Je suis d'origine provinciale, Bordelais, et je n'ai jamais quitté le service de l'État après l'avoir choisi il y a trente ans. J'ai exercé des fonctions de juge, j'ai dirigé des institutions indépendantes, j'ai eu des responsabilités administratives dans différents ministères, notamment dans les télécommunications, où j'ai eu la chance de travailler toujours en bonne intelligence avec différents hommes d'État, de gauche comme de droite, mais sans jamais vouloir appartenir à un cabinet ministériel car je préfère être jugé sur mes compétences plutôt que sur une appartenance à un réseau. A chaque poste, j'ai essayé non seulement de gérer, mais aussi de transformer. Dans les télécoms, j'ai par exemple beaucoup travaillé aux deux réformes de 1990 et 1996 qui ont bouleversé le secteur. Au Conseil de la concurrence, j'ai largement milité pour la réforme qui a abouti à sa transformation en Autorité. Je crois à la réforme, et je crois que les serviteurs de l'État doivent toujours adapter les institutions dont ils ont la charge. Enfin, si je suis particulièrement intéressé par les questions économiques, j'ai aussi travaillé sur des sujets extrêmement divers, au Conseil d'État notamment : la façon dont les nouvelles technologies de la communication allaient bouleverser le rôle de l'État et des collectivités locales, en 2000, la modernisation de la presse quotidienne ou, en 2004, l'amélioration des études d'impact. J'ai aussi eu la chance de participer à la commission pour la libération de la croissance et de réfléchir ainsi à tous les leviers pouvant être mis en mouvement pour favoriser le dynamisme économique.
J'ai découvert le sujet de la concurrence à partir de mes fonctions dans les télécoms. J'y crois comme à un outil qui force les entreprises à la vertu et qui les conduit à délivrer aux consommateurs le meilleur en termes de produits, de prix et d'innovation. La croissance dépend de l'intensité de la concurrence, qui est un des aspects importants des politiques menées par l'État. Mais la concurrence n'est qu'un instrument, pas une fin en soi. Je me méfie de l'esprit de système dans ce domaine : nous n'avons pas à rechercher, de manière systématique, la concurrence pure et parfaite, à développer des modèles qui ont réussi ailleurs, mais à être pragmatiques. Il faut garder en tête que si la concurrence est une dimension importante, elle n'est pas la seule : il existe d'autres intérêts généraux, la solidarité, l'aménagement du territoire, la recherche et l'innovation par exemple. La concurrence pousse à la vertu économique, mais elle n'est qu'un outil parmi d'autres.
La régulation aussi, je l'ai apprise depuis le secteur des télécoms. C'est un métier difficile, en suspension entre la définition de la politique et la gestion entrepreneuriale. Je crois beaucoup à la régulation, à condition que le régulateur n'empiète sur aucun de ces deux niveaux – ni sur le politique, puisqu'il n'a pas la légitimité de faire la loi, ni sur l'activité des chefs d'entreprise, qu'il peut sanctionner, mais pas remplacer. Il est également indispensable que les régulateurs soient véritablement indépendants : une large part de la crise peut s'expliquer, aux Etats-Unis, par une trop grande proximité entre les régulateurs et les régulés. Outre cette indépendance, transparence, collégialité et responsabilité sont indispensables.
Mes priorités à la tête de l'Autorité de concurrence seraient pour une part en continuité avec celles du Conseil. La première serait ainsi de veiller à agir dans le temps économique. Le Conseil de la concurrence avait la réputation de développer des analyses sophistiquées et de prendre de bonnes décisions, mais trop lentement. J'ai donc voulu accélérer le traitement des affaires : nous sommes passés de 430 affaires en stock en 2000 à 155 fin 2007, avec dix-huit mois de traitement entre la détection d'un cas et la décision. Nous avons aussi développé le recours aux mesures conservatoires pour pouvoir éviter des dommages irréversibles aux marchés. Ce chantier devra être poursuivi. La LME nous y aidera, car le rassemblement dans les mêmes mains de l'enquête et de l'instruction permettra de gagner beaucoup de temps.
J'avais aussi voulu renforcer le rôle dissuasif du Conseil, et la loi dite « Nouvelles régulations économiques » nous avait permis de renforcer les sanctions qui sont à sa disposition. Le montant annuel des sanctions, qui tournait durant les premières années de son existence autour de 50 ou 60 millions d'euros, est donc passé à 754 millions en 2005, puis 128, 221 et enfin 630 millions en 2008. Les entreprises ont compris que nous ne faiblirions pas, qu'elles risquaient des amendes élevées en cas de pratiques anticoncurrentielles. Mais il faut parallèlement développer des outils négociés, faire preuve de pédagogie, apprendre aux entreprises à se prendre en mains. Nous avons ainsi développé de nouveaux outils, reposant sur la discussion et le partage du diagnostic, qui ont connu un grand succès.
Enfin, j'avais aussi voulu renforcer l'analyse économique car, en matière de droit de la concurrence, il faut se garder d'une approche exclusivement juridique et abstraite. Dans chaque cas, chaque stratégie d'entreprise étudiée, il faut rechercher la présence de véritables gains d'efficacité, qui pourraient être répercutés sur le consommateur, et les mettre en balance avec les risques que représente cette stratégie pour la concurrence.
D'autres chantiers devront être ouverts par la nouvelle Autorité. Le Parlement a joué un rôle central dans la conception de cette institution, mise en place en un temps record. Il a réorganisé de fond en comble le contrôle des concentrations économiques et tracé les grandes lignes d'un contrôle des pratiques anticoncurrentielles rassemblé autour d'une entité unique. Reste maintenant à faire vivre le nouveau dispositif, à tirer parti des dispositions prises et à montrer aux Français qu'une régulation intelligente de la concurrence ne consiste pas à bénir la loi de la jungle mais permet de maintenir le dynamisme économique malgré la crise. Pour cela, l'action de l'Autorité devrait s'articuler autour de trois axes : d'abord, défendre sans concession le bien-être des consommateurs, y compris les entreprises utilisatrices, dans un contexte où la tentation peut être grande de cartelliser l'économie, ce qui n'est certainement pas une bonne réponse ; ensuite, donner toutes leurs chances dans la compétition mondiale à nos entreprises, groupes mondiaux ou PME, en stimulant leur capacité à investir et à innover ; enfin, renforcer l'influence de la France sur une régulation qui s'élabore de plus en plus à l'échelon européen ou mondial, sachant que les meilleurs modèles, ceux qui savent convaincre de leur efficacité, deviennent les standards de fait.
Il y aura donc trois chantiers prioritaires. Le premier est, comme pour toutes les autorités administratives indépendantes, celui de la responsabilité. Ces institutions ont fonctionné de façon trop solitaire. On leur a donné l'indépendance sans l'obligation de rendre des comptes. C'est pourquoi j'ai été favorable à l'intervention accrue du Parlement dans la nomination du président, comme un point de départ à un dialogue plus intense qu'auparavant – favorisé par de nouveaux outils comme l'obligation pour l'Autorité de lui remettre son rapport, de répondre à toute convocation des commissions parlementaires et de dialoguer régulièrement. Le deuxième chantier est celui de la pédagogie. Je ne reviendrai pas sur les sanctions et les procédures négociées, mais j'insiste sur le fait que la LME donne la possibilité à l'Autorité de la concurrence de rendre, de sa propre initiative, des avis et recommandations publics pour améliorer le fonctionnement des marchés. Nous pouvons nous aider mutuellement, nous en tant qu'experts, vous en tant que concepteurs de la loi. L'Autorité peut apporter son expertise sur toute une série de sujets – par exemple l'équipement commercial, l'action de groupe, la privatisation des autoroutes, la filière agricole, la distribution de la presse, la vente par internet, la libéralisation du chemin de fer. Je voudrais qu'elle soit un creuset de réflexion pour éclairer la décision du législateur et l'aider à prendre en compte la dimension concurrentielle. Enfin, le troisième chantier est celui des résultats. Les autorités indépendantes doivent rendre des comptes. Toute leur légitimité repose sur leur aptitude à dégager des solutions simples, cohérentes et solides. Il faut donc, alors que le Conseil se voyait plutôt comme un juge, développer une vision plus stratégique, plus axée sur la valeur ajoutée de notre intervention. Cela ne revient certes pas à délaisser les petites affaires, mais à se centrer sur les secteurs structurants pour l'économie, tels que les télécoms bien sûr, à propos desquelles l'action du Conseil a été décisive – pour permettre la concurrence sur le haut débit par exemple – mais aussi la distribution, qui pose des problèmes spécifiques en France à cause de sa très forte concentration, la vente par internet ou des secteurs oligopolistiques, comme la banque et l'assurance aujourd'hui et peut-être demain l'énergie ou les transports. Tous ces secteurs devraient prendre une place importante dans l'activité de l'Autorité de la concurrence, aux côtés de secteurs plus traditionnels comme le BTP.