Monsieur le président, je souscris avec enthousiasme à votre proposition de rendez-vous qui permettront d'instaurer entre nous une relation de confiance et de revenir sur les sujets que nous n'aurons pas eu le temps de traiter à fond ce matin.
Un premier groupe de questions porte sur les secteurs de la grande distribution, du BTP et des filières agricoles, puis viennent diverses questions sur les moyens, sur les relations à l'échelon européen et international, sur l'argent des amendes, sur les moyens de l'Autorité et sur ses relations avec la DGCCRF.
La grande distribution restera pour la future Autorité un secteur prioritaire. Le message exprimé par le Parlement à cet égard lors de l'adoption de la LME a été entendu et le sera encore. Ce secteur est prioritaire car, en France, la grande distribution est exceptionnellement concentrée, les quatre grands groupes de ce secteur représentant plus de 60 % du marché tandis que le maxi-discount ne compte dans notre pays que pour 13 % ou 14 % du marché, contre 40 % environ en Belgique ou en Allemagne. Ceux qui souffrent le plus sont les Français qui ont le moins de pouvoir d'achat et le moins de possibilités de faire jouer la concurrence par les prix, car le secteur est trop concentré et la législation a été trop protectrice des grands groupes déjà installés, au détriment des nouveaux formats et des nouveaux concepts. Avec la loi sur l'équipement commercial, développer une nouvelle forme de commerce susceptible de concurrencer les grandes surfaces suppose aujourd'hui de déposer devant 40 commissions départementales d'équipement commercial 40 dossiers dont les modalités et les délais de traitement sont inconnus, ce qui décourage la concurrence par l'innovation des concepts et la concurrence par les prix.
Nous appliquerons bien évidemment la possibilité que vous nous avez donnée d'adresser à un groupe de distribution, en cas de persistance d'un abus de position dominante dans une zone de chalandise, une injonction structurelle de céder des surfaces commerciales à la concurrence afin de réanimer la concurrence par les prix dans cette zone. Cela suppose, bien entendu, que nous disposions de dossiers convaincants qui nous permettent de franchir le standard de preuve que vous avez fixé : l'existence d'une position dominante sur la zone de chalandise, l'existence d'un abus d'éviction ou d'exploitation et la persistance de cet abus malgré une décision de condamnation. La seule solution est alors de redistribuer les cartes pour réanimer la concurrence avec l'arrivée de nouvelles entreprises. Ce nouvel outil est capital et nous l'utiliserons chaque fois que nous serons saisis de dossiers convaincants. Il faut que les acteurs de la grande distribution le comprennent.
Pour ce qui concerne la concentration, il se peut que nous ayons été trop bienveillants dans le passé, peut-être parce que nous étions trop sensibles à un modèle de champion national qui exportait avec succès son modèle à l'étranger. Cependant, lorsque le Conseil de la concurrence a été saisi par le ministre de l'économie de la concentration Carrefour-Promodès, nous avons étudié pour chaque zone de chalandise les conséquences en termes de parts de marché et avons recommandé des cessions de magasins là où les parts de marché nous paraissaient excessives. Nous n'avons été suivis qu'en partie et il n'est donc pas étonnant que nous en payions le prix. Le fait que le contrôle des concentrations soit transféré à l'autorité indépendante permettra peut-être aussi de prendre des décisions impartiales, qui exigent de la distance, de l'indépendance et de la fermeté.
Monsieur Jacob, vous avez évoqué à juste titre les accords de gamme, mais la réponse aux problèmes qui se posent dans la grande distribution passe plus souvent par les structures que par les comportements, car ces derniers dérivent eux aussi d'une excessive concentration. Condamner par essence les accords de gamme ne me semble pas être la bonne solution. En revanche, il convient de sanctionner de tels accords lorsqu'ils visent à évincer les concurrents des linéaires des supermarchés. C'est ce que nous avons fait à propos du roquefort en sanctionnant producteurs et distributeurs qui, par des accords de gamme excessifs, étaient parvenus à faire sortir des linéaires les autres fromages bleus à pâte persillée qui concurrençaient certains roqueforts. Ce type d'accords de gamme discriminatoires visant à saturer les capacités forcément limitées des linéaires pour exclure des produits concurrents doit être condamné.
Le BTP reste lui aussi un secteur prioritaire. Je tiens à saluer le courage dont a fait preuve le Conseil de la concurrence lorsqu'il a sanctionné à hauteur de plus de 500 millions d'euros l'entente entre les trois opérateurs mobiles, mais il a aussi fallu du courage pour sanctionner les majors du BTP dans l'affaire des lycées d'Île-de-France et dans celle des marchés d'Île-de-France. Nous l'avons fait malgré la prescription qu'avait laissé acquérir le juge pénal et nous nous sommes saisis d'office, sans attendre de l'être par des collectivités locales ou par des victimes. Nous avons pris l'initiative d'ouvrir ces cas et de les traiter en toute indépendance et jusqu'au bout. Peut-être n'avons-nous pas, dans le passé, imposé de sanctions assez dissuasives pour éviter la répétition de ces ententes. Cela tient sans doute au fait qu'avant la réforme introduite par la loi NRE, la loi limitait la sanction à 5 % du chiffre d'affaires national de la société en cause : il suffisait de faire porter le marché public par une filiale aux dimensions limitées pour atteindre le plafond de la sanction. En portant celle-ci à 10 % du chiffre d'affaires du groupe mondial auquel appartient la société, la loi NRE permet une assiette beaucoup plus dissuasive du calcul de la sanction. Je puis vous assurer que les groupes de BTP l'ont compris.
Cependant, la sanction n'est pas la seule solution. Il importe d'établir une relation avec vous, qui concevez souvent des appels d'offres en tant que maîtres d'ouvrage, notamment au niveau local, afin que vous puissiez mieux prendre en compte la dimension concurrentielle dans la conception même de ces appels d'offres. Ceux qui sont lancés aujourd'hui au niveau local me semblent donner trop largement aux entreprises la possibilité de se grouper sans nécessité technique ou économique pour éliminer la concurrence par les prix.
Les PPP sont un sujet de préoccupation, mais nous n'avons pas été saisis de la réforme des marchés publics qui les a introduits. Peut-être aurions-nous pu dire à cet égard des choses intéressantes.
Pour ce qui concerne la filière agricole, il faut, comme cela a été dit, être pragmatique. En la matière, la réponse dépend aussi de la possibilité qui sera donnée aux producteurs de se regrouper. Là encore, en effet, il existe un déséquilibre entre la multitude de petits producteurs, même réunis en coopératives locales, et les centrales d'achat ou les grands groupes de distribution : c'est la bataille du pot de terre contre le pot de fer. Les producteurs agricoles doivent aussi comprendre qu'il y a une logique à se regrouper, quitte à perdre un peu d'autonomie, et que la réponse passe par l'intégration et la recherche d'une taille critique qui leur permettra de négocier plus efficacement les prix et les conditions de leurs offres à la distribution. Notre position en la matière est pragmatique : elle consiste à permettre par exemple aux producteurs réunis dans ces organisations d'échanger entre eux des informations et de s'assurer contre la volatilité excessive des cours. La seule limite est que, lorsqu'ils sont autonomes, il ne peuvent fixer ensemble les prix, car la concurrence est la possibilité pour le consommateur de bénéficier de prix fixés en toute autonomie par les producteurs.
J'en viens aux questions transversales.
Pour ce qui est tout d'abord de savoir si nous aurons les moyens de nos ambitions – c'est notamment la question posée par M. Gaubert –, je rappelle que le Conseil de la concurrence emploie aujourd'hui 130 personnes et que, malgré cet effectif relativement faible – très inférieur à ceux de l'ARCEP, du CSA ou de l'AMF, qui sont des régulateurs sectoriels –, il est devenu l'autorité la plus active au sein du réseau communautaire des vingt-sept autorités nationales. Depuis le 1er mai 2004 – et c'est un élément de réponse notamment à M. Fasquelle –, nous fonctionnons en réseau avec la Commission européenne et les 26 autres autorités nationales : chaque fois que nous appliquons le droit communautaire, nous devons informer la Commission et les autres membres du réseau, afin de pouvoir déterminer ensemble qui traitera le cas et nous aider mutuellement, notamment dans le cadre des enquêtes. Depuis cette date, la Commission européenne a ouvert 162 cas sur 970. Le Conseil de la concurrence, quant à lui, en a ouvert 159, soit pratiquement autant qu'elle et bien plus que ses homologues allemand, italien ou britannique. Malgré des moyens limités, nous avons donc été les plus actifs.
Aux termes de l'arbitrage rendu, l'Autorité recevra, grâce à la LME, le renfort de 60 emplois supplémentaires provenant en partie de la DGCCRF et destinés à traiter les enquêtes nationales et les dossiers de concentration pour lesquels la décision est transférée à l'Autorité. J'ai accepté, à titre de contribution – car, en période de crise, un effort s'impose –, que ces soixante emplois ne soient pas transférés dès le 1er janvier 2009, mais progressivement au cours de l'année, de sorte que nous disposerons, en équivalent temps plein, de quarante-huit emplois pour que la montée en charge progressive ne soit pas trop coûteuse pour les finances publiques. À la fin de l'année 2009, le total des emplois devrait atteindre cent-quatre-vingt-dix à deux cent, ce qui devrait nous permettre de faire face à nos nouvelles missions.
Quant aux amendes, leurs recettes vont au budget de l'État – c'est le cas des 630 millions d'euros correspondant au montant des sanctions prononcées en 2008 –, tout comme les amendes perçues par la Commission européenne vont au budget communautaire. Je rappelle que, depuis une réforme récente, ces amendes, qu'elles soient perçues par la Commission européenne ou par l'autorité de la concurrence, ne sont plus déductibles de l'impôt sur les sociétés. En outre, je tiens à préciser qu'elles sont réellement perçues à hauteur de 98 %. Le président en est l'ordonnateur et je veille personnellement à ce qu'elles soient payées rapidement. Ainsi, les 534 millions d'euros de l'amende infligée aux trois opérateurs de téléphonie mobile en décembre 2005 étaient dans les caisses de l'État avant Noël de cette même année, soit trois semaines après la sanction.
En matière de coordination avec les instances européennes et internationales, un bon équilibre a été trouvé avec la création du réseau communautaire, qui fonctionne de manière très satisfaisante depuis le 1er mai 2004. Les autorités partenaires se prêtent une assistance mutuelle dans les enquêtes. Nous venons aussi de sanctionner un cartel des grands pétroliers qui s'étaient entendus pour répondre à l'appel d'offres lancé pour la fourniture de kérosène à Air France à l'escale de la Réunion. Ce résultat a été possible grâce à l'assistance de notre homologue britannique, à qui nous avons demandé de procéder à des perquisitions à Londres, où se trouvent les sièges de ces sociétés pétrolières. C'est la preuve que ce système communautaire fonctionne efficacement.
D'autres ambitions existent, notamment, comme cela a été évoqué par certains d'entre vous, à l'échelon mondial. De fait, il faut plus de réciprocité. À titre personnel, j'ai toujours été favorable à ce que le traité de l'OMC comporte un chapitre consacré à la concurrence. Il n'y a pas de raison pour qu'il n'y ait pas d'intégration et d'égalité des droits des grandes puissances. Le Conseil de la concurrence ne peut cependant, à lui seul, décréter cet élément très important pour la crédibilité de l'économie de marché et la confiance qu'elle peut inspirer.
Je terminerai, monsieur Fasquelle, en évoquant la réparation demandée devant le juge judiciaire. Le droit de la concurrence doit marcher sur deux jambes : il doit dissuader par la sanction et sanctionner lorsque des abus sont constatés, mais l'argent ainsi perçu va au budget de l'État et ne sert pas à réparer le préjudice subi par la victime, qui peut être aussi bien le consommateur qu'une PME. En décembre, par exemple, nous avons imposé une amende de 575 millions d'euros à onze entreprises du secteur de l'acier qui avaient mis en place, entre 1999 et 2004, un cartel très puissant et d'une incroyable sophistication dont les victimes ont été les PME françaises des secteurs de la tôlerie, de la chaudronnerie ou du BTP qui se fournissent en tôles et produits d'acier. Il était normal de sanctionner ces entreprises pour bien faire comprendre qu'elles ont créé un dommage à l'économie. Les victimes ont cependant aussi un droit à réparation du préjudice subi. Ces PME ont surpayé l'acier et ont pu être exposées à des risques de défaillance ou de crise par les surprix imposés par des groupes puissants. Pourquoi les petits préjudices ne seraient-ils pas réparés au même titre que les gros ? L'entente des opérateurs de téléphonie mobile s'est traduite, pour le consommateur, par un préjudice de soixante euros en moyenne sur deux ans et demi, ce qui n'est pas suffisant pour justifier un procès qui serait plus coûteux. Ne pourrait-on réfléchir à une action de groupe « à la française », qui permettrait – en évitant certes les dérives américaines – de grouper les demandes de réparations pour une multitude de préjudices individuels qui, pris individuellement, ne justifient pas une action en justice ? Il s'agit là d'un élément d'équité, mais également de confiance dans l'économie de marché. Si les consommateurs ont le sentiment de n'être que les spectateurs d'une économie de marché qui ne leur apporte pas les bénéfices qu'ils sont en droit d'en attendre, quelle confiance pourront-ils faire à ce système ?