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Intervention de Paul Thibaud

Réunion du 10 juin 2008 à 16h00
Mission d’information sur les questions mémorielles

Paul Thibaud :

Il n'empêche que, dans bon nombre de ses interventions, Dieudonné dénonce la sanctuarisation de la Shoah. C'est aussi ce que son public ressent. Cette attitude perpétue les querelles entre catégories, qui ne peuvent que déchirer la communauté civile, nourrissant au plan national la haine de soi, qui est tout à fait perceptible dans ce pays. Si on veut une mémoire partagée, elle passe par le désenclavement des mémoires particulières.

Il ne suffit pas de dire que les lois mémorielles sont mauvaises, il faut une politique de mémoire. À défaut de légiférer sur des sujets qui concernent non pas des actes, mais des opinions, les politiques doivent s'appuyer sur des informations et des jugements qui concernent le passé, pour envisager un avenir. Ils doivent constamment les réinterpréter.

La distinction introduite par Ricoeur entre devoir de mémoire et travail de mémoire est importante. Il récusait le devoir de mémoire pour inciter les gens à ne pas rester crispés sur la situation initiale comme un coquillage s'accroche à son rocher. Le travail de mémoire suppose à la fois le souvenir des faits et la distance qui nous en sépare. Les interprétations auxquelles le passé donne lieu l'intègrent à notre vie de façon créative et toujours mobile. Par exemple, la mémoire de la Première Guerre mondiale n'est pas du tout la même qu'il y a quarante ans. Elle a été considérée successivement comme la défense du droit, la première étape d'une guerre de Trente ans, puis un grand massacre. À tort ou à raison, mais tel est le travail de mémoire. Le souvenir se transforme ; les hommes politiques ont quelque chose à dire car ils participent à cette réinterprétation, comme tout le monde. Tout le monde ressasse le passé, porte des jugements sur tel ou tel épisode et l'intègre à sa vision du monde.

Il faut rendre plus exacte et plus exigeante la présence en nous du passé national.

Les historiens ont aussi un rôle à jouer, mais ils ne décident pas de tout. Ils apportent par leur travail des bribes de réponse aux inquiétudes de leurs contemporains. Ils réinterrogent le passé, en l'envisageant sous un angle différent.

Quel est le rôle des députés ? Beaucoup ont répondu qu'il fallait voter des résolutions, au lieu de lois mémorielles. Ce serait mieux. Mais, si le Parlement avait ce pouvoir, il faudrait aussi s'en méfier parce que les résolutions risquent d'être autant de réponses à des demandes particulières. Ce particularisme m'inquiète tout autant que le caractère légal de la réponse. Comment les députés pourraient-ils résister aux demandes pressantes de groupes minoritaires qui demandent avec passion la reconnaissance d'une souffrance à laquelle, à tort ou à raison, ils s'identifient ? C'est en puisant dans votre déontologie et votre expérience politique que vous pourrez répondre. Ce type de résolution risque de se multiplier.

Si le Gouvernement avait le droit de suspendre le vote de telle ou telle résolution, on serait ramené au cas précédent. Une résolution autorisée par le Gouvernement aurait le même effet jurisprudentiel qu'une loi déclarative. On tourne en rond.

Il faudrait plutôt élargir la réflexion sur un point important, abordé par la loi Taubira : les programmes scolaires. Là-dessus, les politiques ont un rôle à jouer. Les programmes scolaires ne sont pas uniquement affaire de spécialistes. Ils répondent à une nécessité qu'Hannah Arendt a très bien exprimée dans son célèbre texte sur l'éducation : « prendre la responsabilité du monde devant les générations qui viennent ». Il faut leur donner les clefs de l'univers dans lequel nous les mettons. C'est notre devoir le plus strict.

Quels sont les éléments essentiels d'intelligibilité du monde à notre époque ? À mon avis, c'est aux politiques de les désigner. À eux ensuite de passer la main aux historiens. Dans cette perspective, quels doivent être les programmes scolaires ? Il faut surtout les élargir. Avec la mondialisation, on ne peut pas enseigner l'histoire de France comme on l'enseignait du temps où la France était une île ! Nous avons désormais besoin de connaître le point de vue des peuples étrangers sur tel ou tel événement. Quand j'étais élève, on m'expliquait que l'alliance de revers entre François Ier et le Grand Turc, contre Charles Quint, était du vrai travail ! Ensuite, j'ai rencontré des Hongrois qui pensaient différemment parce qu'ils en avaient vu les conséquences. Je ne dis pas que François Ier avait tort et les Hongrois raison. Mais l'histoire est ainsi faite. À un moment donné, François Ier a jugé qu'il était plus important de combattre l'empire de Charles Quint que d'avoir une politique de chrétienté. Il faut permettre d'accéder à une intelligibilité du monde qui comporte plusieurs facettes. Si l'on veut comprendre l'Europe de l'Est, il faut savoir que, sur la question du Grand Turc, nous sommes profondément divisés. Les mémoires sectorielles vont à l'opposé de cet élargissement indispensable de notre horizon. Il faut élargir notre mémoire, et non la rétrécir. Céder à des lobbies mémoriaux serait catastrophique.

En ce qui concerne la colonisation, puisque c'est de cela qu'il s'agit, Pierre Vidal-Naquet, connu pour son anticolonialisme, a écrit dans le Monde que la colonisation n'était pas sans qualités – je pourrai vous donner les références précises – en tant qu'étape de l'unification du monde. Cela ne signifie pas qu'elle s'est déroulée dans la courtoisie et la bonté. Mais comprendre la colonisation, c'est comprendre le jeu des forces et des civilisations qui est, après le reflux de la décolonisation, à l'origine de la mondialisation. Il est très important d'avoir une vision de la colonisation à cause de la mondialisation, qui en est en quelque sorte la suite. Il faut s'ouvrir l'esprit non seulement dans l'espace, mais aussi dans le temps.

Autre question, non moins importante, celle du christianisme. Si le christianisme est en crise, il faut évidemment s'interroger sur ses origines, pour comprendre sa fin éventuelle en Europe, aussi mécréant soit-on. On est obligé, devant cet événement considérable qu'est la crise présente du christianisme, de s'interroger. Les bons et braves laïcs qui veulent l'ignorer font comme si le christianisme était tout-puissant et les assiégeait. Or ce n'est pas vrai. Il faut s'élargir l'esprit et répondre aux demandes particulières par une proposition plus générale.

Dernier point que je voudrais aborder : la Shoah. En réalité, derrière la loi Gayssot, qui a tout déclenché, se profile la reconnaissance tardive de la Shoah. Là aussi, il faut se demander pourquoi. Les guerres anti-hitlériennes, ont été, en gros, des guerres patriotiques. Les opposants à Hitler en Europe s'appelaient Churchill, de Gaulle, Sikorski. Autant de leaders nationaux. Ce sont les nations européennes qui ont combattu le nazisme. Ce fait a masqué le caractère proprement antisémite de ce régime. C'est un problème considérable. Que la mémoire de la Shoah soit remontée, c'est une chose dont il n'y a pas à s'étonner, encore moins à s'indigner, mais elle s'est manifestée en disant qu'il n'y avait pas eu de pire souffrance. Je pense que c'est tout à fait contestable. Les Ukrainiens morts de faim, les Arméniens poussés en troupeaux dans le désert pour y mourir, c'est l'équivalent des Juifs de Transylvanie débarqués à Auschwitz pour aller directement à la chambre à gaz. Qui d'entre nous aurait le courage de dire qu'une situation est pire qu'une autre ? Le classement des victimes est un exercice obscène. La Shoah n'a pas été seulement une horreur, elle a été perpétrée par un régime qui entendait nier, et même détruire, le code moral essentiel de l'humanité. Le racisme, l'éloge de la force – les forts qui ont tous les droits sur les faibles – , c'est toute cette antimorale nazie qui a été emblématisée par la Shoah. Il faudrait maintenant comprendre que, depuis 1945, toute notre histoire – la Déclaration universelle des droits de l'homme, la prépondérance du droit, probablement excessive, sur la politique – est une réaction de toute l'humanité « civilisée », comme on dit, contre la Shoah.

Il faudrait, en ce qui nous concerne, nous Français, abolir la loi Gayssot, mais pour la remplacer par quelque chose, par exemple une déclaration des présidents de groupes de l'Assemblée nationale et du Sénat reconnaissant que la mémoire de la Shoah est l'événement sur lequel repose le socle moral de la politique de l'humanité que nous voulons mener : la paix perpétuelle en Europe, la lutte contre les excès de tout genre, la limitation du politique. Il faudrait le dire une bonne fois pour toutes, parce que c'est vrai.

Que faire avec la mémoire ? Se constituer un corpus commun de valeurs, pour continuer à avancer. Les lois mémorielles sont inutiles mais une réflexion sur ce que l'on doit enseigner aux nouveaux arrivants est nécessaire.

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