a remis au Président Didier Migaud un exemplaire du rapport qu'elle venait de remettre au Premier ministre, quarante-cinq minutes auparavant. Elle a indiqué que ce rapport répondait à la plupart des questions que venait de soulever le Président Migaud et précisé qu'il ne s'agissait pas d'un rapport d'enquête puisque son objet n'est pas d'établir les responsabilités de tel ou tel acteur, opérateur ou mandataire social. Son objet est de répondre à quatre questions : quelle est la chronologie exacte des faits ? Est-ce que les mécanismes d'information requis par les textes ont bien été observés ? Pourquoi les contrôles internes n'ont-ils pas permis de déceler les abus constatés ? Que préconiser pour pallier ces insuffisances ?
On parle ici de la Société Générale, troisième établissement bancaire français, employant en 2007 à peu près 130 000 salariés en France et dans un certain nombre d'autres pays. Elle compte plus de 20 millions de clients dans le monde, dont 9 millions en France. Elle a une activité de banque de détail, de services financiers, de banque de financement et d'investissement et de gestion d'actifs pour le compte de tiers. Il faut préciser que l'activité qui a donné lieu aux abus allégués est l'activité de banque de financement et d'investissement, ce qui correspond à peu près à 32 % du produit de la Société Générale.
L'ensemble de ce rapport est fondé sur des informations communiquées par le président de la Commission bancaire, des informations du président de l'Autorité des marchés financiers et de son secrétaire général et sur la base de notes d'observations et d'informations diffusées par la Société Générale, dont l'une, datée du 27 janvier, concerne le mécanisme adopté par le courtier pour réaliser les opérations qui ont mené à constater une perte de 4,9 milliards d'euros.
Les opérations fictives auraient commencé de manière extrêmement faible en 2005. Encore marginales en 2006, elles auraient pris de l'ampleur pendant l'année 2007. L'opérateur en cause avait une activité d'arbitragiste sur dérivés actions – qui consiste à gérer en parallèle deux portefeuilles de taille et de composition proches, l'un devant couvrir l'autre. Il aurait pris des positions directionnelles non autorisées sur des contrats à terme sur indices actions européens, couvertes par des opérations fictives, qui masquaient l'augmentation de la position et du risque nets de la banque. Il aurait procédé en répétant le schéma suivant : saisie d'une opération couvrant la position réelle ; annulation de cette opération fictive avant qu'elle ne soit détectée du fait d'un contrôle, qu'elle ne donne lieu à confirmation ou à appel de marge, puis saisie immédiate d'une nouvelle opération. Il aurait ainsi effectué une gestion très active de ses portefeuilles, tout en cherchant à masquer les gains et les pertes.
Comment ces opérations non autorisées ont-elles été dévoilées ?
Le vendredi 18 janvier, une opération anormalement élevée avec un courtier, mise à jour par le middle-office dans les jours précédents, apparaît suffisamment douteuse pour que la hiérarchie directe de l'opérateur concerné puis la direction de la banque soient prévenues ; une équipe de vérification interne est constituée en fin de soirée.
Le samedi 19 janvier, après interrogation de l'opérateur et vérification auprès de l'établissement désigné par l'opérateur comme sa contrepartie, la direction aurait obtenu confirmation du caractère fictif de nombreuses opérations liées au portefeuille dudit opérateur.
Le dimanche 20 janvier en début d'après-midi, l'ampleur de l'exposition est identifiée. À la suite de cela, le président du conseil d'administration de la Société Générale informe de la situation le comité des comptes, déjà convoqué ce jour-là pour examiner l'estimation des résultats 2007 ; il lui indique son intention de déboucler la position le plus rapidement possible ainsi que de reporter toute communication sur cette situation et les résultats de la banque jusqu'à l'aboutissement du débouclage ; il prévient en parallèle le gouverneur de la Banque de France, président de la commission bancaire ; il prévient le secrétaire général de l'Autorité des marchés financiers.
Du lundi 21 janvier au matin au mercredi 23 janvier, la position réelle existante est débouclée sur les différents marchés, essentiellement EUREX et LIFFE ; durant cette période, des échanges suivis ont lieu entre la Société Générale, la Banque de France, le secrétariat général de la commission bancaire et l'AMF.
Le mardi 22 janvier, deux représentants du secrétariat général de la commission bancaire s'entretiennent avec des représentants de la Société Générale pour obtenir des explications sur les opérations en cause et les dysfonctionnements qui les auraient permis, pour être informés du rythme de cession de la position – alors de 50 milliards d'euros – et évoquer l'augmentation de capital envisagée par la banque.
Le mercredi 23 janvier à huit heures, Mme le ministre de l'économie est mise au courant de la situation par M. Daniel Bouton ; le même jour, après clôture de la position, le conseil d'administration est à nouveau convoqué pour être informé de la situation et de ses conséquences ; enfin la Banque de France informe la FED, la Banque centrale européenne puis les superviseurs des pays d'accueil européens des implantations de la Société Générale.
Le jeudi 24 janvier à huit heures, après avoir demandé la suspension de son cours de bourse, la Société Générale communique publiquement sur la perte de 4,9 milliards d'euros sur activités de marché ; elle informe également sur l'ensemble des résultats 2007 estimés ; enfin, elle annonce une augmentation de capital de 5,5 milliards d'euros bénéficiant d'une prise ferme, c'est-à-dire sécurisée, de J. P. Morgan et Morgan Stanley, qui lui permettrait de porter son ratio de solvabilité « tiers 1 » à 8.
Le vendredi 25 janvier, une équipe de la commission bancaire débute une inspection à la Société Générale.
Le lundi 28 janvier, le secrétaire général de l'AMF décide d'ouvrir une enquête.
Tel est le déroulé des faits, durant ces dix jours qui ont fait l'objet, d'abord d'une très stricte confidentialité avec un cercle d'informés particulièrement étroit, ensuite d'une divulgation publique à partir du jeudi matin.
Certains ont avancé que les condition du débouclage de la position auraient pu conduire à une aggravation de la situation des marchés, voire causer la baisse des marchés observée le lundi 21, date à laquelle le débouclage a commencé.
Il faut se souvenir que le vendredi après-midi, heure de Washington, le Président Bush annonçait son plan de soutien à l'économie américaine d'à peu près 150 milliards de dollars ; qu'une monoline était déclassée le même jour, entraînant un lourd climat de suspicion sur les activités de réassurance de crédits, qui sont déterminantes pour soutenir les activités de crédit. Dans la foulée, le lundi matin, les marchés asiatiques ouvraient dans des conditions de baisse notables : de 4 à 5,5 %.
Les opérations de débouclage menées par la Société Générale ce jour-là n'ont absolument pas concerné les marchés asiatiques, puisqu'il s'agissait de positions sur indices européens. Ces opérations ont été menées presque exclusivement sur l'EUREX et sur le LIFFE – marché allemand et marché anglais.
Par ailleurs, l'AMF a obtenu de l'EUREX et du LIFFE la confirmation, dans le cadre des demandes d'information qu'elle a diligentées depuis, que les opérations de débouclage avaient été menées de manière très professionnelle.
En conclusion, on ne peut pas affirmer que les opérations de débouclage de la Société Générale ont causé la baisse des marchés européens, même s'il est évident qu'elles ont eu un impact baissier, comme toute opération de cession.
La Société Générale a-t-elle respecté la réglementation boursière et la réglementation bancaire dans le comportement qu'elle a décidé d'adopter au moment où elle a eu connaissance de la situation, en particulier lorsqu'elle a décidé, tandis qu'elle détenait une information privilégiée, de ne pas informer le marché ?
Les règles européennes, reprises par le droit français – il s'agit de la directive 20036CE du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2003 et de l'article 223-2 du règlement général de l'Autorité des marchés financiers – imposent à tout émetteur de « porter dès que possible à la connaissance du public toute information privilégiée ». Toutefois, « l'émetteur peut, sous sa propre responsabilité, différer la publication d'une information privilégiée », dès lors qu'il réunit les trois conditions suivantes : l'omission doit être justifiée par l'objectif de ne pas porter atteinte à ses intérêts légitimes, notamment « en cas de danger grave et imminent menaçant la viabilité financière de l'émetteur » ; l'omission ne doit pas être susceptible d'induire le public en erreur ; l'émetteur doit être en mesure d'assurer la confidentialité de l'information privilégiée ».
C'est très certainement sur la base de ces dispositions et de cette autorisation d'omission de divulgation d'une information privilégiée que la Société Générale, consciente de ce que l'effet d'annonce pourrait provoquer sur le marché le lundi matin, s'est déterminée. Elle a dû se dire qu'en dévoilant sa position, à savoir 50 milliards d'exposition et la nécessité d'un débouclage, elle faisait courir un risque à l'établissement et à la place ; dans ces conditions, elle a conservé l'information et monté une opération visant à augmenter son capital de 5,5 milliards d'euros pour restaurer son ratio de liquidité et conforter sa position.
Elle en informe néanmoins, comme elle doit le faire, le président de la commission bancaire et le président de l'Autorité de marché, et reçoit l'accord de ce dernier de ne pas divulguer l'information pour les raisons indiquées précédemment.
Pourquoi, dans ces conditions, les autorités gouvernementales n'ont-elles pas été informées en même temps que le président de l'Autorité de marché et que le président de la commission bancaire ? La Société Générale répondra sur cette question. La nécessité de la confidentialité de l'information privilégiée peut constituer une des raisons pour lesquelles ses dirigeants n'ont pas souhaité informer le directeur du Trésor, le ministre ou le Premier ministre. Il faudra, en concertation avec l'AMF et la commission bancaire, travailler sur le périmètre précis, étroit et particulièrement limité, des interlocuteurs qui doivent être informés au niveau gouvernemental. Dans toute société cotée, il existe une liste des deux, trois ou quatre personnes habilitées à recevoir une information privilégiée. Une telle procédure n'existe pas en l'espèce.
Néanmoins, entre l'Autorité des marchés financiers, le gouverneur de la Banque de France également président de la commission bancaire et la banque objet de la crise, il faut reconnaître que la coopération, la coordination et la concertation ont fonctionné de manière exemplaire. On ne peut que se féliciter du climat qui a prévalu pendant cette période de stricte confidentialité, jusqu'à mercredi matin.
S'agissant du contrôle interne, il est très clair qu'un certain nombre de contrôles internes n'ont pas fonctionné comme ils l'auraient dû ; d'autres, qui ont fonctionné comme ils le devaient, n'ont pas été suivis d'effets de manière déterminante et efficace.
Le rapport précise les éléments de contrôle interne susceptibles d'avoir été déterminants. D'autres établissements, français ou étrangers, pourraient s'en inspirer.
– surveillance des encours nominaux des opérateurs, par opposition à la surveillance des positions nettes ;
– suivi des flux de trésorerie ; appels et versements de marges, dépôts de garantie, résultats réalisés ;
– exploitation approfondie des demandes d'information qu'aurait adressées à la banque la chambre de compensation EUREX en novembre 2007 ;
– suivi des annulations et modifications de transactions provenant d'un seul opérateur. Le fait qu'un seul opérateur fasse l'objet de remarques régulières ou soit à l'origine de plusieurs incidents doit attirer l'attention ;
– confirmation des opérations avec l'ensemble des contreparties, internes et externes ; respect de la « muraille de Chine » entre le back-office, le middle-office, et le front-office. En l'occurrence, l'opérateur concerné avait travaillé longtemps en middle-office et en back-office ;
– sécurité des systèmes informatiques et protection des codes d'accès ;
– enfin, surveillance des comportements atypiques –un individu qui prend très peu de vacances, ou qui est présent au sein de l'établissement à des périodes critiques –.
La commission bancaire a pour mission d'effectuer des missions de contrôle sur l'ensemble des établissements. Entre 2006 et 2007, elle a effectué 17 contrôles à la Société Générale. Cela ne signifie pas qu'elle soit allée dix-sept fois dans la salle des marchés. En mars 2007, elle a adressé une lettre de cadrage à la Société Générale ainsi qu'une lettre de suite pour lui demander d'améliorer un certain nombre de contrôles. Cette dernière concernait, en particulier, les dérivés structurés actions et faisait des recommandations de portée générale visant l'ensemble des instruments financiers, notamment les futures, et pas seulement les forwards.
Après avoir découvert les positions de l'opérateur, dès le lundi 21 janvier, la Société Générale a lancé des contrôles supplémentaires et mis en place un certain nombre de mécanismes de contrôle interne approfondis.
S'agissant des préconisations qui devront être mises en oeuvre le plus rapidement possible, il paraît tout d'abord souhaitable que la commission bancaire, qui connaît les meilleures pratiques des établissements, les porte au plus vite à la connaissance de l'ensemble des établissements afin qu'ils s'en emparent et qu'ils les mettent en oeuvre.
Mme le ministre a par ailleurs décidé de convoquer les présidents de tous les comités d'audit, afin qu'eux-mêmes se saisissent des préconisations du rapport et qu'ils prennent mieux conscience des risques existants non pas tant sur les marchés qu'en matière opérationnelle, notamment des risques de fraude.
Elle va également demander au comité de Bâle et au comité européen des régulateurs bancaires de mettre en oeuvre ces préconisations selon les moyens les plus appropriés, notamment dans le cadre de Bâle II.
Elle demandera aussi à l'Autorité des marchés financiers et bancaires de travailler sur la définition de ceux qui, au sein du Gouvernement, doivent être informés, ainsi que sur les conditions et les délais de cette information.
Une modification législative, dont Mme le ministre espère qu'elle pourra figurer dans le projet de loi de modernisation de l'économie, devra également intervenir afin de renforcer les pouvoirs de sanction de la commission bancaire, dont le plafond actuel de 5 millions d'euros ne paraît pas suffisant au regard de l'exposition des banques et des risques qui y sont liés.
Le Président Didier Migaud a jugé fort utile que Mme le ministre soit venue présenter à la commission des finances les conclusions du rapport qu'elle a remis au Premier ministre, même si les membres de cette commission sont bien conscients qu'en l'état du dossier, il n'est pas encore possible de répondre à toutes les questions.
Les précisions qui ont été apportées sur les conditions du débouclage permettent de considérer qu'il y a eu une certaine réactivité afin d'éviter des risques encore plus grands. Cela étant, ce qu'a dit le ministre quant à la période qui a précédé est très inquiétant. Le rapport établit en effet qu'un certain nombre d'informations ont été données à la banque bien avant que la situation ne se soit sensiblement aggravée. Or certaines opérations fictives auraient commencé en 2005 et les montants concernés auraient commencé à être importants dès le début de 2007.
Quand on apprend qu'il y a eu des contrôles internes et dix-sept contrôles de la commission bancaire, on se dit qu'il s'agit moins de la muraille de Chine que de la ligne Maginot, d'autant que certains banquiers laissent entendre que la même chose pourrait se produire demain…
La commission souhaite comprendre ce qui s'est passé, pouvoir identifier les défaillances dans les contrôles internes comme dans les contrôles externes. Elle auditionnera d'ailleurs dès demain le président de la commission bancaire. La question des moyens consacrés aux contrôles externes est pour le moins posée d'autant que, si le ministre a évoqué la possibilité de renforcer les sanctions, ce qui semblerait utile, encore faut-il que la commission bancaire dispose des moyens d'identifier les défaillances et les fraudes.
La lenteur de la réaction par rapport à des comportements signalés laisse la porte ouverte à bien des interprétations. On a ainsi pu dire que, dans certaines situations, la hiérarchie informée peut laisser faire tant que cela rapporte de l'argent à la banque.
Pour sa part, le législateur doit réagir rapidement mais sans précipitation, car s'il édicte des règles pouvant être contournées aussi facilement que celles qui existent, il n'aura guère fait avancer le dossier.
Il est essentiel d'engager simultanément le travail au plan français, européen et mondial. Une coordination est indispensable, encore faut-il que les structures de coordination soient efficaces. Là aussi, des progrès sont à faire.
À l'évidence, un travail important devra être accompli pour éviter qu'une telle situation ne se reproduise. La question des contrôles internes et externes, de leur efficacité, de la capacité à les évaluer en permanence, est essentielle.
Outre les moyens, on peut également s'interroger sur les compétences. La personne en cause était passée par un certain nombre de services et avait acquis sur le terrain une expérience que les contrôleurs de la commission bancaire n'ont pas obligatoirement. Peut-être conviendrait-il également de compléter la formation de ceux qui sont spécialisés dans les opérations de contrôle.
La commission et le ministre auront sans doute l'occasion de revenir ultérieurement sur ces questions qui sont lourdes de conséquences, non seulement parce que c'est la situation d'une grande banque française qui est en cause, mais aussi parce que tout ceci a forcément des implications pour le budget de l'État.