J'ai toujours un immense bonheur à vous écouter, Monsieur le ministre. Permettez-moi cependant quelques interrogations.
Le Conseil constitutionnel, vous l'avez rappelé, a fondé sa décision relative à l'article 4 de la loi de 2005 sur le partage des compétences entre le Parlement et le Gouvernement, tel qu'il est défini par les articles 34 et 37 de la Constitution. Mais la raison pour laquelle ce texte a été déféré au Conseil était d'une autre nature : la contestation portait sur le contenu. La technique juridique est donc une chose, mais elle ne fait pas tout. Il faut se demander pourquoi l'on peut être amené à voter une loi sur ces sujets. Le Parlement n'est pas sourd aux interrogations qui traversent la société. Au demeurant, s'il faut s'incliner devant le partage entre domaine législatif et domaine réglementaire, l'on aimerait aussi que le pouvoir exécutif cesse de vampiriser le pouvoir législatif.
Vous avez dit par ailleurs que l'esclavage constituait un fil rouge dans l'histoire de l'humanité. Mais l'esclavage tel qu'il se pratiquait dans l'Antiquité, celui qui a donné lieu par exemple à la révolte de Spartacus, était-il fondé sur le rapt ? Il ne me semble pas qu'on puisse le comparer sans nuances à un système organisé par des États, qui sont allés jusqu'à se doter du sinistre Code noir.
Je suis toujours surprise quand on met sur le même plan l'article 2 de la loi de 2001 et l'article 4 de la loi de 2005. L'un demandait d'enseigner les bienfaits de la présence française outre-mer, l'autre dit qu'il faut introduire dans les programmes scolaires l'histoire de la traite et de l'esclavage et encourager la recherche : la différence d'approche me semble considérable.
Vous avez dit aussi que ceux qui pratiquaient l'esclavage le faisaient avec une parfaite bonne conscience, mais la contestation est apparue avant même le siècle des Lumières, qui fut fécond, vous le savez mieux que personne, en récits et engagements d'une grande profondeur de réflexion. Des voix se sont élevées pour dire qu'il s'agissait d'un « crime de lèse-humanité », d'un crime contre l'homme, donc, même si le concept de crime contre l'humanité n'a été établi que pour le tribunal de Nuremberg. C'est un « attentat contre la dignité humaine », a dit Victor Schoelcher en 1848. L'abbé Grégoire a parlé de « crime », Proudhon de « meurtre ». La bonne conscience des négriers n'était partagée ni par les grands esprits, ni par les petites gens, comme en témoigne le cahier de doléances des villageois de Champagney. À la même époque, 13 % de la population masculine d'Angleterre, d'Écosse et du Pays de Galles ont signé des pétitions contre l'esclavage. La pétition de Birmingham, en 1792, dit bien que « la traite est un commerce contraire à notre expérience commune de l'humanité ».
Je voudrais faire valoir aussi, avec mille précautions, que le concept de crime contre l'humanité a été établi après la Shoah. Que le concept soit postérieur aux faits n'empêche donc pas de s'interroger sur la qualification des faits.
Il faut, j'y reviens, comprendre pourquoi l'on parle de ces sujets, pourquoi en 2001, l'on a voulu voter une loi disant qu'il fallait enseigner l'histoire de la traite et de l'esclavage et promouvoir la recherche dans ce domaine. J'ai le plus grand respect pour les historiens, mais force est de constater que certains thèmes ne font pas l'objet d'enseignements ou de travaux. Dire qu'il faut enseigner ce qui s'est passé, ce n'est pas dire comment il faut l'enseigner : cela fait toute la différence avec la loi de 2005. En ce qui concerne l'esclavage et le commerce triangulaire, il ne s'agit pas de la mémoire d'un groupe de personnes, mais bien d'une histoire qui a profondément bouleversé le monde, dans tous les domaines – économie, philosophie, rivalités entre puissances européennes, frontières africaines ou démographie des Amériques.