Le livre est un secteur culturel et économique dont on parle assez peu. Je tiens tout d'abord à saluer mes illustres devanciers de la Commission qui ont beaucoup travaillé sur ce sujet, M. Christian Kert et M. Michel Herbillon, et remercier MM. Marcel Rogemont, Michel Françaix et Jean Dionis du Séjour, qui ont particulièrement travaillé dans le cadre de la mission que j'ai eu l'honneur d'animer.
Cette mission « hybride » a été créée par le Gouvernement suite au débat que nous avons eu l'été dernier à l'Assemblée nationale à l'occasion de l'élaboration de la loi de modernisation de l'économie, au cours de laquelle la discussion de certains amendements a suscité quelques interrogations ou malentendus. Le groupe de travail, qui s'est mis à l'ouvrage en septembre 2008 et réunissait tous les acteurs de la chaîne du livre, a adopté une démarche historique, comparative et prospective.
Avec un chiffre d'affaires de l'ordre de 5 milliards d'euros, le livre est la première industrie culturelle de notre pays – à titre de comparaison, le marché du DVD représente 1,5 milliard d'euros, et celui du CD 1,2 milliard. De l'imprimerie à la librairie, la chaîne du livre fait vivre environ 80 000 salariés. Pour paraphraser André Malraux parlant du cinéma : le livre, par ailleurs, est aussi une industrie.
Le rapport s'articule autour de trois moments : l'évaluation de la loi sur le prix unique du livre, les autres outils à renforcer ou à mettre en oeuvre en vue d'une politique du livre plus active et, enfin, le numérique. Cette dernière partie est plutôt une sorte de table des matières des interrogations suscitées par l'irruption du numérique dans l'univers du papier – les interrogations étant encore, en la matière, plus nombreuses que les certitudes.
Pour ce qui est, tout d'abord, de l'évaluation de la loi sur le prix unique du livre, je commencerai par un bref rappel historique. Contrairement à ce que l'on pense parfois, l'histoire du livre moderne dans notre pays – depuis 1830 environ – a connu divers systèmes juridiques s'apparentant au prix unique. Au milieu du xixe siècle, quand se stabilise l'économie du livre moderne, on distingue quatre classes de prix : le livre très bon marché, à 1 franc, qui apparaît à partir des années 1850-1860, la « nouveauté » à 3,50 francs, le livre mieux imprimé à 7 francs, et enfin les livres d'art ou illustrés, plus chers. Sans qu'il existe encore de loi fixant un prix unique, se dessine donc déjà une classification des prix.
Entre les deux guerres mondiales prévaut une certaine anarchie, avec une réglementation très compliquée. Après la deuxième guerre mondiale apparaît une forme de prix unique : le « prix conseillé », imprimé sur la quatrième de couverture des livres de cette époque et accompagné de la mention « plus T.L. », qui renvoie à la taxe locale.
En 1978, le ministre de l'économie et des finances de l'époque, René Monory, prend des arrêtés, d'ailleurs indispensables, de libération des prix : avec ceux du petit noir, du croissant et de la baguette de pain, le prix du livre est alors « libéré ». Le télescopage de cette libération et de la montée en puissance de la FNAC, créée quatre ans auparavant, et des enseignes de grande distribution provoquent une cacophonie dans le secteur du livre, les éditeurs n'ayant pas même le droit d'indiquer sur leur catalogue de prix conseillés. Des éditeurs, menés par Jérôme Lindon, et des libraires, comme Mme Tschann à Montparnasse, font alors campagne pour le prix unique du livre et la plupart des candidats à l'élection présidentielle de 1981 prennent position en faveur d'une loi en ce sens. Après l'élection de François Mitterrand, la loi du 10 août 1981 sur le prix du livre est votée à l'unanimité par l'Assemblée nationale et le Sénat.
Le présent rapport nous a donné l'occasion de procéder à une évaluation complète de cette loi, d'autant plus heureuse que le renforcement des fonctions d'évaluation du Parlement est l'un des objectifs de la réforme constitutionnelle.
Ma première remarque est que cette loi a rempli son objectif principal, qui consistait à permettre au plus grand nombre d'avoir accès aux oeuvres. Elle a favorisé le maintien et le renouvellement de la librairie française. La France compte 3 500 librairies, soit plus de points de vente que pour l'ensemble des États-Unis. Ce n'est pas un hasard et, sans la loi sur le prix du livre, la moitié des librairies de notre pays auraient disparu. Deuxièmement, le secteur de l'édition a connu une belle vitalité et une belle créativité. De nombreuses maisons d'édition se sont créées au cours des dernières décennies, les petits éditeurs voisinant avec de grands groupes intégrés marqués, comme partout dans le monde, par une forte concentration. Des maisons naissent, d'autres meurent : comme les autres secteurs, l'édition est un monde qui vit et où les choses ne sont pas figées.
Ma deuxième remarque porte sur le reproche selon lequel la loi sur le prix unique aurait été doublement inflationniste : le livre français serait plus cher et la production éditoriale trop abondante.
Pour ce qui est du prix, les statistiques internationales montrent que le livre n'est pas plus cher en France que dans d'autres pays. Il est, d'ailleurs, très difficile de définir si l'existence d'une loi sur le prix unique a une incidence sur le prix du livre. D'autre part, depuis 1995, l'évolution annuelle moyenne de l'indice du prix du livre est inférieure à celle des prix à la consommation. On ne peut donc pas affirmer que la loi ait eu un effet inflationniste.
On entend parfois dire également que cette loi aurait pour effet la publication de livres trop nombreux. L'édition française publie un peu plus de 60 000 nouveautés par an et près de 600 000 titres sont disponibles dans notre pays. Il n'y a pas lieu de porter de jugement de valeur sur les nouveautés et il est bon que la créativité éditoriale manifeste de la vitalité et que les talents puissent s'exprimer. Il est vrai que, si certains éditeurs ont une politique exigeante et méticuleuse de sélection des auteurs et de soutien des livres auprès des libraires, d'autres pratiquent ce que l'on pourrait qualifier de « fuite en avant » ou de « cavalerie » en publiant trop de titres, mais il ne revient pas aux parlementaires de porter un jugement sur ces pratiques éditoriales. De toute évidence, cette vitalité de l'édition française, dont nous devons nous féliciter, a été possible grâce à la loi sur le prix du livre. On trouvera dans les annexes du rapport – trop volumineuses pour être imprimées, mais prochainement disponibles sur internet – un exemple de l'importance de cette vitalité : une jeune et remarquable éditrice nous a indiqué avoir récemment publié le roman d'une auteure irlandaise qui, bien que rédigée en anglais, n'était disponible que dans cette version française. En effet, l'auteur, dont elle avait déjà publié plusieurs autres livres, n'avait pu trouver d'éditeur dans le monde anglophone pour son dernier ouvrage après la mévente du précédent. C'est là un exemple tangible de l'utilité de la loi sur le prix unique pour la création éditoriale.
Nous avons procédé à une comparaison internationale exhaustive pour vingt-cinq pays et je tiens à remercier à cet égard le Bureau international de l'édition française (BIEF) et les services culturels de nos ambassades, qui nous ont livré des monographies très documentées, lesquelles pourront également être consultées en version numérique très prochainement. Sur les vingt-cinq pays étudiés, quatorze ont adopté un régime de prix unique ou quasi unique proche du nôtre et onze n'ont aucun régime de ce genre. Jusqu'à ces dernières années, on distinguait trois catégories de pays : ceux qui disposaient d'une loi comparable à la nôtre, ceux qui n'avaient aucune disposition en la matière et ceux dans lesquels existait un accord interprofessionnel, comme la Grande-Bretagne ou l'Allemagne. Désormais, les pays dans lesquels le livre est régi par des accords interprofessionnels sont de moins en moins nombreux : certains, comme l'Allemagne, la Suisse et, plus récemment, le Mexique, ont adopté une loi, tandis que d'autres abandonnent leur accord, comme le Royaume-Uni, où de gros vendeurs de livres s'en sont affranchis, ce qui s'est soldé par l'écroulement du système, au grand mécontentement des éditeurs et des libraires que nous avons rencontrés en Grande-Bretagne. Sur le plan international, donc, la tendance est plutôt à des systèmes législatifs de régulation du prix.
Au terme de l'évaluation de la loi sur le prix du livre, il s'est révélé que celle-ci avait été une véritable loi de développement culturel et territorial et il ne me semble pas qu'il faille la modifier dans son ensemble.
Faut-il alors en revoir certains détails ? Après mûr examen de la question, la commission chargée du rapport a jugé inopportun de modifier le délai de deux ans qui s'impose avant de pouvoir procéder à des soldes. De fait, même si cette durée a été fixée d'une manière assez empirique en 1981, la pratique est devenue tradition et la quasi-totalité des acteurs de la chaîne du livre que nous avons interrogés – y compris, d'une manière parfois surprenante, certains éditeurs qui se qualifient eux-mêmes de « commerciaux » – nous ont confirmé qu'il ne fallait pas revenir sur cette disposition.
Quant à la remise de 5 % que le libraire est autorisé à consentir sur le prix d'un ouvrage, et dont la suppression a été demandée par certains libraires, il me paraît également sage de ne pas modifier la législation en vigueur.
Enfin, pour ce qui concerne le délai à respecter avant la vente d'un titre en « club », le patron du plus gros club de livres français – au demeurant détenu par l'allemand Bertelsmann – nous a recommandé, contre toute attente, de ne pas y toucher.
J'ai donc le regret d'annoncer au législateur qu'il ne faut rien changer. (Sourires.) C'est, somme toute, une bonne occasion de respecter le principe selon lequel il faudrait toujours légiférer en tremblant. La loi du 10 août 1981 n'est peut-être pas un monument immarcescible, mais il est inutile d'ajouter des complications législatives à un dispositif qui a donné satisfaction.
Le deuxième volet du rapport concerne les autres aspects de la politique du livre, que j'évoquerai rapidement.
La première question qui se pose est celle du pilon. Le livre est une industrie de nouveauté : chaque livre est unique et non substituable. Les livres ne sont pas des boîtes de petits pois. Par définition, pour que le livre trouve son public, il doit être offert dans le plus grand nombre possible de points de vente. Cela suppose une logistique importante et un énorme coût de distribution. Il y aura toujours des retours et des invendus. On se souvient de la belle formule de Jérôme Lindon : « Il n'y a rien de plus triste qu'un best-seller qui ne se vend pas ». De fait, certains succès sont inattendus et, à l'inverse, certains succès attendus se révèlent être des échecs. Le livre n'est pas une industrie comme les autres. La question est donc de savoir comment réduire le nombre des retours. Cela ne saurait se faire par la loi, mais par une meilleure relation entre les libraires, les distributeurs et les diffuseurs. Certaines pratiques commerciales peuvent être améliorées, et les solutions passent surtout par la technique de suivi statistique, appelée booktracking.
Depuis cinq ans en Grande-Bretagne et trois ans en Italie, a été mis en place un système de traçabilité des ventes de livres qui n'existe pas dans notre pays : les codes ISBN scannés dans tous les points de vente sont centralisés, permettant à chaque éditeur de connaître chaque semaine le volume de ses ventes. À l'inverse, en France, l'éditeur manque de visibilité et décide parfois des réimpressions parce qu'il ignore que les stocks sont encore importants chez les libraires ou, au contraire, ne réimprime pas un livre qui se vend bien. Or, le livre est un achat d'impulsion et, en cas de rupture temporaire de stock, les ventes manquées ne seront pas toutes rattrapées. Le booktracking est donc très important. Plusieurs sociétés commercialisent des systèmes de ce type, comportant un terminal installé gratuitement dans les points de vente et financé par l'éditeur, qui achète l'information à la base de données dans laquelle sont centralisées les ventes effectives. En Grande-Bretagne, ce système a fait passer les taux de retour de 22 % à 14 % en quelques années. En France, où ce taux est de l'ordre de 23 %, l'adoption rapide du booktracking permettrait de le réduire significativement. Je précise à ce propos qu'à la différence de la presse, dont le papier saturé d'encre d'imprimerie n'est pas recyclable, les livres pilonnés en France sont recyclés. Je rappelerai qu'aux États-Unis, le libraire se contente de les jeter après en avoir arraché la couverture pour l'envoyer au distributeur afin de prouver que le livre n'a pas été vendu et être remboursé.
La deuxième question est celle des délais de paiement, déjà évoquée dans le cadre de la loi sur la modernisation de l'économie. De l'imprimerie à la librairie, le secteur du livre ne doit pas être soumis à la réduction des délais de paiement prévue par celle-ci. Il est clair, en effet, que l'application de ses dispositions en la matière se solderait par la disparition d'environ la moitié des librairies. De fait, le crédit interentreprises très spécifique qui a cours dans ce secteur permet à certaines librairies de vivre, alors qu'elles ne le pourraient pas si elles étaient soumises à l'obligation d'un paiement à 45 jours. Un accord dérogatoire en cours de discussion, et qui sera sans doute adopté, devrait permettre de régler ce problème pour l'année 2009, mais un amendement législatif est nécessaire avant la fin de cette année pour sortir le secteur du livre du champ de la loi en ce qui concerne les délais de règlement. Nous avons, tous groupes parlementaires confondus, déposé une proposition de loi en ce sens et il serait bon qu'elle soit adoptée le plus rapidement possible pour sécuriser le secteur.
La seconde partie du rapport présente encore d'autres propositions, comme l'allongement des heures d'ouverture des bibliothèques. Le maintien du livre et le développement de la librairie auxquels nous avons assisté ces dernières années ont été tout à fait compatibles avec le développement de la lecture publique. Depuis 1990, le nombre de livres prêtés par les bibliothèques publiques a été multiplié par trois, comme nous pouvons tous le constater dans nos départements. La lecture publique, qui est une compétence des départements depuis la loi de décentralisation de 1986, présente donc un très grand dynamisme. Même si des progrès sont encore nécessaires, les bibliothèques se sont considérablement améliorées depuis 20 ou 30 ans et il faut poursuivre cette dynamique.
Par ailleurs, le livre est, parmi les divers secteurs de la culture recevant un soutien budgétaire public, particulièrement peu aidé. Il serait bien venu d'affecter quelques moyens supplémentaires au Centre national du livre (CNL), notamment au titre de l'aide à la traduction ou à la publication de livres difficiles – cette dernière consistant à fournir aux éditeurs quelques milliers d'euros qui permettent d'abaisser le prix de vente du livre en librairie d'environ dix euros.
Il conviendrait enfin d'accélérer l'application des recommandations formulées par Antoine Gallimard dans le cadre de la commission qu'il préside sur le maintien et le développement de la librairie indépendante. Ces recommandations, qui font l'objet d'un consensus au sein de la commission, portent notamment sur la labellisation, sur la collaboration avec les collectivités territoriales face au problème des loyers en centre-ville et sur les charges sociales liées au personnel. Tous ces points vont dans le bon sens.
La troisième partie du rapport est consacrée au numérique. J'ai abordé ce sujet avec une grande humilité, car il n'existe aujourd'hui aucune certitude. La seule chose que l'on puisse dire est que l'univers du livre n'a pas encore connu de révolution technologique comparable à celle qu'a représentée en 2001 pour la musique l'émergence du couple iPod-MP3, malgré l'apparition de « readers » tels que le Kindle d'Amazon ou le produit équivalent de Sony, disponibles depuis quelques mois. Nul ne sait si le saut technologique sera franchi, ni quand.
Plusieurs questions ne s'en posent pas moins.
La première est celle de la définition du livre numérique. Il faut en effet, comme l'ont souligné les auteurs que j'ai auditionnés, distinguer l'oeuvre numérique, nouvel objet culturel et vecteur de créations de l'esprit, capable d'associer textes, images et sons sur un support numérique, et le livre numérisé proprement dit. Ce dernier peut lui-même être un fichier numérique, reproductible par copie, issu de la numérisation d'un livre initialement imprimé sur papier, ou un ouvrage dont le princeps est déjà numérique. Ainsi, un ouvrage très spécialisé en sciences humaines, économiquement impubliable parce qu'ils auront trop peu de lecteurs, peut fort bien avoir une édition princeps numérique. Nous nous intéresserons plutôt ici au livre numérisé qu'au livre numérique.
La deuxième question, complexe, est celle du modèle économique, à propos duquel deux consensus se sont dégagés des auditions auxquelles nous avons procédé : le prix du livre numérisé doit continuer d'être fixé par l'éditeur et son prix d'équilibre est sans doute inférieur de 30 % à 40 % à celui du livre papier.
Troisième interrogation : comment lutter contre le piratage ? Cette problématique s'apparente à celles qui sont évoquées actuellement dans le cadre de l'examen du projet de loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet. Il semble évident qu'il faut développer une offre légale massive – c'est d'ailleurs ce qu'avait initié Jean Noël Jeanneney avec les projets Gallica et Gallica 2, qui proposent une offre numérisée légale pour les oeuvres relevant du domaine public. Pour ce qui n'est pas encore dans le domaine public, les éditeurs se lancent eux aussi dans la constitution d'un fonds numérique qui doit faire l'objet d'une offre légale. Malgré la différence des vecteurs de diffusion, la problématique est la même que pour la musique : l'interopérabilité doit être la plus grande possible, car une utilisation mal comprise des mesures techniques de protection (DRM) ruinerait l'attractivité de l'offre légale et se traduirait immédiatement par le développement du piratage.
C'est dans ce contexte que se déroulent actuellement les négociations avec Google, lequel a commencé de son propre chef à numériser de nombreuses oeuvres. Aux États-Unis, la question a connu récemment un dénouement curieux : les auteurs américains, qui s'étaient tout d'abord insurgés contre cette numérisation unilatérale par un acteur privé, ont finalement transigé sur un montant de droits d'auteur de quelques centaines de millions de dollars, ce qui semble peu par rapport à la masse des droits concernés. Les dirigeants de Google ont fait voici un mois ou deux une tournée européenne au cours de laquelle ils ont rencontré les éditeurs européens qui, pour l'heure, ne se situent nullement sur la ligne de leurs homologues américains. En effet, les contacts que nous avons eus à l'automne dernier avec les éditeurs européens en marge de la Foire de Francfort laissent penser qu'ils auront une attitude très ferme en matière de défense des oeuvres qui ne sont pas encore dans le domaine public.
La quatrième interrogation porte sur le droit d'auteur, qui reste un problème central : la numérisation en devenir ne donne pas encore les moyens d'assurer la rémunération de la création.
Pour certains, comme Jacques Attali, la véritable rémunération est la notoriété : le droit d'auteur a vécu et l'internet permet de diffuser les écrits par une démultiplication formidable, qui assure une notoriété permettant de se rémunérer en donnant des conférences. Voici quelques années déjà, un universitaire à qui j'exprimais mon étonnement de trouver ses publications librement accessibles sur les sites internet des think tanks auxquels il contribuait, me répondait qu'il touchait un salaire de chercheur et que seule l'intéressait la notoriété, qui lui permettait d'écrire des livres et de donner des conférences. Bien évidemment, cette vision des choses ne peut concerner que les sciences humaines, et non pas la littérature, et encore ne s'applique-t-elle qu'aux « vedettes » de ces disciplines. La question de la rémunération de la création et du droit d'auteur à l'heure du numérique reste donc centrale et on ne sait pas y répondre.
La dernière question est celle de la « désintermédiation ». Dans un scénario catastrophe, l'irruption du numérique dans un univers de papier pourrait causer la disparition des éditeurs, car l'auteur pourrait s'auto-éditer sur le Web en vendant lui-même son fichier numérique. Il pourrait donc également court-circuiter les libraires, qui seraient complètement exclus de la chaîne du livre. On peut donc imaginer un univers nouveau où tout serait désintermédié et où disparaîtraient des métiers qui existent depuis des siècles, celui de l'« édition » au sens anglo-saxon d'« editing », tout comme l'irremplaçable fonction de conseil de proximité qu'assurent les libraires.
Il faut, sans catastrophisme, se poser ces questions. L'honnêteté commande de dire que le livre fait encore l'objet d'interrogations très ouvertes. Il est important d'anticiper. Les éditeurs doivent être proactifs, notamment pour la numérisation de leur fonds et le développement d'une offre légale. La librairie française doit être plus présente sur internet qu'elle ne l'est aujourd'hui – à cet égard, le projet Librairie de France est en gestation depuis trop longtemps.
Pour conclure, il me semble que l'irruption du numérique dans l'univers du papier se fera – et se fait déjà – de manière très différente selon les livres. Pour la littérature, le papier a, selon moi, de beaux jours devant lui, même si l'offre numérique se développe pour les jeunes générations ou pour les lectures de voyage. Pour les sciences humaines, on peut supposer que les deux supports pourront cohabiter, des ouvrages trop difficiles d'accès pour trouver un éditeur pouvant être diffusés grâce au numérique, et cela à plus forte raison avec le développement croissant de l'impression à la demande. Ainsi, j'ai lu récemment un ouvrage très savant d'un orientaliste dont la version papier, très dense, est également très simple, sans notes érudites ni annexes pondéreuses, lesquelles peuvent être téléchargées sur un site spécifique, portant le nom du livre. Enfin, le basculement s'est déjà fait dans les domaines techniques, comme ceux du droit et de la jurisprudence ou de la médecine, dont les éditeurs traditionnels ont largement adopté le numérique. Du reste, comme le soulignent les éditeurs eux-mêmes, sur des segments particuliers comme ceux des livres de voyage ou des livres de cuisine, le fait que tout soit disponible sur internet n'empêche pas l'édition papier d'être plus florissante que jamais.