Il n'y a pas eu d'enquête de cette envergure depuis l'an 2000. Il en ressortait en effet qu'une femme sur dix était victime de violences physiques et sexuelles mais aussi psychologiques - je classerai à part les violences verbales. Cette proportion est d'autant plus considérable que l'on ne parle là que des femmes vivant en couple. De plus, la proportion de femmes victimes d'un cumul de violences – physiques, sexuelles et psychologiques – est de quelque 3%. Sur le plan statistique, c'est énorme, l'extrapolation à la population générale en fait prendre conscience. J'ajoute que les violences psychologiques ne sont pas moins graves que les coups, et que les femmes battues sont forcément victimes de cette autre forme de violence. L'important est de prendre la mesure des dégâts causés par le contrôle permanent, la pression psychologique incessante imposés à des femmes qui, aussi longtemps que leur conjoint n'en vient pas aux coups, n'ont pas toujours conscience de l'anormalité de ce qui leur est infligé, s'en jugent bien souvent responsables, et culpabilisent.
En 2000, les résultats de l'Enveff ont eu un fort impact, car la presse a décrit comme il le fallait les mécanismes et les conséquences des violences faites aux femmes. Puis, l'opinion publique s'est quelque peu endormie, jusqu'à la mort de Marie Trintignant, en 2003. Alors, les violences conjugales ont à nouveau fait la une des journaux, mais on a surtout parlé des décès sous les coups. Certes, 150 femmes meurent chaque année en France tuées par leur conjoint et ce chiffre est catastrophique, particulièrement si on le rapporte à ce qui se passe dans d'autres pays, mais je suis contre cette approche limitative. Focaliser l'attention sur les crimes de sang ne permet pas de prendre en compte l'ampleur du phénomène - le fait qu'un million de femmes vivent chaque jour dans la violence infligée par leurs conjoints.
En 2000, on en était au degré zéro pour la sensibilisation à ces questions. Depuis, des efforts manifestes de formation des médecins, des policiers et des gendarmes ont eu lieu, mais les moyens ne suffisent pas à former tous ceux qui devraient l'être, dans les services du ministère de la justice par exemple. Des progrès réels ont été accomplis, mais l'évolution est malheureusement assez lente, comme si la volonté d'agir n'avait pas été entièrement mise en oeuvre. Je le répète, chaque décès d'une femme sous les coups de son conjoint n'est qu'un très faible indicateur de l'étendue d'un phénomène que l'on cerne désormais, sans progresser pour autant.
En effet, une enquête récente menée auprès de très jeunes adolescentes – des élèves de la sixième à la troisième - a mis en évidence une proportion de violences extrêmement élevée. C'est très troublant, et très dur à supporter. Les stéréotypes masculins et féminins ne sont pas très marqués, mais le taux de violences déclarées est très élevé. Les indicateurs chiffrés permettant de mesurer l'évolution en ce domaine ne sont pas très nombreux. Certes, la place des femmes dans la société française n'est plus ce qu'elle était au XIXème siècle. Mais, alors que je pensais, optimiste, lorsque j'ai engagé ces recherches, que l'égalisation des droits des hommes et des femmes entraînerait l'éradication des violences faites aux femmes, mes illusions s'envolent. De plus, s'il est à présent admis, avec quelques réserves, que la violence conjugale existe dans tous les milieux, on sait aussi que le chômage est un facteur aggravant. La proportion de violences conjugales s'accroît quand la femme est au chômage, elle augmente quand l'homme est au chômage, et d'un cran supplémentaire si les deux membres du couple sont chômeurs. Le lien entre violence à l'encontre des femmes et relégation sociale est patent. On peut donc penser que, puisque la crise va s'approfondir, les femmes vont subir encore davantage de violences.
Je me garderai d'oublier la « violence de rue », une forme de harcèlement très répandue, qui tend, par des sarcasmes à connotation sexuelle, à empêcher les femmes de circuler librement. Ce type de violence à l'encontre des femmes prend aussi de l'ampleur, bien davantage que les crimes de sang, en diminution constante depuis des siècles et qui sont souvent perpétrés par des proches. Il est assez décourageant de constater, au travers des réponses faites par les jeunes filles à nos enquêtes les plus récentes, que l'évolution est faible et que la violence conjugale n'est qu'une des formes de violence auxquelles les femmes sont soumises.
Ainsi, le harcèlement sexuel au travail est toujours fort. De plus, une femme victime de violences conjugales subira plus souvent qu'un autre harcèlement au travail et violence de rue, car la vulnérabilité crée la vulnérabilité. Pour éviter que ne se cumulent différentes sortes de violences, il faut commencer par lutter contre la violence intrafamiliale.
À ce sujet, l'Enveff a montré que les femmes âgées de 18 à 59 ans sont peu victimes de violences intrafamiliales, hormis celles de leur conjoint, car elles ont rompu avec leur famille. Mais il ressort d'une enquête récente que le taux de violences intra-familiales à l'égard des jeunes filles est très élevé – et encore faut-il savoir que l'on a distingué violences graves et violences « moins graves », en bref que l'on n'a pas tenu compte des gifles mais plutôt des tabassages.
S'agissant de la mesure de l'évolution de la situation, on sait que l'Observatoire national de la délinquance conduit des enquêtes de victimation, mais comme elles portent peu sur les atteintes aux personnes, les chiffres qui en ressortent ne mesurent qu'une partie des violences conjugales. Selon ces enquêtes, les violences observées sont deux fois moins nombreuses que dans l'enquête Enveff. De plus, tout dépend de la manière dont les questions sont posées. Ces enquêtes de victimationqui permettent de mesurer des évolutions annuelles n'ont pas pour finalité de cerner les violences conjugales dans leur complexité ; elles mesurent des agressions et ne donnent qu'une image réduite du phénomène des violences conjugales, d'autant plus qu'elles ne peuvent cerner les violences psychologiques. Par ailleurs, il faut noter que dans toutes les enquêtes portant sur la population générale, les exclus sont très peu interrogés, ce qui fausse les réponses. Or, leur nombre augmentant, l'écart avec la réalité augmente aussi. Il en résulte que toute une partie des violences n'est pas cernée. À cela se cumulent d'autres formes de violences, dont la mise au chômage. Or, comme je l'ai indiqué, le chômage croissant ne fera qu'aggraver les violences conjugales.
Je signale que les enquêtes - analogues à l'enquête Enveff - menées en 1992-93 en Polynésie et à l'Île de la Réunion ont donné des résultats très différents. Les taux étaient si élevés en Polynésie, que les résultats de l'enquête n'ont pas été publiés dans le Territoire. Les jeunes femmes étaient particulièrement victimes de violences conjugales et de violences familiales, elles l'étaient d'autant plus qu'elles vivaient, en couple, sur le même terrain que leur famille ou celle de leur conjoint. Ce phénomène se retrouve à La Réunion, mais les taux de violences y sont beaucoup moins élevés. Le problème spécifique aux îles est que les femmes n'ont aucun moyen de fuir… Pourtant, en cas de violence extrême, les femmes ont besoin d'aide et de protection. La difficulté est grandement aggravée par l'absence d'autonomie économique, fréquente dans les départements et territoires où la moitié de la population est au chômage.
Les femmes tuées par leur conjoint sont le plus souvent celles qui ont voulu s'en séparer ; très souvent, elles sont assassinées après la séparation. Toutes les tranches d'âge sont touchées mais, en proportion plus importante, les femmes de la tranche d'âge 45-60 ans. Statistiquement, il apparaît que c'est lorsqu'une femme a subi pendant des années le contrôle, le dénigrement et les coups de son conjoint et qu'elle décide de partir que l'homme violent la tue, car il ne supporte pas d'en perdre le contrôle. Qu'on ne se leurre pas, il ne s'agit ni de passion ni de jalousie. Ce qui n'est pas admis, c'est l'autonomie des femmes. On observe d'ailleurs qu'au travail, les femmes les plus souvent harcelées sont les femmes seules, divorcées ou célibataires. Il est manifeste que, dans les esprits, une femme doit vivre en couple. J'ajoute que si le concubinage ne pose aucun problème à Paris, il n'en est pas encore de même en province (Mme Catherine Quéré proteste.). Je vous assure, Madame, que la tolérance à ce sujet est plus grande à Paris qu'en province, maintenant encore. La société continue de refuser l'autonomie de la femme.
On constate d'ailleurs que dans les pays tels, par exemple, le Mexique et la Russie (pour lesquels on dispose d'enquêtes sur le sujet) où les femmes sont moins libres qu'en France, celles qui sont le plus souvent victimes de violences, sont les femmes les plus indépendantes. Il y a une résistance masculine à l'autonomie des femmes, au point qu'en Allemagne et en Amérique du Nord, des mouvements d'hommes se sont créés, qui se sentent spoliés car leurs privilèges s'atténuent… Il faut tenir compte de ce phénomène lorsqu'on s'emploie à résorber la violence conjugale. Cela étant, rien ne sert de présenter tous les hommes comme des dominateurs et des violeurs. Il ne faut pas non plus nier que certains hommes sont eux-mêmes victimes de violences conjugales de la part de conjointes dominatrices et perverses, mais la proportion d'hommes victimes de leur femme est mineure au regard du nombre de femmes concernées. Par ailleurs, il faut garder à l'esprit que les hommes subissent beaucoup plus de violences que les femmes dans la sphère publique, en général.
J'en viens à la violence sexuelle au sein des couples. Il y a dix ans, lorsque nous évoquions le viol conjugal, on nous riait au nez et j'ai le souvenir précis d'un commissaire de police m'expliquant que cela n'existait pas. Pourtant, cela existe bel et bien, mais le viol conjugal continue de n'être pas vraiment admis. Je ne parle pas de relations sexuelles acceptées « pour faire plaisir » à l'autre, mais de rapports imposés par la force, le chantage affectif ou la menace. Dans leurs témoignages, les femmes concernées ne peuvent pas décrire ces viols, mais elles en sont profondément ébranlées. Permettez-moi de souligner à ce sujet qu'un texte de loi, aussi bon soit-il, ne suffit pas : encore faut-il que ceux qui sont chargés d'enregistrer les plaintes soient conscients que le viol conjugal existe, et qu'ils écoutent ce qu'on leur dit. Ce n'est pas le cas partout. De grands progrès ont eu lieu dans certains départements, mais dans d'autres, c'est le désert. Je le sais, car après avoir évoqué le sujet dans certaines émissions télévisées régionales, j'ai reçu chez moi des appels téléphoniques de femmes de ces régions m'expliquant qu'elles subissaient des viols et violences et qu'elles ne savaient vers qui se diriger pour obtenir de l'aide et un accueil. Dans certaines régions très privilégiées, des accueils ont été instaurés mais, assurément, tout ne va pas bien partout.
Je me rappelle aussi des échanges assez tendus avec certains procureurs au sujet des violences psychologiques. À ce sujet, on est complètement démuni, et un commissaire — très sensibilisé à ces questions et faisant partie du comité de pilotage Enveff — m'a demandé, et se demandait, comment enregistrer les violences psychologiques, puisqu'il s'agit uniquement de déclarations, sans que des preuves puissent être apportées de la réalité de ce qui est dit.
On a empilé les lois. Soit, mais si les moyens de protéger le conjoint victime de violences n'existent pas, ces textes ne servent à rien. Des moyens doivent être dégagés pour protéger réellement les femmes car, quand un meurtre est commis, c'est le plus souvent qu'une femme victime de violences conjugales a porté plainte contre son conjoint et que sa plainte n'a pas été suffisamment prise en considération. La solution consiste à sensibiliser au phénomène, sans le dramatiser en mettant l'accent uniquement sur les meurtres, mais en insistant sur la violence commise au quotidien. Je sais que cela n'est pas facile, et je conçois que cela ne soit pas très porteur sur le plan politique…