où une cour suprême renvoie au Conseil une question prioritaire mais sur une argumentation distincte de celle utilisée par les juges du fond etou sur une disposition législative différente.

Sans doute le projet prévoit-il deux filtres, mais les nuances ne trompent personne: elles expriment seulement le souhait légitime de ménager les susceptibilités juridictionnelles.

Certes, Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État, lors de son audition par notre commission en mai 2008, affirmait que « le filtre n'est pas un verrou ».

Pour autant, qui peut imaginer que le Conseil d'État et la Cour de cassation ne se bornent qu'à servir de courroie de transmission entre les juges du fond et le Conseil constitutionnel ?

Sans avoir une vision pessimiste qui pourrait conduire à une « guerre des juges », les illustrations du droit comparé démontrent plutôt la nocivité du filtrage par les juridictions suprêmes.

En l'espèce, le rôle qui leur est ici confié ouvre, comme l'écrit le professeur Bastien François, un risque d'arbitraire d'autant plus grave que leurs décisions ne sont susceptibles d'aucun recours.

Le filtrage a donc potentiellement des effets perturbateurs au sein de chaque ordre juridictionnel, effets qui se prolongent sur les relations avec le Conseil.

Aujourd'hui, les rapports entre le Conseil constitutionnel, le Conseil d'État et la Cour de cassation sont fondés sur la bonne entente.

Demain, avec le filtre, il y aura un lien organique entre les trois institutions.

D'un coté, la Cour de cassation et le Conseil d'État sont en position de force puisque le développement du contrôle de constitutionnalité a posteriori dépend de l'usage qu'elles feront du filtre et donc du nombre de questions prioritaires qu'elles accepteront de transmettre au Conseil constitutionnel.

Mais, de l'autre, une fois la question envoyée, la Cour de cassation et le Conseil d'État sont dans un position délicate puisque leur décision n'est pas souveraine mais soumise au contrôle du Conseil constitutionnel, lequel apparaîtra toujours comme le résultat d'un contrôle sur l'appréciation de constitutionnalité portée par les cours saisissantes...

Pour cette raison, nous avons proposé en commission un amendement qui vise à atténuer le rôle des cours suprêmes.

Je regrette, à la réflexion, que le constituant n'ait pas retenu des suggestions qui m'apparaissent aujourd'hui plus pertinentes qu'au moment où nous les avons écartées.

Je pense à celle, avancée par le professeur Bertrand Mathieu au sein du comité Balladur, de créer, au sein du Conseil constitutionnel, une chambre des requêtes qui aurait assuré la fonction de filtre. Malheureusement, le texte de la Constitution est ainsi fait que nous ne pouvons plus y revenir.

La question prioritaire, et c'est mon second point, a aussi des conséquences pour le Conseil constitutionnel lui-même.

Avec le contrôle a priori, le contentieux de constitutionnalité était encastré dans la procédure d'élaboration de la loi. L'on a même pu parler du Conseil comme d'une « troisième chambre ».

Avec le contrôle a posteriori, le conseil constitutionnel s'enchâsse dans le contentieux général.

Lui qui n'avait pas une nature juridique très définie – le général de Gaulle n'avait pas voulu en faire un tribunal, il n'a d'ailleurs pas l'appellation de « cour » dans la Constitution et vous ne trouverez pas dans les articles de la Constitution de terme désignant les membres du Conseil constitutionnel comme des juges constitutionnels – devient aujourd'hui un tribunal.

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