Il s'est produit aux États-Unis un choc spécifique, comparable à l'éclatement de la bulle Internet, qui conduira à un ralentissement, voire à une récession, et auquel se superpose la crise financière. Les chiffres annoncés – entre 300 milliards et 1 000 milliards de dollars – ne sont pas si considérables rapportés à la capitalisation boursière mondiale des banques, qui est mille fois supérieure. Le système financier capitaliste est destiné à réaliser du profit, et à encaisser des pertes. Il s'agit donc d'un accident notable, mais pas insurmontable. En revanche, les faillites de banque sont des événements potentiellement très graves, avec des conséquences en chaîne. Les banques centrales doivent à tout prix éviter la faillite, soit en prêtant directement à ceux qui sont menacés, soit en baissant les taux, soit encore en organisant très rapidement leur reprise, comme pour Bear Stearns, dont les actionnaires ont été proprement déshabillés, y compris les employés et les retraités. C'est le jeu du capitalisme – on ne peut pas toujours gagner – et aller contre la loi de la jungle capitaliste reviendrait à privilégier certains prédateurs par rapport à d'autres. On sait ce qu'il en coûte de bouleverser un écosystème ! Il est tout de même paradoxal d'entendre les tenants du capitalisme n'avoir à la bouche que le mot magique de « régulation » et prôner de passer d'un système où chacun était libre de faire à peu près ce qu'il y voulait – y compris des montages financiers complexes, que l'on trouve, surtout a posteriori, aberrants – à un autre, où les règles éviteraient de perdre trop. Si l'on régule, il faut agir de façon extrêmement approfondie, avec des objectifs de bien-être social, au lieu de se borner à écouter ceux qui crient le plus fort et qui sont les mieux organisés. Or, aujourd'hui, les banques usent de l'impérieuse nécessité qu'aucune d'elles ne fasse faillite, pour obtenir des règles qui protègent leurs positions acquises. La mise en commun des titres difficiles relève d'une démarche oligopolistique. Tolérer des comportements de ce type en période de crise, c'est s'exposer à instaurer en faveur de quelques-uns une rente qui ira grandissant et finira par étouffer les autres. On aura dans un premier temps l'impression de sauver le système, mais on finira par se rendre compte qu'on aura enrichi ceux qui ne le méritaient pas, au détriment des contribuables, des salariés, des PME… Empêcher les faillites de banque, c'est un impératif, réguler la finance mondiale, c'est un tout autre chantier !
En tout état de cause, il est indispensable, quelle que soit la perte réelle, que le système puisse absorber des pertes de capitalisation boursière de cet ordre de grandeur, sans remettre en cause le fonctionnement de l'économie mondiale. Si le secteur des fruits et légumes, confronté à une mauvaise récolte, menaçait l'économie d'une récession mondiale, cela ferait sourire. Quand ce sont les banquiers qui sont en difficulté, ils font peur et on leur donne raison. Si le niveau de concurrence entre banques est suffisant, elles ne pourront pas prétexter les subprimes pour renchérir le coût du crédit. Après tout, quand votre garagiste commet une bévue, il ne double pas pour autant le prix de la vidange et, si jamais l'envie l'en prenait, il ne vous reverrait plus. Il n'y a pas de raison de se comporter autrement avec son banquier. Si l'organisation du marché du crédit n'est pas oligopolistique, ce sont les banques et leurs actionnaires qui perdront de l'argent. Le capitalisme moderne se développe par une alternance de cycles de croissance accélérée et de phases de digestion, une succession de bulles qui se forment avant d'éclater, et il est important que les mécanismes de régulation préservent la symétrie du processus en ne garantissant pas à certains opérateurs de ne pas perdre alors que rien n'a été prévu en phase ascendante pour limiter leurs gains.
L'inflation constituerait un nouveau choc, en accentuant la crise financière, ce qui nous ramènerait à la stagflation des années soixante-dix. Cette analyse expliquerait l'extrême prudence de la BCE, à l'opposé de l'attitude de la Réserve fédérale qui a laissé se développer les tensions inflationnistes qui apparaissent un peu partout, à commencer par les marchés du pétrole et des denrées alimentaires. Certes, la hausse des prix est un signal de tension pour réguler la pénurie. Elle est caractéristique d'une croissance globalisée et, dans ce schéma, l'inflation va de pair avec une croissance très forte. En cas de ralentissement mondial, cette composante de l'inflation disparaîtra spontanément. L'inflation peut également être alimentée par la globalisation et les inégalités : les marchés locaux, s'approvisionnant localement avec des importations à la marge, se sont ouverts à un marché mondial parfaitement globalisé, si bien que l'appétit et les moyens d'un Africain sont désormais en concurrence avec ceux d'un cochon chinois, lequel se tend à se multiplier au fur et à mesure que les Chinois mangent de plus en plus de porc, ou même d'un cochon européen. Les prix montent avec des conséquences variables au Nord, où les produits les moins chers augmentent mais où l'impact est limité, et au Sud qui est le théâtre d'émeutes de la faim parce que les habitants n'arrivent plus à se nourrir décemment. On a coutume de dire que les effets de l'économie de marché doivent être atténués par des mécanismes de solidarité entre les plus riches et les plus pauvres parce que le marché peut être extrêmement inégalitaire. Nos pays admettent des mécanismes de redistribution ; il en faut aussi si l'on veut des marchés globalisés, en particulier pour les denrées alimentaires. C'est une mauvaise nouvelle car cela coûtera cher, à moins que l'on ne décide de recloisonner les biens fondamentaux pour ne plus les soumettre à la loi du marché. En tout état de cause, il ne s'agit pas du processus inflationniste tel qu'on pouvait l'observer dans les années soixante-dix.
L'inflation, proprement dite, menacerait dans les pays développés à cause de la perte de pouvoir d'achat, qui est réelle quoique limitée, et qui réveillerait les revendications salariales, lesquelles susciteraient à leur tour la crainte chez les banquiers centraux. C'est aller un peu vite en besogne. Pour qu'il y ait processus inflationniste, il faudrait, d'une part, que les entreprises acceptent les augmentations de salaire, d'autre part, qu'elles les répercutent sur leur prix de vente. L'augmentation des salaires en économie de marché n'est pas nécessairement un drame irrémédiable. Dans les faits, la spirale inflationniste est loin d'être enclenchée : les hausses de prix sont circonscrites à l'énergie et aux produits alimentaires, les augmentations de salaire sont limitées pour le moment et elles n'engendrent pas de hausse des prix. Le rythme de progression des coûts salariaux unitaires dans l'ensemble des pays développés est au plus bas. On observe paradoxalement des hausses de prix sans hausse des coûts. On est loin d'une situation inflationniste. Quant aux revendications salariales, elles peuvent être en partie légitimes. On constate, en effet, que, dans la plupart des pays, le partage de la valeur ajoutée est défavorable aux salariés, de façon caricaturale aux États-Unis ou en Allemagne, un peu moins au Royaume-Uni et en France. Et si l'on se fie à la rentabilité du capital, c'est-à-dire les revenus du capital immobilisé, et qui est un indicateur plus pertinent, on observe, au plan macroéconomique, que le niveau de rentabilité réelle est au plus haut, grâce en partie à la globalisation financière. Il est difficile d'avoir une approche normative dans ce domaine mais, comme la rentabilité est historiquement élevée, elle est plus proche de son point culminant que de son niveau le plus bas. En France, elle est supérieure à 8 %, taux qu'il faut comparer à ceux proposés aux clients des banques. Sans considérer qu'une telle rémunération soit illégitime, on peut penser que les propriétaires d'une entreprise pourraient se satisfaire d'un niveau un peu moindre. Dans cette optique, les hausses de salaire tant redoutées pourraient se traduire non pas par une hausse des prix, mais par une baisse de la rentabilité du capital. Les revendications des salariés, mal formulées, ne cacheraient-elles pas, au fond, une aspiration à un partage du gâteau plus favorable, plutôt qu'à la simple conservation du pouvoir d'achat ?
La crise financière est une fable morale qui prouve que, quand un banquier ou un professionnel de la finance proposait un rendement de 15 % sans risque, c'était un mensonge, même si, avec la complicité de certains, dont les agences de notation, il donnait l'impression du contraire. Mais, et le lien avec la crise financière est là, dans le même temps, les prêteurs exigeaient de la PME du coin qu'elle lui serve les mêmes rendements, sous peine de mort. Laisser se purger cette folle illusion du 15 % de rendement sans risque aura pour bénéfice immédiat que les PME pourront se financer moins cher. Et avec 7 % de rendement, la pression retombe, on vit plus confortablement, y compris en payant mieux ses salariés.
Aujourd'hui, le risque inflationniste serait plus de mettre en place des régulations pour maintenir le système financier dans l'illusion qu'il peut continuer à servir 15 %, ce qui obligerait les entreprises à répercuter dans leurs prix les hausses de salaire qu'elles subiraient. En revanche, si la crise financière conduisait à abaisser l'exigence de rentabilité, il y aurait la possibilité de résorber d'autres déséquilibres, notamment salariaux, sans pour autant être pris dans une spirale inflationniste. La mécanique est complexe car le niveau de rentabilité ne se décrète pas, surtout dans une économie globale. Mais, en tout état de cause, le marché ne parvient à l'équilibre que s'il fonctionne librement et perturber les équilibres ne profite pas toujours à ceux que l'on voudrait. En revanche, le sort des pauvres Africains en concurrence avec les cochons chinois ou bretons est beaucoup plus dramatique et cela plaide beaucoup plus en faveur d'une régulation que de la libre concurrence, dont le fonctionnement pourrait avoir des conséquences tout à fait détestables.