C'est tellement vrai que les États-Unis ont entamé un vaste mouvement de réflexion visant à replacer la resocialisation au coeur de leur système pénitentiaire. Je vous invite, mes chers collègues, à vous y intéresser.
La Commission nationale consultative des droits de l'homme ne s'y est d'ailleurs pas trompée. Dans son avis du 8 novembre 2008, elle a exprimé sa ferme opposition à la légalisation d'un dispositif qui ne manquerait pas de « décupler les pouvoirs que détient l'administration sur l'individu incarcéré et d'accroître très nettement les risques d'arbitraire. »
De même, dans son mémorandum déposé à la suite de sa visite en France en mai 2008, le commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, M. Thomas Hammarberg, a fait savoir qu'il resterait vigilant afin que « la mise en place des régimes de détention différenciés ne soit pas légalisée ». Et comme si cela ne suffisait pas, le contrôleur général des lieux de privation de liberté, M. Jean-Marie Delarue, n'a pas non plus hésité, dans son premier rapport public, à évoquer ce système, qui relèverait, selon lui, « de la pure et simple ségrégation »…
Il va de soi que nous partageons pleinement ces réserves. Nous nous opposons à l'instauration de distinctions entre détenus sur la base de critères particulièrement subjectifs et qui dépendraient de l'appréciation souveraine de l'administration pénitentiaire.
Nous touchons là, au demeurant, au principal vice de conformation d'un texte qui, contrairement à vos affirmations, ne vient pas conforter les droits des détenus. En dépit des intentions affichées, il se traduirait au contraire, s'il était adopté, par des latitudes exorbitantes accordées au pouvoir réglementaires – latitudes déjà bien trop fortes. Y contribuent ces restrictions sans fin, laissées à l'appréciation de l'administration, des droits fondamentaux des détenus, au point de les vider pratiquement de leur substance.
En résumé, ce texte consacre le règne sans partage du « sauf si ». Dans le « droit du dehors » – celui sous lequel nous vivons – tout ce qui n'est pas explicitement défendu est autorisé. Dans le « droit du dedans » – celui de la prison – tout ce qui n'est pas explicitement prévu est interdit : on fait de la règle l'exception et de l'exception la règle. La lecture de ses quelque cent articles ne fait apparaître que restrictions résultant des contraintes inhérentes à la détention, réserves imposées par la sécurité et le bon ordre de l'établissement, que limites résultant de la nécessité de prévenir les infractions et de réinsérer le condamné, interdictions découlant des nécessités de l'information, prohibitions légitimées par la sauvegarde de l'ordre public… J'en ai dénombré pas moins d'une quinzaine, notamment dans le chapitre III consacré aux droits des détenus.
Eh bien, pour nous, un droit fondamental doit rester un droit fondamental en toutes circonstances, y compris en prison. Ce n'est pas une matière malléable à merci, soumise aux aléas du moment ou aux intérêts particuliers, aussi estimables soient-ils.
Tout en tenant naturellement compte des contraintes inhérentes au milieu carcéral, il me paraît dès lors contestable d'offrir la possibilité de restreindre ces droits sur une base éminemment incertaine. Notre déclaration des droits de l'homme conserverait-elle sa force et son prestige si son article Ier disposait que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits « sauf impératif spécialement motivé » ? (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC et sur quelques bancs du groupe GDR.)
Ce qui serait si choquant hors les murs de la prison est choquant dans les murs de la prison. Nous ne saurions accepter un projet de loi qui, en dernier ressort, ravale le détenu au rang de citoyen de seconde zone, voire de banni de l'intérieur.
Le recours abusif, dans ce projet de loi, aux décrets témoigne de cette même volonté, ainsi que l'a d'ailleurs souligné la CNCDH dans son avis du mois de décembre 2008. En l'occurrence, le texte adopté par la commission renvoie, renvoie, pour les modalités d'application, dans le seul chapitre III, à sept reprises à un décret en Conseil d'État, et à treize reprises à un décret simple ! J'en ai même trouvé un autre : dans l'exposé des motifs de l'amendement à l'article 49, que vous avez déposé, madame la garde des sceaux, en commission des lois, vous nous annoncez un décret qui n'est même pas dans le texte de l'amendement !
Vous en avez évidemment le droit : il n'y a pas là de problème juridique – quoique l'article 728 du code de procédure pénale dispose « qu'un décret détermine l'organisation et le régime intérieur des établissements pénitentiaires ». Vous avez donc déjà la possibilité de prendre ces décrets.
Constatons que l'autorité administrative, le plus souvent avec la bénédiction du pouvoir exécutif, a su tirer pleinement parti des potentialités de cette disposition introduite à la fin des années 1950, et qui lui octroie une marge de manoeuvre à peu près illimitée. C'est à elle que nous devons cette pléthore de dispositions réglementaires du code de procédure pénale, cette profusion de circulaires et de notes de service qui régissent aujourd'hui la situation juridique d'un détenu.
Il n'en reste pas moins que la simple lecture de la Constitution – ce qui, dans cet hémicycle, doit avoir quelque résonance – peut faire douter de la légitimité de cet article.
La Constitution française prévoit en effet, dans son article 34, qu'il revient à la loi, et à la loi seule, de fixer « les règles concernant les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques ».
On en vient dès lors à se demander si le respect de la hiérarchie des normes ne devrait pas, fort logiquement, nous conduire à rejeter un projet de loi qui maintient des pans entiers du droit dans le champ réglementaire alors même que sont constitutionnellement garantis les libertés et droits fondamentaux en découlant. Naturellement, poser une telle question, c'est déjà y répondre.
On notera d'ailleurs le récent revirement de la jurisprudence du Conseil d'État à ce propos. Après avoir longtemps admis la compétence du pouvoir réglementaire, celui-ci a en effet, dans quelques décisions récentes, exprimé le souhait d'en voir le champ d'application considérablement réduit. Je veux citer à l'appui de notre thèse les conclusions sur l'arrêt de la section du contentieux du Conseil d'État du 31 octobre 2008 : « Compte tenu de l'évolution du statut des détenus, nous n'excluons pas que l'article 728 du code de procédure pénale soit désormais entaché d'incompétence négative. »
De même, l'arrêt du Conseil d'État du 10 décembre 2008 dispose qu'il faut partir du principe qu'il en va de la libre disposition de leurs biens comme des autres droits et libertés fondamentaux des détenus. Autrement dit, sauf si la loi en dispose autrement, ceux-ci en jouissent comme toute autre personne, dans la seule limite des contraintes inhérentes à leur détention.
Peut-on dire que le texte qui nous est soumis confie bien au législateur une compétence exclusive pour fixer les restrictions apportées à l'exercice des droits et des libertés en milieu carcéral, renonçant donc au funeste usage de s'en remettre en la matière à l'administration pénitentiaire par l'entremise de décrets ou de circulaires ? Nous l'avons vu, la réponse à cette question est, hélas ! clairement négative.
Le rapport de l'Assemblée nationale, en 2000, sur les prisons justifiait le recours à une loi pénitentiaire par la nécessité de remédier au « nombre très important de contraintes, touchant à des libertés aussi essentielles que le droit à la vie privée ou le droit d'expression, [qui] sont régies – et ce n'est plus acceptable – par des dispositions réglementaires ou par la voie de circulaires ».
Cette loi pénitentiaire que vous nous proposez ne résoudra en rien ce problème capital qui avait été soulevé par les députés de 2000. Pire, elle accroîtra, dans des proportions redoutables, la place laissée à l'appréciation discrétionnaire au sein des établissements pénitentiaires.
Ce n'est pourtant l'intérêt de personne et principalement pas celui des victimes et de leur famille : qu'on le veuille ou non, il est dans la logique des choses que l'enfermement prenne fin un jour, que les détenus sortent. Or, nous le savons, un détenu libéré qui a perçu la prison non comme une école de la réinsertion mais comme un espace de relégation sociale soumis à l'arbitraire administratif est mûr pour la récidive. Il faudra bien un jour sortir de cette logique purement punitive qui, au nom de la protection des victimes, en génère toujours davantage.
Parce que ce projet de loi ne s'inscrit pas dans cette démarche, nous vous invitons, mes chers collègues, à voter cette motion de rejet préalable, afin de condamner sa teneur, triplement inacceptable.
Inacceptable pour les législateurs que nous sommes, car son adoption témoignerait de notre honteuse abdication devant la toute puissance du règlement et de la circulaire au détriment de la loi ;
Inacceptable pour les détenus, car ce texte ne contribuerait en rien à améliorer les conditions carcérales dans notre pays, en dépit des engagements contractés par celui-ci devant diverses instances nationales, européennes et internationales, de défense des droits de l'homme ;
Inacceptable pour les victimes enfin, car il se traduirait inéluctablement par une augmentation de leur nombre en cautionnant un système pénitentiaire qui, obsédé par les impératifs de sécurité, néglige sa mission fondamentale de réinsertion. (Applaudissements sur les bancs des groupes SRC et GDR.)