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Intervention de Suzanne Mathieu

Réunion du 23 juin 2009 à 9h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la république

Suzanne Mathieu, professeur à l'université Paris I-Panthéon-Sorbonne, président de l'Association française de droit constitutionnel :

Avant de répondre à vos questions, je souhaite vous dire à quel point je suis honoré d'intervenir sur un sujet aussi important pour un constitutionnaliste.

Le projet de loi organique contient deux enjeux essentiels.

Le premier est de rendre effective cette nouvelle voie de droit qui bousculera bien des habitudes et bien des conservatismes juridictionnels. Il faudra, pour l'imposer, fixer des règles précises. La réforme de 2008 visait un triple objectif : purger l'ordre juridique des dispositions inconstitutionnelles, permettre au citoyen de faire valoir les droits qu'il tire de la Constitution et assurer la prééminence de la Constitution dans l'ordre juridique.

Le second enjeu, souvent invoqué par les adversaires de la réforme, c'est la sécurité juridique. Ce contrôle nouveau sera confié à des magistrats et à des avocats qui, pour la plupart, maîtrisent mal le contentieux constitutionnel. Mais cela ne saurait servir de prétexte puisque le cas était le même lors de la mise en place du contrôle de conventionnalité. Or l'obstacle a été surmonté. Il convient néanmoins de limiter les possibilités de recours à des fins purement dilatoires.

Certaines des questions qui se posent seront résolues par la jurisprudence, notamment la question des droits et libertés qui peuvent être invoqués, ainsi que les objectifs de valeur constitutionnelle, en particulier l'incompétence négative du législateur qui pourrait être soulevée dans le cadre de l'application de la Charte de l'environnement.

Les domaines où la question de la constitutionnalité sera le plus souvent soulevée seront ceux où interviennent par exemple les associations de consommateurs ou de protection de l'environnement, parce qu'elles auront un intérêt évident à obtenir l'abrogation de la loi, plutôt que sa non-application dans un cas particulier.

Par ailleurs, il existe des principes spécifiques en droit français, comme la laïcité, mais aussi le principe d'égalité dont l'interprétation par le Conseil constitutionnel ne serait vraisemblablement pas exactement celle de la Cour européenne des droits de l'homme.

Le projet de loi articule de façon satisfaisante l'intervention des différentes juridictions devant lesquelles l'inconstitutionnalité peut être soulevée. Les procédures retenues ne privent à aucun moment le justiciable du droit à ce que la question de constitutionnalité soit posée. S'agissant des tribunaux arbitraux, mon expertise est assez limitée. Devant une autorité administrative, il n'est pas indispensable que le moyen puisse être soulevé puisque les sanctions qu'elles prononcent sont susceptibles de recours devant le juge. Il me semble nécessaire, au moins dans un premier temps, de ne pas bouleverser la logique du contentieux juridictionnel.

Les points qui doivent être réglés précisément par la loi organique renvoient à la séparation des ordres juridictionnel, administratif et judiciaire. Il faut donc éviter, autant que faire se pourra, les divergences entre le Conseil d'État et la Cour de cassation, qui seraient à la fois dommageables pour la sécurité juridique et difficilement compréhensibles pour les citoyens. La loi organique doit donc être précise de façon à favoriser une appréciation convergente de la procédure par les deux hautes juridictions.

En ce qui concerne le filtrage par les juridictions administratives et judiciaires, la juridiction d'abord saisie vérifiera que la question n'est pas dépourvue de caractère sérieux, c'est-à-dire qu'elle est recevable, pour éviter des manoeuvres dilatoires. Le Conseil d'État et la Cour de cassation s'assureront que ces conditions sont remplies, mais leur contrôle sera plus approfondi puisqu'ils détermineront si « la disposition contestée soulève une question nouvelle ou présente une difficulté sérieuse ». Je suis personnellement favorable au caractère alternatif de ces deux conditions. Si l'on se contentait de la notion de difficulté sérieuse, on pourrait craindre que ni le Conseil d'État ni la Cour de cassation ne considèrent jamais qu'une question est trop sérieuse ou trop délicate qu'ils ne puissent la résoudre par eux-mêmes. La notion de question nouvelle a l'avantage de répondre à un critère plus objectif.

Une question importante, qui ne m'a pourtant pas été posée, concerne la formule selon laquelle le juge doit vérifier si la disposition contestée « n'a pas été déjà déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement de circonstances ». La référence aux motifs et au dispositif est bonne dans la mesure où il fut un temps où les considérants du Conseil étaient très généraux. Mais je suis plus réservé sur la restriction apportée par l'expression « sauf changement de circonstances ». Cette condition renvoie à la question de l'office même du Conseil constitutionnel dans le cadre du contrôle a posteriori. La question fondamentale sera de savoir si le Conseil constitutionnel sera le juge de la loi ou de l'application de la loi. Au surplus, le changement de circonstances sera apprécié d'abord par le juge du fond puisqu'il sera chargé du contrôle de la recevabilité de la demande. Pour des raisons qui tiennent, d'une part, à l'autorité des décisions du Conseil, d'autre part, au respect de la compétence du législateur, c'est au législateur d'adapter la loi aux circonstances et non pas au juge. Dès lors, la dérogation ne devrait concerner que les changements de circonstances de droit, en particulier le changement du texte constitutionnel, et non le changement de circonstances de fait.

Dans le cas contraire, deux effets pervers sont à attendre. Premièrement, la condition deviendra purement formelle et les décisions du Conseil constitutionnel pourront être remises en cause systématiquement puisque les circonstances de fait ne seront jamais les mêmes. Deuxièmement, ce sera le juge de première instance qui sera saisi de la question. Dès lors, pour se prononcer, il examinera, outre le fait que le Conseil s'est déjà prononcé et le caractère sérieux de la question, si les circonstances ont changé depuis la décision du Conseil constitutionnel. Dans ce cas, l'office du juge de première instance sera considérablement modifié et c'est, non pas le caractère sérieux de la requête, mais le changement de circonstances de fait qui constituera un élément d'insécurité juridique. Il y a là un élément de désordre juridique dont les avocats s'empareront très vite.

Quant au caractère préalable et prioritaire de la question de la constitutionnalité, c'est une des conditions de réussite de la réforme. Le projet de loi organique apporte une réponse en prévoyant que la juridiction doit, « lorsqu'elle est saisie de moyens contestant, de façon analogue, la conformité de la disposition à la Constitution et aux engagements internationaux de la France, se prononcer en premier sur la question de constitutionnalité, sous réserve, le cas échéant, des exigences résultant de l'article 88-1 de la Constitution. »

Cette priorité s'impose pour plusieurs raisons. Tout d'abord, elle s'inscrit dans la triple logique de la réforme constitutionnelle. Si l'on admettait que le juge puisse examiner d'abord le respect de la conventionnalité, il pourrait donner satisfaction au fond au justiciable sans qu'il ne soit satisfait à aucun de ces trois objectifs. La question de la constitutionnalité est à la disposition du justiciable mais rien ne l'oblige à la poser. Mais si elle l'est, le juge doit répondre car on ne peut laisser sans réponse la demande d'abrogation formulée par le justiciable. Au surplus, dans le cas où il serait jugé que la question de constitutionnalité n'est pas nouvelle ou sérieuse, ou si la disposition est déclarée constitutionnelle, le juge pourra alors se prononcer sur la question de conventionnalité.

Enfin, sur un strict plan procédural, il est logique que le moyen aux effets potentiellement les plus radicaux soit privilégié. Si tel n'était pas le cas, les juges, plus familiers des normes conventionnelles, invoquant une identité parfois apparente avec les normes constitutionnelles, auraient tendance à privilégier la voie de la conventionnalité, faisant ainsi échouer la réforme.

Ainsi, les droits et libertés fondamentaux seront, si tel est le choix du justiciable, d'abord défendus dans l'ordre interne, et ce n'est que dans l'hypothèse où cette protection se révélerait insuffisante au regard des normes conventionnelles que la question serait posée à ce niveau, et sous réserve des dispositions inhérentes à l'identité constitutionnelle de la France.

Cependant, la rédaction retenue soulève trois problèmes.

Premièrement, la référence au moyen contestant de façon analogue la conformité à la Constitution et aux engagements internationaux de la France est ambiguë. S'agit-il du même principe ou d'un principe équivalent ? S'agit-il d'un principe apprécié dans sa reconnaissance nominale ou dans sa signification substantielle, laquelle peut diverger dans l'ordre juridique interne et dans l'ordre juridique européen ? Je pense, en particulier, au principe d'égalité. On pourrait considérer que c'est au regard de la disposition invoquée qu'il convient de se placer, et non au regard du moyen invoqué. Le contrôle est en effet un contrôle objectif qui vise l'éventuelle abrogation de la disposition contestée.

Deuxièmement, la référence à l'article 88-1 suscite des réserves. Sur un plan symbolique, au regard de la place spécifique que la Constitution accorde au droit communautaire, on peut comprendre que celui soit distingué du reste du droit international. Cependant, une telle distinction est susceptible d'engendrer plus de problèmes qu'elle n'en résout. Par exemple, au fur et à mesure de l'extension du droit communautaire, la Charte des droits fondamentaux pourra être invoquée mais aussi la Convention européenne des droits de l'homme, toutes deux étant considérées comme des principes généraux du droit communautaire.

Je vous renvoie à la décision du Conseil constitutionnel relative au traité portant Constitution pour l'Europe qui vérifie la conformité du traité à la Constitution en prenant en compte le droit de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans cette hypothèse, on peut ruiner la priorité accordée à la question de constitutionnalité en réintégrant le droit de la Convention européenne des droits de l'homme et la jurisprudence évolutive et parfois constructive de la Cour européenne des droits de l'homme dans le droit communautaire.

Troisièmement, quelle est la portée qu'il faudra accorder à cette réserve ? L'article 88-1 doit-il être entendu uniquement dans le sens que lui donne la jurisprudence du Conseil constitutionnel, c'est-à-dire qu'on ne peut pas invoquer l'inconstitutionnalité d'une loi qui transpose purement et simplement une directive, sauf à invoquer un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France ? Si tel est le cas, la jurisprudence du Conseil suffit sans qu'il soit besoin de faire une telle réserve.

D'autre part, j'aurai la même appréciation que le Conseil d'État belge, mais en droit français, sur la jurisprudence Simmenthal, qui condamne un dispositif réservant à une autre autorité que le juge saisi le soin d'assurer le respect du droit communautaire. Le Conseil constitutionnel ne juge pas de la conformité de la loi au droit communautaire mais au droit interne. Par ailleurs, cette procédure ne prive pas le juge saisi de la faculté de se prononcer sur la conformité de la loi au droit communautaire alors même que le Conseil constitutionnel aurait jugé la loi conforme à la Constitution. Dans le cas d'une déclaration d'inconstitutionnalité, la question de la conformité au droit communautaire ne se poserait plus.

Enfin, rien n'empêcherait le juge de poser conjointement la question de constitutionnalité et de renvoyer une question préjudicielle au juge communautaire. Le problème sera facilement réglé puisque, dans les délais, le Conseil constitutionnel aura répondu avant la Cour de justice des Communautés européennes.

Personnellement, je serais partisan de ne pas faire référence à l'article 88-1. Il est bien évident que les mécanismes propres au droit communautaire joueront, ne serait-ce que par application de la jurisprudence du Conseil constitutionnel ou de la jurisprudence communautaire, et l'absence de référence au droit communautaire ne paralyserait aucunement les procédures. En revanche, la référence spécifique au droit communautaire peut poser un problème d'interprétation : la portée dudit article limitée pour le moment à la transposition des directives va-t-elle au-delà ? D'où la question incidente : qui va en fixer les limites ? En outre, la référence à l'article 88-1 peut ruiner le système en réintégrant le contrôle de conventionnalité via celui du respect des droits fondamentaux.

Pour en revenir à la priorité, le projet de loi organique ne reprend pas cette disposition relative au caractère prioritaire de la question de constitutionnalité quand le Conseil d'État ou la Cour de cassation sont saisis soit en premier lieu soit à la suite du rejet de la question par le juge du fond. Faut-il y voir le souci de ménager la susceptibilité des deux cours régulatrices ? Mais, dans ce cas, il risquerait d'en résulter, selon la procédure suivie, une distorsion difficilement compréhensible aboutissant à des divergences de jurisprudence peu justifiables. Si le justiciable soulève la question la première fois devant la cour d'appel, la question de constitutionnalité sera prioritaire, mais si c'est devant le Conseil d'État ou la Cour de cassation, on ne sait pas ce qui va se passer. Sur un plan de pure logique, on ne peut pas comprendre la distinction.

S'agissant des délais, la question est partiellement traitée par le projet de loi. L'un des soucis essentiels pour la sécurité juridique, c'est de ne pas allonger excessivement les procédures. Il ne faut pas donner une prime aux justiciables qui voudraient faire traîner les choses. Le choix a été fait d'installer un double filtre, et le projet de loi prévoit que le Conseil d'État et la Cour de cassation doivent se prononcer dans un délai de trois mois à compter de la réception de la question et que le Conseil constitutionnel disposera lui aussi d'un délai de trois mois. À cet égard, la loi organique mériterait d'être complétée sur deux points.

En ce qui concerne le délai imparti à la juridiction saisie pour se prononcer, il faudrait utiliser une expression du type « sans délai ». En toute hypothèse, il conviendrait que la loi organique précise à la fois que ce délai doit être extrêmement bref et que cette question doit être résolue préalablement à toute autre. Les deux conditions sont inséparables car il ne s'agit pas que ce délai se rajoute à celui de la procédure.

Ensuite, rien n'est prévu dans le cas où la Cour de cassation ou le Conseil d'État ne se prononcerait pas dans le délai imparti. Il serait sans doute opportun de prévoir une transmission, d'office ou par les parties, au Conseil constitutionnel de façon à combler cette lacune.

Pour résumer, les questions importantes sont celles portant sur les circonstances de droit ou de fait, le caractère prioritaire de la question de constitutionnalité et les délais. Ce sont trois conditions essentielles pour la réussite de la réforme.

Dans les circonstances actuelles, la motivation doit être favorisée à tous les stades, indépendamment de la teneur de la réponse.

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