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Intervention de Francis Delpérée

Réunion du 23 juin 2009 à 9h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la république

Francis Delpérée, vice-président du Sénat de Belgique, professeur de droit constitutionnel à l'Université Catholique de Louvain :

Je remercie l'Assemblée nationale et sa commission des Lois de bien vouloir accueillir un sénateur venu d'un pays voisin et ami, et, surtout, un professeur d'université qui a rédigé sa thèse ici à Paris, voilà quarante ans, sous la direction d'un éminent publiciste, Marcel Waline, membre du Conseil constitutionnel, ce qui nous amène tout droit à notre débat.

La pratique belge depuis 1984, soit depuis vingt-cinq ans, de la justice constitutionnelle et de la technique de la question préjudicielle, s'apparente, dans une large mesure, à celle de la question de constitutionnalité qu'instaure la loi constitutionnelle française de 2008. Le système est cependant différent dans la mesure où ni la Constitution ni la loi belge n'organisent un système de filtre par l'intermédiaire de la Cour de cassation ou du Conseil d'État. En Belgique, le juge de paix, le tribunal d'instance ou encore un juge administratif peut saisir directement la Cour constitutionnelle à l'occasion d'un litige.

En d'autres termes, le droit belge connaît le juge a quo et le juge ad quem – la Cour constitutionnelle –, tandis que le droit français, s'il connaît également le juge a quo et le juge ad quem, instaure, entre les deux, un troisième juge dans la procédure de vérification de la constitutionnalité des lois. C'est plus compliqué, mais peut-être est-ce plus efficace.

À ce propos, permettez-moi de vous faire part de ma surprise à la lecture de l'alinéa 14 de l'article 1er du projet de loi organique sur le Conseil constitutionnel et relatif à l'article 23-2 de l'ordonnance : « La juridiction doit, en tout état de cause, lorsqu'elle est saisie de moyens contestant, de façon analogue, la conformité de la disposition à la Constitution et aux engagements internationaux de la France, se prononcer en premier lieu sur la question de la constitutionnalité … » A mon avis, ce n'est pas le juge du fond qui se prononce sur la question de constitutionnalité, mais le Conseil constitutionnel. Le juge du fond se prononce sur la question de savoir s'il est utile de poser la question de constitutionnalité, par l'intermédiaire de la Cour de cassation et du Conseil d'État.

J'en viens aux cinq questions générales que vous avez bien voulu me poser.

Concernant la réforme qui a été introduite en 2003 en Belgique, j'ai rappelé que la procédure de la question préjudicielle avait été introduite dans la Constitution dès 1980 et que la Cour constitutionnelle, appelée originellement Cour d'arbitrage, avait été installée en 1984. Elle a rendu ses premiers arrêts en 1985. Dès ce moment, le mécanisme de la question préjudicielle a été mis en oeuvre. Aujourd'hui, plus de la moitié des recours – près de 60 % – qui aboutissent à la Cour constitutionnelle interviennent par le biais de la question préjudicielle

La loi spéciale du 12 avril 2003 ne modifie pas de manière radicale la procédure de la question préjudicielle telle qu'elle était initialement prévue. Elle corrige simplement, sur des points particuliers, la procédure en cours. L'obligation de saisir la Cour demeure le principe pour le juge judiciaire ou administratif. Mais plusieurs aménagements ont été apportés sur des points particuliers. Nous nous sommes notamment rendus compte qu'il fallait établir des exceptions, dans le cadre des procédures caractérisées par l'urgence. S'il y a urgence, en particulier en matière répressive, le juge est dispensé de poser une question préjudicielle, sauf s'il existe un doute sérieux sur la constitutionnalité de la norme en cause.

Enfin, les Chambres législatives sont actuellement saisies de propositions visant à modifier la loi spéciale. Ces modifications s'inscrivent toutes dans une perspective précise : celle de l'harmonisation ou de l'articulation des contrôles de constitutionnalité et des contrôles de conventionnalité.

S'agissant du périmètre de la question de constitutionnalité et de la possibilité d'invoquer une « incompétence négative » du législateur à l'appui d'une question de constitutionnalité, tout dépend de ce que l'on entend par cette dernière formule.

Soit il s'agit de l'omission législative, à la portugaise : le législateur n'a pas statué dans un domaine particulier, et son silence pourrait prêter à critique au regard de la constitutionnalité. Il me semble, en qualité de parlementaire et de juriste, que la formulation même de l'article 61-1 de la Constitution exclut cette hypothèse. Le particulier doit en effet soutenir devant une juridiction qu'une disposition législative porte atteinte « positivement » à un droit ou à une liberté que la Constitution garantit. Si les auteurs de la Constitution avaient voulu que soit sanctionnée l'omission du législateur, il aurait fallu formuler autrement le texte de l'article 61-1 en écrivant, par exemple, que : « s'il est soutenu devant une juridiction qu'une disposition législative ne s'inscrit pas dans le respect des droits et libertés que la Constitution garantit... ». Porter atteinte, c'est attaquer, c'est violer. La notion d'atteinte a un aspect « interventionniste ».

Soit il s'agit du traitement différencié, mais en réalité discriminatoire, à la belge. Imaginez une loi qui règle le statut des agents des musées nationaux, mais qui ne précise pas celui des agents des musées municipaux. Le législateur ne devait-il pas traiter de la même manière des personnes qui remplissent des fonctions identiques ? La Cour constitutionnelle de Belgique examine ce genre de questions tous les jours. Il s'agit d'un contrôle d'égalité – ou de non-discrimination.

Comme le faisait remarquer M. Sauvé, le principe d'égalité – ou de non-discrimination – sera certainement le premier principe constitutionnel à être évoqué. Il permettra de passer au crible toutes les lois de la République.

En Belgique, le contrôle de constitutionnalité très limité n'a empêché personne d'introduire des recours devant la Cour constitutionnelle, ni les juridictions de poser des questions préjudicielles à ce sujet sur ce seul critère de l'égalité.

La question de la priorité entre le contrôle de constitutionnalité et le contrôle de conventionnalité est sans doute la plus importante, compte tenu des développements actuels du droit belge.

À titre d'information, le Sénat de Belgique a voté, il y a un an, une loi spéciale – vous parleriez de « loi organique » – réformant la procédure devant la Cour constitutionnelle. Le projet a été transmis à la Chambre des Représentants qui l'a amendé, non sur le fond mais sur la forme. La Commission des réformes institutionnelles du Sénat l'a examiné jeudi dernier et a marqué son accord sur les amendements proposés par la première Chambre. Je viens de rédiger le rapport sur cette nouvelle loi. Le texte devrait être adopté au Sénat jeudi prochain, et publié au Journal officiel dans les premiers jours du mois de juillet. Je le tiens à votre disposition. Vous pourrez constater que nous ne sommes pas très loin des préoccupations exprimées dans le projet qui est soumis à votre délibération.

Le Parlement belge organise, sans conteste, un droit de priorité pour les analyses de constitutionnalité par rapport aux analyses de conventionnalité. Pourquoi obliger le juge à poser une question de constitutionnalité plutôt que d'exercer proprio motu le contrôle de conventionnalité ? J'ai essayé de l'expliquer lors du cinquantième anniversaire du Conseil constitutionnel, en novembre dernier : sans cet ordre de priorité, le juge du fond risquerait de se trouver devant un dilemme.

Un jour le justiciable lui demandera de lire l'article 55 de la Constitution et de pratiquer lui-même le contrôle de conventionnalité, en s'alignant sur la jurisprudence de Luxembourg ou de Strasbourg, sans tenir compte de la Déclaration de 1798, ni du Préambule, ni des textes constitutionnels, ni de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Le lendemain, le même justiciable lui conseillera plutôt de lire l'article 61-1 de la Constitution et de demander au Conseil constitutionnel, par l'intermédiaire du Conseil d'État ou de la Cour de cassation, de pratiquer le contrôle de constitutionnalité, en s'alignant sur Paris et en ignorant superbement Luxembourg et Strasbourg.

Qui dit que, le surlendemain, le même justiciable ne lui suggérera pas de pratiquer une lecture combinée des articles 55 et 61-1 de la Constitution, et qu'il ne l'invitera pas à une interprétation syncrétique des jurisprudences de Luxembourg, de Strasbourg et de Paris ?

De manière plus subtile, le juge peut être tenté, après avoir décelé un problème de constitutionnalité, de se dispenser de suivre la procédure – il ne saisit pas le Conseil d'État ou la Cour de cassation, il ne s'adresse pas, par leur intermédiaire, au Conseil constitutionnel – et décider de trouver, dans la jurisprudence internationale, toutes les réponses aux questions de constitutionnalité qu'il se posait.

Autrement dit, il faut éviter de donner des échappatoires au juge judiciaire ou au juge administratif. C'est la raison pour laquelle je me suis permis de dire qu'il convenait d'installer des poteaux indicateurs, et même des signaux de priorité sur les routes de France et d'Europe, en invitant le justiciable, et le juge auquel il s'adresse, à emprunter la voie constitutionnelle avant la voie conventionnelle. Le texte belge disposera que « la juridiction est tenue de poser "d'abord " à la Cour constitutionnelle la question préjudicielle sur la compatibilité avec la disposition du titre II » relatif aux droits et libertés. Le texte dont vous êtes saisi ne fait qu'utiliser d'autres mots.

Par ailleurs, lorsqu'une disposition législative suscite à la fois une question de constitutionnalité et une question de contrariété au droit communautaire, comment peut se régler la priorité entre ces deux questions ? Le problème est d'autant plus important que, dans ses développements prévisibles, le droit européen ne manque pas de se référer aux dispositions de la Convention européenne des droits de l'homme, et qu'il contient une Charte des droits fondamentaux dont les dispositions recoupent sur des points essentiels les dispositions de nos textes constitutionnels.

Je vous livrerai ici trois éléments de réflexion à l'origine du droit belge, de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle et de la jurisprudence du Conseil d'État de Belgique.

Premièrement, la loi qui sera adoptée dans deux jours à Bruxelles mentionnait, dans sa version originelle, l'hypothèse du concours de deux questions, l'une de constitutionnalité, l'autre de conventionnalité. Le Conseil d'État a fait remarquer que la notion de « conventionnalité » ou de « droit conventionnel » était peut-être trop restrictive, en tout cas ambiguë, et qu'elle ne permettait pas de traiter de toutes les questions du droit européen. On pouvait notamment se demander si le droit dérivé était concerné.

Pour répondre à cette remarque du Conseil d'État, le texte a été amendé, et il fait désormais référence aux dispositions « de droit européen ou de droit international ». Voilà qui est clair et cohérent. La Belgique n'est pas suspecte, juridiquement, d'anti-européanisme – je vous renvoie à l'arrêt Le Ski qui date déjà de 1971 et qui affirme la primauté du droit communautaire sur le droit national. Mais elle entend instaurer des règles de procédure aux fins d'ordonner de la meilleure façon qui soit le débat judiciaire. Le droit européen n'a pas un statut particulier par rapport aux autres dispositions de droit international.

Deuxièmement, la Cour constitutionnelle de Belgique pratique volontiers ce qu'elle appelle la méthode « du tout indissociable » ou « de l'ensemble indissociable ». Elle ne vérifie pas la conformité des lois avec les dispositions du droit européen ou du droit international. Mais si un requérant ou un juge invoque devant elle la violation d'une disposition de droit constitutionnel, relative, par exemple, à la liberté d'expression, et, en même temps, la violation d'une disposition de la Convention européenne ou d'un pacte onusien sur le même sujet, la Cour prend en compte globalement l'ensemble de ces dispositions.

Elle utilise ce que j'ai appelé un mélangeur ou un mixer, en y mettant les dispositions de la Constitution, de la Convention, des pactes onusiens, créant une sorte de droit constitutionnel autonome et hybride de la liberté d'expression, avec tels principes et telles exceptions, ce qui ne sert pas la cause de la sécurité juridique. Je ne suis pas un adepte de la méthode du mélangeur, mais je reconnais qu'elle permet de résorber des conflits qui pourraient naître des différences d'appréciation portées sur le plan constitutionnel ou sur le plan conventionnel.

Je tire ma troisième réflexion de la jurisprudence du Conseil d'État de Belgique – et plus spécialement de ses chambres consultatives. Dans son avis du 3 mars 2009, celui-ci a soulevé le problème suivant : est-ce que l'ordre de priorité que nous voulons établir sur le plan national est acceptable d'un point de vue communautaire ? La CJCE ne risque-t-elle pas de condamner ce système au motif qu'il ne respecte pas la primauté du droit communautaire ?

Je me séparerai un peu du point de vue de M. Sauvé. Ce n'est pas pour moi une question de primauté, mais une question de priorité dans l'examen des procédures et des questions posées devant un juge.

En tant que juge, si l'une des parties au procès a développé devant moi des moyens de fond et l'autre un moyen d'irrecevabilité, je vais d'abord examiner la question de la recevabilité. Cela ne signifie pas que les questions de recevabilité sont plus importantes que les questions de fond.

En tant maintenant que juge administratif, si l'un des requérants fait valoir plusieurs moyens dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir – les uns de forme, les autres de fond – je connais, d'abord, des premiers, ensuite des seconds. Cela ne signifie pas que le vice de forme est plus important que le détournement de pouvoir.

En tant, à présent, que juge constitutionnel, si l'une des parties au procès constitutionnel invoque des moyens tirés de la violation de ses droits fondamentaux et soutient aussi que le législateur n'était pas compétent pour intervenir dans un domaine de compétences régionales, la Cour donne la priorité à l'examen des moyens tirés de la violation des règles de compétence. Cela ne signifie pas que les questions touchant aux droits fondamentaux sont secondaires.

Nous sommes ici devant ce que j'appellerai des règles de « méthodologie juridictionnelle ». Le législateur national a le droit d'établir de telles règles pour autant, bien entendu, qu'il n'exclue pas toute forme de contrôle au regard du droit européen. Me permettra-t-on d'utiliser cette image ? Sur la route encombrée des contrôles juridictionnels, le législateur a le droit d'instaurer des panneaux indicateurs, des signaux de priorité, des sens giratoires, voire des itinéraires obligés.

En d'autres termes, et comme l'exprime bien la loi belge, il y a lieu « d'abord » d'examiner les problèmes de constitutionnalité, et « ensuite » les questions de conformité avec les dispositions du droit européen. C'est un contrôle en deux temps qui est organisé. Ce n'est pas un contrôle exclusif qui est aménagé au profit du juge constitutionnel.

Cela nous ramène à la jurisprudence Simmenthal évoquée précédemment. Un tel système en deux temps ne porte-t-il pas préjudice au pouvoir des juges nationaux en les privant d'une saisine préjudicielle directe de la Cour de justice des communautés européennes sur la base de l'article 234 du traité instituant la Communauté européenne ? Est-il compatible avec la jurisprudence Simmenthal qui condamne toute disposition d'un ordre juridique national (...) qui aurait pour effet de diminuer l'efficacité du droit communautaire ? L'arrêt en question dispose que l'efficacité du droit communautaire se trouverait menacée si l'existence d'un recours obligatoire devant la Cour constitutionnelle pouvait empêcher le juge national saisi d'un litige régi par le droit communautaire d'exercer la faculté que lui confère l'article 234 du traité de soumettre à la Cour de justice les questions portant sur l'interprétation et l'applicabilité du droit communautaire, afin de lui permettre de juger si une règle nationale est ou non compatible avec celui-ci.

Comme l'a relevé le Conseil d'État belge dans son avis du 3 mars 2009, rendu en assemblée plénière, « dès lors que les États maintiennent (...) la compétence de leurs juridictions de contrôler la conformité des règles de droit national au droit communautaire, la jurisprudence exposée ci-avant » – c'est-à-dire la jurisprudence Simmenthal – « ne semble pas leur interdire, non seulement de maintenir un contrôle de constitutionnalité, mais, en outre d'organiser un ordre d'examen des questions qui se posent au juge saisi spécialement de l'objet en commençant par l'examen de la compatibilité constitutionnelle de la règle nationale ».

Dans ce contexte, la formule retenue à l'alinéa 14 de l'article 1er du projet de loi organique – « sous réserve, le cas échéant, des exigences résultant de l'article 88-1 de la Constitution » – me paraît problématique. Pourquoi ne pas préférer au terme « sous réserve » l'expression « sans préjudice » de l'article 88-1 ? Pourquoi « le cas échéant » qui est une locution floue ? Le terme « exigences » n'est-il pas trop fort ? La rédaction de cet alinéa me semble devoir être reconsidérée pour ne pas laisser penser que c'est le juge du fond qui se prononce sur les questions de constitutionnalité.

Concernant, enfin, la motivation des décisions de renvoi au Conseil constitutionnel et la reformulation des termes de la question, le renvoi, en droit belge, doit être motivé aux fins de définir aussi précisément que possible la saisine du juge constitutionnel et de faire apparaître de manière aussi claire que possible les questions de constitutionnalité soulevées. La loi spéciale du 6 janvier 1989 donne donc au juge constitutionnel la faculté de reformuler la question posée. Il arrive que le juge constitutionnel interroge le juge de renvoi sur tel ou tel point, par exemple, si une question préjudicielle qui lui a été soumise n'est pas tranchée au moment où la loi sur laquelle elle porte est modifiée par le Parlement.

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