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Intervention de Jean-Denis Bredin

Réunion du 10 juin 2008 à 16h00
Mission d’information sur les questions mémorielles

Jean-Denis Bredin :

Je tiens tout d'abord à préciser que, si je me suis intéressé à l'histoire comme beaucoup, je ne suis pas un historien de métier et n'ai d'ailleurs pas signé les pétitions qui ont circulé récemment chez les historiens contre les lois mémorielles.

Lorsque j'ai commencé à étudier l'affaire Dreyfus, j'ai eu la chance de travailler avec la fille d'Alfred Dreyfus, qui était encore en vie. J'ai ensuite travaillé sur l'abbé Sieyès, sur Necker, ou encore sur Charlotte Corday. J'ai également été professeur de droit pendant vingt ans, avocat pendant plus de vingt ans. Cela suffit-il à faire un juriste ? Je n'en sais rien…

Je commencerai mon propos en insistant sur la méfiance qu'il faut entretenir à l'égard du droit. Le doyen Carbonnier, notamment, en a bien décrit les maladies dans son livre Droit et Passion du droit : l'inflation du droit, maladie nouvelle, ne nous laisse pas de répit et la multiplication des lois peut conduire à une certaine indifférence à la loi. Néanmoins, il faut convenir que l'attente des citoyens en matière législative est plus vive qu'elle ne l'était autrefois.

Notre société est également en proie à une passion « victimologique ». Tout tend à devenir pénal. Mon droit devient la mesure du droit. Garapon et Salas, entre autres auteurs, ont étudié le rôle médiatique du procès pénal et ont évoqué à ce sujet la « République pénalisée », le « temps des victimes », la « plainte infinie des victimes qui alimente sans cesse le besoin de punir ». Dans un volume de mélanges offerts à un de mes collègues universitaires, je me suis amusé à mettre en scène le procès de la liberté, où comparaissent deux témoins à charge : la vérité et la sécurité.

J'en viens maintenant à la question des lois, de l'histoire et de la mémoire.

L'expression « devoir de mémoire » est équivoque car le mot « devoir » peut revêtir de nombreux sens différents. Le livre bouleversant de Primo Levi, Le Devoir de mémoire, explore ce qu'est la mémoire mais n'assigne pas au mot « devoir » un sens étymologique.

Par ailleurs, nous avons quelque raison de nous montrer prudents sur l'histoire officielle. Peu avant sa mort, René Rémond a écrit de beaux textes sur le droit de dire l'histoire, sur l'instrumentalisation du passé, sur le rite incantatoire d'une histoire officielle. Pierre Nora et d'autres personnalités ont déjà exposé à la mission d'information le danger de ces histoires officielles que plusieurs Présidents de la République avaient eux-mêmes dénoncées.

Il faut se garder de transformer la mémoire en histoire. Les deux notions doivent être bien distinguées. La mémoire, c'est la vie, qui est portée par des groupes en évolution permanente ; l'histoire, elle, appartient à tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l'universel. Malgré cela, tout le monde peut s'intituler historien – c'est un peu une maladie française ! – dès lors qu'il a touché à l'histoire.

La mémoire a pour objectif la fidélité, l'histoire a pour objectif la vérité, écrivait François Bédarida. Nous avons tous connu, dans nos études, des mémoires détournées. Ainsi la mémoire qu'enseignait Barrès au moment de l'affaire Dreyfus se réduisait-elle à un cimetière : la nation, affirmait-il dans un texte au demeurant assez beau, c'est « la possession en commun d'un antique cimetière ». Je pourrais aussi évoquer les travaux d'Arno Meyer, de Tzvetan Todorov et de beaucoup d'autres. Le culte de la mémoire, qui peut se transformer en frénésie, doit se distinguer du souci de l'histoire.

À cet égard, la question de la commémoration est une des difficultés que rencontre le Parlement. Mona Ozouf, qui a écrit d'excellents textes sur ce sujet, a remarqué notamment que le choix des événements pour la commémoration de la révolution de 1789 est arbitraire mais qu'il se veut heureux. Il s'agit de sélectionner des faits qui peuvent être agréables : les États généraux, le serment du Jeu de paume, le 14 juillet – même si cette date aurait pu poser un petit problème –, la nuit du 4 août. Cependant, à partir de 1793, la commémoration devient plus incertaine et même disparaît. Pour reprendre la comparaison de Mona Ozouf, la commémoration ressemble à l'éloge funèbre, qui n'évoque de la personne que ce qu'elle avait de bien, pas ce qu'elle avait de mauvais. En cherchant à chasser les ombres de l'histoire, elle en reprend, non pas les mots, mais la stratégie.

L'histoire elle-même n'est pas sans difficultés et sans contradictions. Il existe presque autant d'histoires de la Révolution que d'historiens et d'écrivains qui ont travaillé sur ce sujet. François Furet a bien analysé ce fait dans Penser la révolution française. L'histoire d'Albert Soboul fait de la Révolution une suite de révolutions successives. Pour Tocqueville, la Révolution française n'est que l'explosion locale d'idées universelles que la révolution intellectuelle des Lumières portait en elle. Avec un certain pessimisme, Edgar Quinet considère que les Jacobins refont la royauté et note l'adoration des Français pour le pouvoir absolu : c'est l'habitude séculaire de la servitude qui explique que les Français aient voulu réinventer un pouvoir absolu. Aux yeux de Mme de Staël, l'Ancien Régime et la Révolution ne sont pas foncièrement différents : de Louis XIV à Louis XVI, un véritable modèle de gouvernement arbitraire s'est développé, dit-elle, et seul Necker, s'il avait joué le rôle historique qu'il aurait dû jouer, aurait pu contrecarrer cette évolution ; si, dans cette période, la tyrannie ne s'est pas installée, c'est que les moyens manquaient pour l'établir, mais la mentalité était la même ; toutes les vanités sociales, dit encore Mme de Staël, réapparaissent sous Bonaparte, cortège du despotisme que la France attendait.

Que de commémorations et de lois mémorielles avons-nous évitées, tant notre histoire comporte de pages sombres ! Sans doute les Réformés pourraient-ils demander la commémoration du massacre de la Saint-Barthélemy. Il semble en revanche inenvisageable d'évoquer une commémoration des massacres de septembre 1793. La loi Couthon du 10 juin 1794 a supprimé tout recours aux avocats, au motif que les coupables n'y ont pas droit et les innocents n'en ont pas besoin, et tout recours aux témoins : la Terreur se plaçait ainsi au-dessus de toute justice. Faudra-t-il un jour commémorer d'une manière ou d'une autre le génocide vendéen, qui a fait 100 000 morts sur une population de 600 000 ou 700 000 habitants ? J'ai aussi été amené à me pencher sur la répression que Fouché conduisit à Lyon. Il fit détruire de nombreuses maisons et tuer 4 000 à 5 000 personnes « seulement », alors qu'une loi de la Convention disposait que « la ville sera détruite ». Cela ne l'empêchera pas de devenir ministre de la police et d'être fait duc d'Otrante.

De ces pages terribles, nous devons retenir que l'histoire de France n'est pas une histoire simple. Même un auteur aussi complet et aussi impartial en apparence qu'Ernest Lavisse parle très peu, par exemple, des mutineries de 1917. Sans doute s'agit-il de peu de chose à l'échelle de l'histoire de notre pays, mais il faut savoir que le gouvernement avait décidé que les exécutions auraient lieu dans les vingt-quatre heures suivant la décision judiciaire, de manière à ce qu'on ne risque pas de se voir apporter la preuve que l'on s'était trompé... Cela donna lieu à de nombreuses fusillades mais aussi, après la guerre, à quantité de révisions qui établirent que l'on avait exécuté des soldats en mission dont on avait cru qu'ils étaient des traîtres.

En matière de lois mémorielles, il convient donc d'être prudent. L'histoire française est fort compliquée et la loi, non plus que la justice, ne peut redresser l'histoire. Paul Ricoeur, auteur notamment de La mémoire, l'histoire, l'oubli, disait fermement que l'histoire est une permanente réécriture et que la loi ne peut pas dominer l'écriture de l'histoire : le jugement judiciaire n'est pas le jugement historique. Georges Duby, quant à lui, estimait que l'enseignement de l'histoire est une école de la critique raisonnable, ou encore une école de la raison et de l'intelligence du citoyen majeur. Voilà ce que peut être l'histoire, voilà ce qu'elle n'a pas toujours été. Il ne faut pas qu'elle soit gênée par des lois qui lui imposeraient un chemin. Cela dit, toutes les lois mémorielles ne font pas cela. La loi Gayssot, par exemple, n'empêche pas les écrivains d'écrire. Nous devons toutefois nous souvenir que notre histoire est dure, acharnée, et que nous ne réussissons guère à nous défaire d'une certaine tendance au parti pris.

M. Guy Geoffroy, Vice-président, remplace M. Bernard Accoyer à la Présidence.

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